Martine Chatelain, présidente d’Eau Secours
Claude Vaillancourt et Catherine Caron, respectivement président et membre du CA d’Attac Québec
Dominique Bernier, Les AmiEs de la Terre de Québec
Dans son programme, le Parti québécois (PQ) affirme qu’il « est impérieux de reconstituer une expertise publique pour poursuivre les investissements tant dans l’amélioration que dans l’entretien » des infrastructures liées à la gestion de l’eau (usines d’eau potable, aqueducs, usines d’épuration des eaux usées, égouts, puits individuels, installations septiques, etc.). Il indique même que cette « expertise est nécessaire pour faire baisser les coûts d’investissement dans les infrastructures liées à l’eau ». Il entend conserver le caractère public de la propriété et de la gestion de l’eau.
Le PQ reconnaît aussi l’importance de la Politique nationale de l’eau, adoptée en 2002, en admettant qu’elle doit être suivie de lois et de règlements qui doivent être mis en application. Cela est bien, sachant que la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection, communément appelée la loi sur l’eau, doit être améliorée pour reconnaître non seulement le droit à l’eau potable mais que ce droit peut être compromis par des infrastructures inadéquates ou la pollution, ce qui pose problème.
Rappelons que la Politique nationale de l’eau découle de la vaste consultation sur la gestion de l’eau organisée par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) – la Commission Beauchamp – en 1999. La volonté des Québécois de conserver une gestion entièrement publique de l’eau y a clairement été affirmée.
Alors, comment en arrive-t-on aujourd’hui à une situation où le Parti québécois (et le Parti libéral bien sûr avant lui), dans le cadre des négociations de l’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne, semble prêt à ouvrir la voie à la libéralisation des services de l’eau? Pourquoi consentir à leur ouverture croissante au privé et aux compagnies européennes, alors qu’il n’existe aucun consensus à ce sujet au sein de la population québécoise et que cela est contraire tant à son programme qu’à la Politique nationale de l’eau?
Lors d’une rencontre avec la « société civile » le vendredi 5 octobre dernier, au Centre des Congrès à Montréal, le négociateur en chef de cet accord pour le Québec, Pierre-Marc Johnson, a indiqué qu’aucune municipalité ne serait obligée de privatiser son système d’aqueduc à cause de cet accord. Plusieurs grands médias se sont contentés, comme on le souhaitait, de rapporter ce propos rassurant. De fait, nous savons fort bien que les municipalités restent maîtres de privatiser ou non leurs services. Tel n’est pas l’enjeu et M. Johnson le sait très bien.
L’enjeu – et reconnaissons qu’il l’a pour une fois nommé –, c’est que les municipalités qui s’engageront dans cette voie devront permettre aux entreprises européennes de soumissionner. On comprend donc que les services de l’eau ne sont pas exemptés dans l’AÉCG, comme l’ont pourtant demandé plusieurs organismes. Ainsi, dès qu’une municipalité décidera de confier au privé tout ou une partie de ses services de l’eau, par exemple dans un partenariat public-privé (PPP), l’AÉCG s’appliquera parce qu’il y aura un certain degré de prestation à but lucratif dans un secteur engagé. Cela forcera la municipalité à s’ouvrir à la concurrence privée européenne et à être assujettie à des règles strictes dont nous n’avons jamais débattu démocratiquement. Finis l’impératif de reconstituer une expertise publique et l’idée même de revenir un jour à un monopole public de l’eau dans cette municipalité. Or, aucun parti n’a jamais reçu de mandat pour privilégier cette voie qui reste, par ailleurs, inexpliquée et incomprise au sein de la population.
Les conséquences néfastes de la privatisation sur la qualité, le prix et l’accessibilité des services sont connues et documentées. Mais, de plus, en se liant ainsi à un tel accord, le Québec risque de s’ajouter à la liste des endroits (l’Argentine, la Bolivie, la Tanzanie, l’Allemagne, le Canada, par exemple) qui se sont retrouvés devant des tribunaux commerciaux non transparents pour des décisions gouvernementales concernant la gestion des services d’eau ou la protection des sources d’eau. « Comme les entreprises européennes dominent le secteur mondial de l’eau et du traitement des eaux usées et que les mesures de protection des investissements de ces entreprises en vertu de l’AÉCG sont automatiquement accordées aux compagnies d’approvisionnement en eau des États-Unis et du Mexique en vertu de la disposition sur la nation la plus favorisée de l’ALENA, le Canada ouvre toute grande la porte aux poursuites par des entreprises en ne protégeant pas ses services d’eau dans son accord avec le Canada et l’UE » (Un accord truffé d’omission, SCFP, Conseil des Canadiens, 2012, p.5).
L’ouverture plus grande des marchés publics de l’eau est aussi au cœur de l’AÉCG. Nous sommes apparemment fins prêts à permettre aux multinationales européennes de mettre encore davantage le pied dans la porte par ce moyen également. La compagnie française des eaux Veolia Environnement a d’ailleurs déjà des contrats au pays. M. Johnson est membre de l’Institut de prospective soi-disant indépendant de Veolia Environnement, mais on refuse de voir là la moindre apparence de conflit d’intérêt…
Soit. On voit ce qu’on veut et on dit – et ne dit pas – ce qu’on veut au sujet d’un accord dont il est impératif de rendre publics les textes, comme le demandent les groupes sociaux et des parlementaires depuis des mois. Pendant ce temps, la Commission européenne protègerait pour sa part beaucoup plus sérieusement les services d’eau et de traitement des eaux usées de l’Europe. Comme on le sait, plusieurs villes y reviennent à une gestion publique de l’eau après avoir souffert des effets négatifs de la privatisation.
Un coup de barre s’impose dans le dossier de l’AÉCG, et pas seulement concernant cet enjeu. Si le Parti québécois veut vraiment préserver le caractère public de la propriété et de la gestion de l’eau, à l’heure où la dégradation des infrastructures et les programmes fédéraux pro-PPP poussent les municipalités dans les bras du privé, il doit être conséquent. Il doit imposer une fiscalité juste et équitable capable d’engranger les revenus nécessaires au maintien de nos infrastructures publiques et exiger urgemment une exemption claire pour les services de l’eau potable et de traitements des eaux usées dans l’AÉCG. C’est le seul moyen de préserver la pleine capacité des pouvoirs publics de réglementer ces services et de garantir le contrôle démocratique souhaité par la population du Québec.
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