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Un impôt minimal de 15% pour les firmes transnationales : une bonne ou une mauvaise idée ?

13 octobre 2021

L’OCDE a annoncé que 136 pays s’étaient entendus pour adopter un impôt d’un minimum de 15% pour les multinationales. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Que faut-il comprendre exactement d’un accord aussi complexe ?

Nous vous invitons à lire l’analyse de Jacques Bouchard, représentant d’ATTAC-Québec au collectif Échec aux paradis fiscaux, qui a suivi l’affaire depuis le début et se penche sur quelques aspects importants de l’entente. À noter que son texte a été finalisé avant la conclusion des négociations cependant, certains détails de l’entente finale peuvent donc manquer.

Photo : André Querry


La proposition au dernier G20 d’un impôt minimal de 15% pour les entreprises transnationales nous semble être un bien petit pas en avant.

Cette idée découle du projet de réforme fiscale déposé par le département du Trésor américain sous la direction de Janet Yellen qui propose une réforme importante de la fiscalité avec l’objectif d’augmenter les taux d’imposition des entreprises et des multinationales et de s’attaquer aux échappatoires fiscales.

Soulignons, au passage, que cette réforme fiscale annonçait aussi la fin des subventions dans le secteur des énergies fossiles afin d’employer ces sommes à la transition énergétique.

Au niveau politique, ce projet de réforme américain visait sans doute à lancer le message aux électrices et aux électeurs de la classe moyenne aux États-Unis qu’ils ne seront plus les seuls à faire les frais de l’impôt ; une façon pour le parti démocrate de tenter de rallier cette classe sociale mise de côté, qui avait tourné le dos à ce parti identifié comme pro-travailleur et qui a voté pour le parti républicain. Un autre objectif est aussi de financer de grands projets d’infrastructures.

Ce projet de réforme fiscale a eu pour effet de faire avancer rapidement les discussions qui stagnaient et c’est donc avec grand intérêt que nous avons suivi l’annonce faite par les ministres des Finances du G7 d’un projet de réforme de la fiscalité le 5 juin dernier et avalisé par le G-20 en juillet dernier.

Les propositions qui sont mises sur la table sont intéressantes sur plusieurs aspects, bien qu’elles nous apparaissent insuffisantes. Les règles encadrant cette réforme restent à établir, ce qui laisse encore beaucoup de flou devant nous. Les détails de cette réforme doivent être encore négociés d’ici la fin octobre pour une mise en œuvre en 2023.

Le diable pourrait être encore dans les détails. Les besoins distincts des 38 différents pays membres de l’OCDE, dont le développement économique est très variable, pourraient compliquer la réalisation de la proposition originalement soumise par le G7.

Il faut comprendre que la proposition ne serait pas étrangère à la volonté des États-Unis de répondre à la compétition en provenance de la Chine et de permettre aux transnationales américaines de contrer le développement des transnationales chinoises. Ce qui expliquerait, du moins en partie, le compromis du président Biden, qui a abaissé sa proposition originelle d’un niveau minimal d’impôt de 21% à 15%, afin de s’assurer de l’appui de l’Europe.

La proposition soutenue par Washington s’inscrit aussi, selon la journaliste Martine Orange, dans un courant de lutte contre les GAFAM (Google – devenu Alphabet –, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) en Europe, alors que la Commission européenne a présenté une Directive sur la transparence, qui obligerait l’ensemble des entreprises à déclarer pays par pays leurs activités, leurs implantations, leurs salariés, leurs chiffres d’affaires et leurs profits. Ce texte, qui devait être adopté par le Parlement européen et les différents pays, aurait pu constituer une avancée majeure dans la lutte contre l’évasion fiscale et nuire aux transnationales américaines. Ses effets menaçants sur ces entreprises se sont rapidement fait sentir : deux jours après que le G20 ait entériné le principe d’une réforme de la fiscalité mondiale et la création d’un impôt minimal mondial de 15 %, l’Union européenne a annoncé, le gel de son projet de taxe numérique au moins jusqu’en octobre.

Toujours, selon Martine Orange, la proposition de l’administration américaine qui s’est finalement arrêtée sur le chiffre de 15 %, n’a pas été choisi au hasard : ceci correspond à la fiscalité moyenne payée par les géants américains du numérique, qui ont tant pesé dans ce dossier. D’autre part, nous savions que les discussions au sein de l’OCDE tournaient autour d’une proposition de 12, 5 %. Nous comprenons maintenant mieux la réception positive des GAFAM à la proposition du G-7 !

La proposition… et ses critiques

La proposition globale du G7, endossée par le G20, inclut deux volets.

Dans le premier, on édicte les règles qui toucheraient une centaine de multinationales et qui permettraient de mieux répartir l’assiette fiscale entre là où elles enregistrent leurs profits et là où se trouvent leur clientèle et leurs ventes. Ainsi, les pays où se réalise l’activité de la multinationale visée pourraient, selon la proposition discutée, obtenir des droits d’imposition sur au moins 20 % des bénéfices dépassant une marge de 10 %.

The Guardian soulevait dans un article du 6 juin qu’Amazon n’a déclaré une marge bénéficiaire que de 6.3 % en 2020. Par contre, des filiales d’Amazon ont des marges fortement profitables (hébergement et centre de données numériques), ce qui laisse planer des incertitudes sur la portée réelle de cette première disposition. Encore interrogée sur le sujet après l’adoption du projet par le G-20 , la secrétaire du trésor des États-Unis a encore dit qu’elle n’était pas certaine que le géant Amazon sera concerné par les deux volets de la réforme proposée.

Se pose aussi la question des pourcentages en jeu. Un pourcentage sur un pourcentage pourrait donner, somme toute, très peu de revenus. De plus, il est important de se rappeler que cette proposition ne touche qu’une centaine de transnationales, celles avec un chiffre d’affaires de plus de 20 milliards de dollars, sur les 8000 répertoriées. De plus, un pays n’aurait accès à la nouvelle répartition des droits d’imposition qu’en supprimant toutes les taxes existantes sur les entreprises technologiques.

La moitié des 100 multinationales concernées sont américaines, ce qui laisse entrevoir une autre difficulté : la proposition Biden devra être entérinée par le Congrès américain, dans un contexte où les démocrates profitent d’une très faible majorité et où il y a de fortes chances que les républicains s’y opposent.

Un deuxième volet à l’efficacité douteuse

Les recommandations dans le second volet viendraient mettre fin à une règle en vigueur depuis les années 1900, en établissant un seuil minimal d’imposition des profits réalisés à l’étranger, ce qui n’a jamais été appliqué à aucun moment de notre histoire.

Par ces dispositions, une transnationale qui réussit à payer, par exemple, un taux d’imposition compris entre zéro et 3 % par l’intermédiaire des paradis fiscaux, devra payer la différence entre ce taux de 3 % et le taux minimum de 15 %, fixé par la proposition soumise par le G-7.

Certes, ceci aurait au moins le mérite de mettre fin à une certaine concurrence fiscale entre pays, mais il reste encore beaucoup à faire devant les planifications fiscales tout aussi douteuses qu’imaginatives des grandes firmes. (En Irlande, le taux réel d’impositions peut être de 1 ou 2 %, comme l’ont révélé de nombreuses enquêtes, notamment sur Apple).

De plus, dès l’annonce du G-7, Londres faisait part son intention de mettre la City de Londres à l’abri des nouvelles règles. L’Irlande et la Suisse sont aussi montées aux barricades. Depuis lors, la Hongrie et l’Estonie se sont jointes à l’Irlande dans le refus de cette proposition. Il est utile aussi de rappeler que les discussions qui étaient en cours sur ce sujet à l’OCDE prévoyaient déjà des exceptions pour les secteurs des mines, du transport aérien et maritime… et pour le secteur financier !

De plus, Robert Hallum, d’OXFAM fait référence à un principe de « découpage de substance » dans l’accord de l’OCDE, qui permettrait aux entreprises de payer un taux inférieur à 15% dans les pays où elles ont beaucoup d’employés ou d’actifs corporels tels que des usines et des machines.

Sans compter, que cette concurrence fiscale entre pays pourrait bien se déplacer sur un autre terrain, soit celui de l’assiette imposable, puisque chaque État conserverait le pouvoir de déterminer ses propres règles d’imposition ou de déductions limitant l’impôt à acquitter. Ainsi, le minimum d’imposition suggéré pourrait devenir, dans les faits, un plafond. Ce qui donnerait éventuellement un nouvel élan à la concurrence fiscale.

D’autre part, les plus grandes firmes transnationales ont bénéficié d’avantages fiscaux considérables depuis des années et ont pris une position dominante sur le marché dont elles continueront à profiter. Elles ne seront pas vraiment affectées par ce taux de 15 % qui leur permettra de relever un nouveau défi : concurrencer leurs rivaux (notamment chinois- Les GAFAM sont en effet en confit entre les BATX. En Chine, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi-) qui pourraient leur prendre des parts importantes du marché.

Cette situation aurait aussi des conséquences sur les entreprises qui se développent à une échelle nationale. Plusieurs PME, et même des citoyens et citoyennes, pourraient revendiquer ce taux très bas d’imposition, ce qui serait une autre façon d’accentuer la concurrence fiscale.

Permis de frauder !

C’est en ces termes que Thomas Piketty, dans le journal Le Monde du 12 juin dernier, réagissait au faible taux de 15 % effectif proposé par le G-20 : « En actant le fait que les multinationales pourront continuer de localiser à loisir leurs profits dans les paradis fiscaux, avec comme seule imposition un taux de 15 %, le G7 officialise l’entrée dans un monde où les oligarques paient structurellement moins d’impôts que le reste de la population. »

Piketty soutient que l’impôt sur les bénéfices des sociétés « ne saurait être l’impôt final pour les actionnaires ou les dirigeants des entreprises. Il doit redevenir ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir un acompte dans le cadre d’un système fiscal intégré avec l’impôt progressif sur le revenu au niveau individuel. »

Comme Maxime Combes, un autre économiste, il rappelait que le taux effectif d’impôt des sociétés en Europe avoisinait les 40 % il n’y a pas si longtemps. (En fait les taux d’imposition nominaux mondiaux sur les bénéfices des sociétés sont passés de 40% en moyenne dans les années 1980, à 23 % en 2018.)

Plaidant pour une réelle justice fiscale, Piketty écrit : « Si l’on en reste là, il s’agit ni plus ni moins de l’officialisation d’un véritable permis de frauder pour les acteurs les plus puissants. Pour les petites et moyennes entreprises comme pour les classes populaires et moyennes, il est impossible de créer une filiale pour délocaliser ses profits ou ses revenus dans un paradis fiscal. Pour tous ces contribuables, il n’existe pas d’autre choix que de payer l’impôt de droit commun. Or, si l’on additionne l’impôt sur le revenu et les bénéfices et les prélèvements sociaux, les salariés comme les indépendants petits et moyens se retrouvent à payer dans tous les pays du G7 des taux nettement supérieurs à 15 % : au moins 20 %-30 %, et souvent 40-50 %, voire davantage. »

Revoir nos modèles fiscaux planétaires

Certes, la proposition du G-20, peut être accueillie favorablement, répondant enfin à une demande que les organisations préoccupées par la justice fiscale ont répétée depuis des années. Mais comme nous l’avons vu, celle-ci demeure à haut risque et largement insuffisante.

D’ailleurs des observateurs, tels Alex Cobham de Tax Justice Network et Christian Hallum responsable de la politique fiscale chez Oxfam, pensent que l’accord pourrait causer encore plus d’inégalités fiscales aux profits des plus grands membres de l’OCDE et seulement modifier l’utilisation des paradis fiscaux notamment en normalisant les taux d’imposition précédemment associés aux paradis fiscaux tels que l’Irlande et Singapour.

Rappelons l’appel lancé aux gouvernements en février dernier par le Groupe de haut-niveau sur la responsabilité, la transparence et l’intégrité financières internationales pour atteindre les objectifs du Programme de développement durable à l’horizon 2030 (Groupe FACTI) pour qu’ils adoptent un Pacte global sur l’intégrité financière pour un développement durable.

Dans cette note, le groupe affirme que jusqu’à 2,7% du PIB global est blanchi annuellement, alors que les pratiques d’optimisation fiscale des multinationales coûtent aux gouvernements jusqu’à 600 milliards de dollars par an.

Dans son rapport intitulé L’intégrité financière pour un développement durable, le Groupe FACTI soulignait le besoin de lois plus sévères et d’institutions plus robustes pour prévenir la corruption et le blanchiment d’argent et en appelle à la fin de l’impunité pour les banquiers, avocats et experts-comptables qui rendent possible ces crimes financiers.

Le rapport se prononce également en faveur d’une plus grande transparence face à l’actionnariat des entreprises et aux procédures de financement public, pour une meilleure coopération internationale dans la lutte contre la corruption, pour un impôt international minimal suffisamment élevé sur les sociétés ainsi que pour la taxation des géants du numérique, en fait, pour une gouvernance globale contre l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.

Un programme auquel nous adhérons.

À suivre !

Jacques Bouchard
8 septembre 2021


Pour continuer la réflexion et pour consulter les sources :

Maxime Combes : « La France a plutôt bataillé contre l’impôt sur les multinationales » - Page 1

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/06/12/thomas-piketty-la-taxe-sur-les-multinationales-a-15-veritable-permis-de-frauder-pour-les-acteurs-les-plus-puissants_6083821_3232.html

Pour sauver les humains et la planète, un groupe de travail suggère d’en finir avec les pratiques financières abusives

G7 : une réforme fiscale mondiale sur mesure pour les géants du numérique - Page 1

Le diable fiscal mondial est dans les détails par Joseph E. Stiglitz - Project Syndicate (project-syndicate.org)

Fiscalité : après le G20, l’Europe gèle son projet de taxation numérique - Page 1

Réforme fiscale de l’OCDE : la répression du G20 pourrait créer un nouveau type de paradis fiscal (cnbc.com)

Lire aussi ces analyses :

Attac France

Accord historiquement insuffisant sur l’impôt mondial

Canadiens pour une fiscalité équitable (en anglais)

https://www.taxfairness.ca/fr/node/1410




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