Le printemps des extrêmes
Par Claude Vaillancourt, président d'ATTAC-Québec
Rarement avons-nous connu un printemps aussi agité au Québec. Au-delà du mouvement étudiant, remarquable d'énergie et de combativité, on observe un raidissement des partis politiques au pouvoir qui menacent directement notre démocratie. Si bien que nous nous retrouvons dans une impasse, avec d'une part un peuple qui demande avec acharnement plus d'écoute et de justice, et d'autre part des chefs d'État qui se croient forts parce qu'ils sont fermés à tout dialogue.
Deux lois sont venues brutalement transformer notre paysage politique. La fameuse loi 78 brime le droit de manifester et le droit de s'associer. Son application rigide pourrait tout simplement mener à l'élimination des associations étudiantes et même étouffer le mouvement syndical à coup de poursuites et d'amendes disproportionnées. Un si net recours à des méthodes répressives est aussi un aveu d'impuissance devant une crise qui dépasse les libéraux et dont ils comprennent mal les fondements.
Au fédéral, la loi C-38 - un bloc compact de 450 pages ! - est tout aussi inacceptable et remet tout autant en question nos pratiques démocratiques, tant elle s'attaque à un modèle aux préoccupations sociales dont il ne reste pourtant déjà plus grand-chose. Ce salmigondis de réformes dans plusieurs secteurs - notamment l'environnement et l'assurance emploi - permet d'imposer de façon déloyale les réformes néolibérales les plus radicales, en évitant tout débat public.
Ces deux assauts ne sont pas de même nature et ont des conséquences différentes. Mais il en résulte une transformation majeure du rôle de l'État. Au Québec, l'opposition s'est concentrée sur la loi 78, à cause de son lien avec la très médiatisée grève étudiante. Il faut espérer que la seconde trouvera aussi ses résistants coriaces.
Le mouvement d'opposition au Québec a atteint une force et une cohésion remarquables et nous donne un grand espoir. Les cogneurs de casseroles, les manifestants nocturnes, les étudiants, ceux qui appuient le mouvement tout en restant sur leur balcon comprennent bien ce qui se passe. Jamais, me semble-t-il, les dénonciations du néolibéralisme n'ont trouvé de tels échos. Une simple augmentation des droits de scolarité a permis de démonter l'opposition entre deux visions : celle du gouvernement néolibéral basée sur le principe utilisateur-payeur pour qui l'éducation est vue comme un investissement personnel. Et celle des étudiants - et de ceux qui les appuient - qui reste basée sur les valeurs de solidarité et d'universalité qui caractérise le modèle québécois depuis plus de 40 ans.
Les flagrantes atteintes à la démocratie de la part de nos gouvernements sont le signe d'un réel désarroi. Nos dirigeants ne peuvent plus imposer leurs réformes aussi facilement. Ils perdent l'appui d'une population mieux informée et victime des effets dévastateurs des crises qui se succèdent. Incapables de se remettre en question, il ne leur reste plus que la force, la tricherie, la manipulation, les coups bas pour arriver à leurs fins.
L'avenir s'annonce tourmenté. Nous savons maintenant jusqu'où nos gouvernements sont prêts à aller pour suivre leur agenda. Leur seule stratégie devant la grogne est de dire non. Et d'espérer que tout se calme. Devant une pareille incompréhension, notre résistance est rudement mise à l'épreuve. Les étudiants du Québec nous ont donné le meilleur exemple à suivre. Souhaitons-nous beaucoup de courage.
Réhabiliter la fiscalité pour un meilleur Canada
Par Cécile Sabourin, économiste, membre du CA d'Attac-Québec
La fondation de la Coalition Canadiens pour une fiscalité équitable répond au besoin de constituer une force collective contre la structuration de l'État et de la fiscalité par et pour les riches. Réunis à Ottawa les 29 et 30 mars 2012, plus de 150 personnes ont discuté d'équité dans la collecte des taxes et impôts et l'affectation des dépenses gouvernementales. Elles ont parlé de l'offre de services publics de qualité et accessibles et de la restauration de la confiance envers un État dédié à la mise en œuvre des choix démocratiques de la population. Réhabiliter la fiscalité comme principal outil collectif de justice sociale était le thème central du Sommet.
Le présent texte retrace les grandes lignes des analyses du contexte social et économique et des propositions à mettre de l'avant pour convaincre les Canadiennes et les Canadiens qu'il est possible de construire ensemble une société plus juste, qui prend soin de ses membres.
Crise de la dette, crise financière : un bref rappel
Depuis une trentaine d'années, les possédants - le fameux 1%, voire 2 ou 3% - profitent de décisions législatives et fiscales facilitant leur enrichissement. Parallèlement les États accroissent leur endettement parce qu'ils renoncent à puiser des revenus auprès de ces mêmes riches. En baissant les impôts, en légiférant pour « faciliter » l'évitement fiscal et en fermant les yeux sur les divers types d'évasion fiscale, les états se sont privés des revenus pouvant assurer le paiement de leurs dépenses. Sans surprise, les déficits et les dettes publiques ont augmenté et les prêteurs - en gros les milieux financiers et ceux qui les représentent - n'hésitent plus à imposer des limites. En faisant pression sur les gouvernements - cotes et décotes, taux d'intérêt - ils les forcent à sabrer dans leurs dépenses plutôt qu'à ajuster leurs revenus à leurs besoins. Les contribuables des classes moyennes et inférieures sont les premiers à supporter les conséquences de décisions politiques dont on constate la courte vue. Plusieurs subissent des mesures d'austérité proposées par les détracteurs d'un état favorable à la justice sociale.
Au Canada et au Québec, une première crise budgétaire frappait au cours des années '90. Souvenons-nous des compressions du ministre des Finances Paul Martin et du déficit « zéro » de Lucien Bouchard ! Ailleurs dans le monde, le couperet frappait encore plus fort. Les pays du sud subissaient les ajustements structurels, puis les pays émergents, leurs ressources et leurs entreprises publiques furent dans la mire des financiers. Privatisation et dérèglementation deviennent alors des dogmes.
La crise financière de 2007-2008 plonge à nouveau les États dans une psychose de la dette. Les États-Unis sont dans l'obligation de sauver les « too big to fail » et s'endettent monstrueusement. L'Europe est présentement ravagée par la crise et les coûts des dettes publiques. Plutôt que de prendre les moyens de corriger les problèmes à la source et de prélever les fonds où ils se cachent - notamment dans les comptes bancaires secrets et les paradis fiscaux - des mesures d'austérité sont imposées aux pays vulnérables. La démocratie peut-elle survivre alors que des héritiers de la finance ne se cachent plus derrière, mais s'installent à la tête de pays dits démocratiques, comme la Grèce et l'Italie.
En dépit des affirmations du premier ministre Harper concernant la performance de l'économie canadienne, en 2012 le couperet tombe à nouveau sur les secteurs cruciaux que sont les communications, la culture, la protection de l'environnement et les droits démocratiques. Seuls sont épargnés des secteurs de production pollueurs qui garantissent, dit-on, la croissante souhaitée. Ces décisions s'inscrivent dans la droite ligne de l'histoire...
Il faut savoir que jamais au cours de l'histoire le gouvernement canadien, par ses législations et autres interventions, n'a ménagé ses efforts pour créer les conditions d'un capitalisme agressif et prédateur. En alliance avec les forces capitalistes anglo-saxonnes, le Canada a joué un rôle important dans la construction des paradis fiscaux dans les Caraïbes, ouvrant grande la porte à l'évasion fiscale par les multinationales, les particuliers fortunés et les mafias. Les grandes banques canadiennes sont particulièrement actives en ce domaine. Par ses législations, le Canada s'est aussi acquis une réputation comme paradis judiciaire pour les entreprises minières actives sur tous les continents (1). On estime à 52% les multinationales de ce secteur inscrites à la Bourse de Toronto. En outre, on remarque que le gouvernement Harper multiplie les politiques néoconservatrices et carrément rétrogrades et, surtout, affiche ouvertement son mépris envers la population, comme s'il était devenu acceptable de flouer ouvertement les citoyennes et citoyens de quelque origine qu'ils soient. Peut-on s'étonner que l'indignation gagne du terrain ?
La crise financière et celle des dettes publiques ne sont pas étrangères l'une à l'autre, bien au contraire. Ces crises découlant du triomphe de la finance ont été fabriquées de toutes pièces et résultent du vol de la souveraineté populaire et de la démocratie. Elles sont possibles grâce à la collusion, parfois à l'asservissement des gouvernements aux forces de la finance et se fondent sur la dégradation des conditions de travail et l'augmentation toujours croissante des inégalités au sein des populations.
Comme aucun pays n'échappe au tir des financiers, une réaction internationale émerge dans la foulée des forums sociaux avec la création du Réseau international pour la justice fiscale. Fondé il y a près de 10 ans le réseau s'est implanté dans plusieurs pays. C'est dans ce contexte qu'une Coalition Canadiens pour une fiscalité équitable voit le jour et qu'une Coalition québécoise (Réseau pour la justice fiscale/Québec) prend forme. Deux grands objectifs animeront ces réseaux canadiens et québécois, la justice fiscale et le retour de la confiance envers le politique et l'État.
Le contrat social « canadien » ou l'illusion perdue
La conjoncture de l'après-guerre était propice à l'émergence d'un contrat social « implicite », et auquel une majorité de Canadiennes, Canadiens tout comme les Québécoises et Québécois demeurent attachés. Il est cependant ébranlé par des valeurs et pratiques qui se sont infiltrées graduellement puis fortement affirmées, tel le triomphe du marché, la financiarisation de l'économie, la « cupidité » et par l'adoption de politiques économiques et fiscales à l'avenant.
Ce contrat social correspondait à une volonté collective de confier à l'état des responsabilités au regard de la protection des personnes vulnérables, de la santé, de l'éducation, des risques et accidents, de la stabilisation de l'économie et de l'emploi et plus récemment de la protection de l'environnement, etc. Une société riche comme la nôtre acceptait « apparemment » le partage des richesses, des risques et prenait parti pour des conditions de travail correctes et négociées. Or, depuis près de 30 ans, on assiste au déchiquetage morceau par morceau de ce contrat.
Plusieurs acquis sont balayés, d'autres sont menacés. L'avenir de la classe moyenne, la mobilité ascendante, la qualité de l'environnement naturel et la préservation des ressources et du territoire sont en danger parce que subordonnés à l'idéologie de la rentabilité financière et de la croissance aveugle. Un pas de géant est franchi au printemps 2012 avec l'adoption (?) par le gouvernement Harper de la Loi C-38 - la loi mammouth - qui vise rien de moins que l'appauvrissement du débat public, de la classe moyenne, et la précarisation des travailleurs moins favorisés. Dans ce contexte, l'idée que les générations futures bénéficieraient sans aucun doute de meilleures conditions de vie que leurs parents paraît désormais fantaisiste.
Si des élites politiques paraissent parfois s'inquiéter de la croissance des déséquilibres économiques et sociaux et de l'iniquité intergénérationnelle, ils refusent de reconnaître que le détournement systématique de ressources au bénéfice des possédants en est la cause. Or, peut-on espérer corriger les écarts actuels sans la contribution des plus riches qui disposent présentement des moyens « légaux » - quoique souvent illégitimes - de continuer d'accroître leurs richesses. Attaquer les racines du mal implique de réformer la fiscalité, de réglementer le secteur financier et de limiter son influence sur les législateurs.
Se coaliser pour une fiscalité équitable
Le groupe Canadiens pour la justice fiscale actualise la volonté de coaliser les forces du changement en engageant des organisations vouées à la justice sociale et les électrices et électeurs pour renverser la situation actuelle. Pour développer une coalition efficace, la participation de nombreuses organisations - principalement citoyennes, communautaires et syndicales - est essentielle. Plusieurs ont d'ailleurs entrepris depuis de nombreuses années des actions, campagnes et mobilisations afin de sensibiliser leurs membres et la population en général aux enjeux de l'équité fiscale. Faire le point sur les expériences, leçons, acquis et propositions de même que sur une stratégie pour le court, le moyen et le long terme étaient à l'ordre du jour du Sommet des 29 et 30 avril.
Pour réhabiliter la fiscalité et l'engagement citoyen envers une fiscalité équitable, identifier les points d'ancrage d'une mobilisation efficace ne constitue pas le moindre des défis. À une population canadienne diversifiée - répartie sur un vaste territoire, vieillissante, d'origines sociales et ethniques diverses, etc. - doivent correspondre des messages qui les touchent et les interpellent dans leur quotidien et leur avenir. En outre, s'adresser aux nouveaux venus au pays, souvent moins ou peu informés de l'histoire politique canadienne et préoccupés par leur insertion dans l'univers économique social canadien, impose d'adapter les stratégies et les messages.
Des débats démocratiques sont nécessaires pour l'instauration de nouvelles règles et l'adoption de structures d'imposition et de dépenses publiques satisfaisantes aux deux niveaux de gouvernement. Or ce sujet est rarement abordé dans sa globalité. Les budgets du Canada et du Québec sont le plus souvent soumis aux idéologies et aléas de la politique partisane, aux pressions des lobbys et l'opacité l'emporte sur la transparence. Même les médias traitent peu de ces questions et surtout pas sous l'angle de l'équité entre les citoyennes et citoyens. On est loin de débats démocratiques où s'affirme la justice comme valeur cruciale de notre vivre ensemble.
Au Canada, les taux d'imposition tiennent peu compte des moyens dont disposent les contribuables et les revenus du travail sont plus lourdement imposés que ceux du capital. Ces politiques contraires à l'équité fiscale ont suscité des discussions au sujet des objectifs globaux que la Coalition devrait promouvoir. Le consensus suivant en découle :
Une fiscalité équitable assure :
- que les dépenses publiques et le système de transferts appliquent des principes d'équité entre les personnes et contribuent à construire une société juste.
- que toutes les personnes et tous les revenus soient traités de la même manière au sein de la politique fiscale.
Les enseignements que l'on peut tirer des expériences passées sont nombreux. On les a présentés au Sommet, notamment lors des ateliers qui portaient sur l'analyse de cas concrets et la présentation de campagnes de mobilisation.
Utiles pour la préparation d'une stratégie efficace, nous en retenons les dimensions suivantes :
- transparence
- libre expression et écoute
- éducation populaire
La transparence n'est pas le moindre défi lorsqu'il est question de fiscalité. Elle implique non seulement le partage des informations concernant les données budgétaires - revenus et dépenses des gouvernements - mais aussi de remettre en question plusieurs politiques gouvernementales qui garantissent le secret bancaire, lequel est des plus dommageable à l'équité fiscale et le principal attrait des paradis fiscaux, véhicules de l'évasion fiscale.
Pour retrouver sa confiance dans les gouvernements, la population doit savoir que ses contributions fiscales - taxes, impôts et autres - sont correctement dépensées. En se donnant les moyens d'informer la population, on contribue aussi à revaloriser le sens du bien commun et la compréhension que la fiscalité est notre outil collectif pour construire ensemble notre société.
La libre expression et l'écoute font référence à la nécessité d'un dialogue ouvert entre les citoyennes, citoyens et les élues, élus. La diversité des populations - plus ou moins aisées, d'origines diverses, dotées de valeurs et de moyens différents - a des effets marqués sur les conceptions du bien commun, du rôle de l'État et sur la capacité de faire valoir des intérêts propres. Nul doute que ces combinaisons ont produit des rapports de force déséquilibrés et en faveur des plus riches. La parole des moins favorisés ne semble pas rejoindre ceux qui gravitent dans l'orbite des décideurs. Construire cette parole et la faire entendre contribue à construire la démocratie.
L'éducation populaire concerne deux aspects principaux : d'une part la sensibilité aux valeurs de justice et d'équité essentielle pour le vivre ensemble et d'autre part, la compréhension plus technique des mécanismes par lesquels s'articule concrètement la fiscalité. Les organisations ont le défi d'éduquer et d'adapter leurs messages à l'endroit de leurs membres, des médias, de la population dans son ensemble, y inclus les nouveaux arrivants, en insistant sur le rôle des luttes sociales dans l'obtention et le respect des droits sociaux et économiques. L'éducation populaire se fait lors de discussions, de rencontres dans les communautés locales, par l'élaboration et la diffusion de messages vidéo, de trousses d'information.
Une coalition québécoise
Si le Québec connaît une augmentation moins dramatique des inégalités que le reste du Canada ou d'autres pays dans le monde, le mal y est bien présent (2). Comme ailleurs dans le monde, revoir la fiscalité québécoise pour plus d'équité requiert une grande mobilisation. Plusieurs actions et coalitions sectorielles sont déjà à l'œuvre dans les domaines de la santé, de l'éducation, de la pauvreté et pour la lutte aux paradis fiscaux.
Le débat est tout sauf clos pour la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics, le Collectif pour un Québec sans pauvreté et la Coalition Échec aux paradis fiscaux s'attaquent de front à un État minceur au service des plus fortunés.
Donner aux riches en espérant qu'ils rendront au peuple par leur philanthropie... n'est pas acceptable dans une société démocratique. Cette stratégie de la droite conservatrice doit être attaquée et vaincue pour le bien-être de toutes et tous. Le seul remède, une fiscalité équitable requiert d'unir nos forces pour réhabiliter l'idée que payer nos taxes et impôts est un acte de citoyenneté essentiel à une société juste, démocratique et solidaire.
Notes
1 : Lire Offshore. Paradis fiscaux et souveraineté criminelle, d'Alain Deneault, Éd. Écosociété, 2010.
2 : Lire Sortir de l'économie du désastre - austérité, inégalités, résistances, sous la coordination de Bernard Élie et Claude Vaillancourt, M éditeur, 2012.
Réseau international pour la justice fiscale
Par Cécile Sabourin, économiste, membre du CA d'Attac-Québec
Le Réseau international pour la justice fiscale (Tax Justice Network-TJN) est né dans la foulée des forums sociaux (2003) afin de développer au plan international une voix forte en faveur d'une fiscale équitable. Présent sur plusieurs continents, le réseau était représenté au Sommet à Ottawa par des conférenciers qui ont présenté les stratégies, travaux et mobilisations mis de l'avant pour promouvoir et défendre la fiscalité équitable sur les tribunes internationales et dans différents pays, dont les États-Unis et les pays de l'Afrique.
La conjoncture est à plusieurs égards différente dans chacun des pays cependant les populations ont en commun de devoir affronter la domination de la finance et des multinationales sur les politiques nationales et locales. Partout, les pouvoirs publics répondent plus favorablement aux lobbys des multinationales et du secteur financier qu'aux besoins de la majorité des populations. Partout, on mène les mêmes luttes pour une fiscalité équitable, pour l'arrêt de l'évasion vers les paradis fiscaux et pour la course vers les baisses de taxes et impôts des plus riches sous prétexte qu'ils produisent la richesse.
Si la situation dans son ensemble commence à être documentée, il demeure essentiel d'accroître nos connaissances sur des cas concrets et sur les stratégies d'« optimisation fiscale » utilisées par les multinationales et les riches de ce monde. Devant l'urgence de s'armer efficacement pour dénoncer les conséquences des pratiques et abus, John Christensen du Réseau TJN a souligné la nécessité de développer un agenda de recherche et de compter sur des chercheurs professionnels ainsi que de moyens financiers adéquats. Il avance l'idée d'une fondation vouée à renforcer cette capacité de recherche déjà présente et notamment actualisée lors d'ateliers de recherche.
Concerter les efforts au plan international complète et renforce les luttes nationales.
Forums Mondiaux de l'Eau : pourquoi ces « Grand-Messes » ?
Par Roger Lanoue, membre du CA d'Attac-Québec
Tous les trois ans depuis 1997, le Conseil Mondial de l'Eau (CME) organise avec un pays hôte un grand rassemblement des acteurs du domaine de l'Eau, le Forum Mondial de l'Eau (FME) : entreprises privées, États, institutions internationales attachées aux Nations Unies, banques de développements, quelques ONG, etc. En mars 2012, le 6e FME se passait à Marseille (France) : les institutions françaises y ont contribué quelque 20 millions euros; elles ont aussi contribué quelque 700 000 euros comme support au Forum Alternatif Mondial de l'Eau (FAME) rassemblant les mouvements sociaux également à Marseille à quelque 4 kilomètres du FME, que les participants au FAME ont rebaptisé le Forum Marchand de l'Eau.
Le focus formel de ces fora était entre autres de traiter des problèmes d'accès à l'eau potable pour quelque 1 milliard d'humains qui n'y ont pas accès, de même qu'à l'assainissement des eaux usées pour quelque 2,5 milliards. Les institutions internationales estiment d'ailleurs que d'ici 2050, 2,3 milliards de personnes de plus qu'aujourd'hui sont appelées à vivre dans les bassins hydrographiques soumis à un stress hydrique élevé.
Les solutions du FME passent par des déclarations ministérielles présumées engager les États et agences de développement signataires, et par le partage de (1400 ?) solutions souvent concrètes et intéressantes aux niveaux technique, organisationnel et social, entre entreprises, agences publiques et privées de gestion de l'eau, ONG et développeurs de toutes sortes, mais laissant ouvertes les questions politiques. Le FME a été marqué quotidiennement par l'opposition entre deux approches, celle du bien commun et celle de la privatisation, dialogue de sourds que la « déclaration ministérielle de Marseille » adoptée par les délégations de 130 pays n'aura pas contribué à apaiser. Si les ONG se félicitent que l'accès à l'eau potable et à l'assainissement ait été reconnu comme un Droit de l'Homme par l'ONU en 2010, elles doutent que cette déclaration politique permette concrètement la mise en œuvre de ce droit, jugée comme impossible à atteindre sans une gouvernance mondiale de l'eau. Dans le cadre du FME, 90 ONG se sont rassemblées dans un mouvement « Effet Papillon, du local à l'international » exigeant un cadre juridique international encadrant l'accès à l'eau, au-delà des initiatives et bonnes pratiques locales. Sans régulation des acteurs privés et publics, « il est illusoire de parler d'accès à l'eau de toute la population mondiale », conclut la coalition de l'« Effet Papillon ».
Au Forum Alternatif Mondial de l'Eau, ce dernier discours est renforcé, moins contraint à un discours « politiquement correct ». Le FAME a été organisé par de nombreuses associations, réseaux, syndicats, parmi lesquels Attac dont les comités locaux ont joué pleinement leur rôle. Les luttes de dizaines de pays pour l'eau comme bien commun étaient représentées et plus de 50 ateliers se sont tenus. Les solutions du FAME passent par la mobilisation de la société civile pour, à tout le moins, surveiller étroitement les institutions exploitant les besoins en eau et en assainissement, mais surtout dénoncer les cas d'injustice connues d'extorsion, d'expropriation, de corruption et même de disparitions ou meurtres de militants, et promouvoir les principes qu'il faudrait respecter pour assurer que le développement se fasse au bénéfice des humains et de l'environnement plutôt que prioritairement au bénéfice des actionnaires propriétaires et des « développeurs ». Une présentation par les Québécois aux Européens sur les dangers de l'AÉCG dans le domaine de l'eau a par exemple suscité l'enthousiasme des participants. La profondeur des analyses et revendications présentées dans les quelque 50 ateliers, et de l'articulation entre les problèmes sociaux et environnementaux permet d'espérer une défense claire des enjeux pour Rio+20.
En France, pays champion des multinationales de l'eau et à Marseille, qui a confié la gestion de son eau à Veolia et Suez, les mouvements citoyens présents ont revendiqué dans le cadre du FAME une gestion publique et citoyenne. Cette gestion publique et citoyenne nécessite de remettre en cause le mode de développement productiviste, dans l'agriculture, dans l'industrie comme dans l'énergie, à commencer par les projets d'exploitation des gaz de schiste qui ravageront les eaux, les sols et les paysages. Elle s'oppose à l'économie verte telle qu'elle sera défendue par les élites politiques et économiques en juin au sommet de Rio +20, qui vise à soumettre la nature et les sociétés à la loi du marché. La société civile brésilienne, avec la participation du mouvement altermondialiste, et notamment Attac, organisera d'ailleurs à Rio un sommet des peuples, ainsi que des actions décentralisées dans chaque pays le 20 juin pour faire entendre d'autres voix et construire des alternatives.
L'eau est un révélateur de multiples contradictions quant aux priorités de développement dans notre société :
- contradiction entre la raréfaction ou carrément la non disponibilité des quelque 10-20 milliards de dollars par an pour les cibles des « Objectifs du Millénaire » de l'ONU en matière d'accès à l'eau potable et à l'assainissement des eaux usées, alors que des trillions d'argents neufs sont rendus disponibles pour sauver la mise des actionnaires des banques privées;
- contradiction entre les agissements de grandes corporations privées : quelques équipes d'entreprise sincèrement dédiées à « faire le bien » dans quelques villes aux prises avec des problèmes d'eau majeurs en impliquant les populations concernées, alors que leur employeur se sert de ces expériences comme paravents communicationnels illustrant leur « responsabilité sociale » pour distraire les médias et ONG des profits de tarifs gonflés ou de pratiques d'extorsion pratiqués dans d'autres villes plus importantes o contradiction entre les discours d'État quant aux objectifs d'accès aux services d'eau et même quant à l'importance de la prise en charge de ces services aux niveaux administratifs, techniques, éducatifs par les citoyens concernés, versus l'immobilisme dû aux difficultés de coordination avec des bailleurs de fond ou encore à la corruption rampante;
- contradiction entre la nature forcément locale de l'accès aux services d'eau, surtout en milieu rural, versus la difficulté de décentralisation des organes de décision gouvernementaux, et surtout de délégation des décisions par les bailleurs de fonds;
- contradiction entre la simplicité relative des solutions techniques et sociales possibles, versus la complexité des offres techniques souvent onéreuses, et la quasi-impossibilité de coordination des bailleurs de fonds;
- etc.
Le FME et la participation annoncée de la vedette Sarkozy (qui s'est fait remplacer par le premier ministre Fillon) a attiré entre 10 000 et 20 000 participants (sur les 20 000-25 000 espérés), alors que le FAME a plus que doublé la participation prévue de 2 000 (entre 4 000 et 5 000 participants) surtout à cause de la participation importante des Marseillais, et de nombreux transfuges du FME ! Globalement donc, des grand-messes aux objectifs ambitieux, inégalement atteints et discutables, une mobilisation citoyenne porteuse d'espoir... et au moins un grand succès pour le tourisme à Marseille !