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Taxe Tobin: Historique d’une mesure d’urgence contre l’iniquité

Le texte qui suit a été rédigé à la création d’Attac Québec en 2000

C’est appréhendant une crise sur les places boursières, à l’égal de celles dont nous, contemporains, venons d’être les spectateurs voire les victimes – dégringolade du rouble en Russie, panique au Brésil, catastrophe en Indonésie – que le prix Nobel de l’économie James Tobin proposa, en 1972, le modèle théorique d’une taxe sur le marché des devises.

À cette époque, le président états-uniens Richard Nixon venait de transformer radicalement le rapport mondial entre les monnaies, en déclarant caduque la relation qui soumettait la devise américaine à l’engrangement de l’or de la Réserve fédérale de son pays. Depuis la fin de la Deuxième Grande Guerre, avec la signature des Accords de Bretton-Woods, on s’était entendus sur la correspondance entre la devise américaine et les réserves d’or, que les USA possédaient à 75%. Ce système aux repères fermes ne permettait qu’une légère fluctuation entre les monnaies alignées sur le dollar, que l’on pense au franc, au mark ou au yen. La monnaie américaine devenant référentielle, elle fut donc aussi largement réclamée dans le monde, d’autant plus que les États-Unis s’imposaient dans le domaine des exportations. Puis, vers la fin des années soixante, l’Amérique en vint non plus seulement à produire massivement, mais à importer à son tour. Il s’ensuivit une crise de confiance inévitable, puisque les devises américaines furent l’objet d’une extraordinaire demande internationale On se mit subitement à réclamer, en retour de la devise américaine, l’or par lequel elle était garantie, au point même qu’à cette époque houleuse, sous le poids des lingots s’effondra le plancher de la salle de pesée de l’or de la Banque d’Angleterre. Le président Nixon crut donc mettre fin à la crise en levant le rapport entre la monnaie de son pays et l’étalon or.

Cette situation eut pour conséquences, que nous essuyons de plein fouet aujourd’hui encore, de transformer les monnaies en de véritables marchandises. Assises qu’elles étaient, les devises devinrent volatiles,  » flottantes « , et purent être achetées et revendues inlassablement par de puissants spéculateurs. Depuis cette plongée dans les aléas boursiers, des banques, des compagnies d’assurances, des fonds de retraites, firent profession d’acheter massivement des devises pour les revendre immédiatement à taux avantageux. Acheter des francs suisses pour les convertir dans l’heure en yens, puis en roubles, puis en dollars canadiens, en accusant profit à chaque fois, devint un nouveau genre d’investissements, strictement spéculatifs, stériles du point de vue de la production et préjudiciables aux économies nationales. L’économiste James Tobin s’en inquiéta.

Il proposa alors une taxe sur ces transactions financières à partir des trois conclusions qu’il a tirées de ce nouvel ordre boursier :

Les transactions strictement spéculatives, celles qui consistent à acheter de l’argent par de l’argent, affichent des taux de profit très faibles en termes de pourcentage. Cependant, les fruits de ces transactions demeurent considérables en raison des sommes énormes d’argent qui sont en cause (un montant de dix million de dollars qui aurait circulé quatre fois dans une journée, profitant des taux avantageux de 0,1% à chaque fois, procure à la fin de son parcours un profit de 40 060 $).
Ces transactions spéculatives sont très nerveuses. Elles se répètent à très haute fréquence, car c’est à se répéter qu’elles sont profitables, étant donnés les très faibles taux de profit qu’elles génèrent à chaque passage sur le marché boursier.

Les autres types de transactions, sérieuses, celles qui se traduisent par la création de biens et d’emplois, qui génèrent des services et répondent à des besoins ou à des désirs, s’inscrivent sur de longues périodes.

James Tobin, subtilement, proposa, à partir de ces observations, d’imposer une taxe sur ces transactions financières à hauteur de 0,1% seulement. Pourquoi ce si faible taux, symbolique, à la limite du dérisoire ? Parce qu’il permet de démotiver les spéculateurs tout en donnant encore libre cours aux transactions se transformant en biens et en services. Cette taxe de 0,1% imposée à chaque transaction financière se trouverait à rivaliser avec les taux de profit infimes qui se réalisent sur les masses d’argent en jeu dans les échanges spéculatifs. De plus, en tant que taxe, elle serait appliquée à chaque transaction, de sorte que les investissements sérieux ne s’y buteraient qu’une fois, sans être compromises par son faible taux, tandis que les sommes d’argent continuellement investies par les spéculateurs en quête de profits rapides, eux, la rencontreraient continuellement ; la taxe et le spéculateur seraient ainsi appelés à former un couple aussi bien assorti que celui de Vladimir et Estragon.

Depuis le jour de cette proposition, le projet de taxe Tobin fut évoqué plus d’une fois. À l’ONU, on songea à l’appliquer, malgré l’absence de dispositions légales autorisant l’organisation à imposer quoi que ce soit, pour éponger les milliers de milliards de dollars en arriérés que ses membres lui doivent (dont plus de la moitié par les USA). Le président français François Mitterrand et le commissaire européen Jacques Delors l’évoquèrent au milieu des années 80, de même que le ministre canadien des Finances Paul Martin, au sommet du G-7 de 1995. Le 23 mars 1999, le parlement canadien a mandaté son gouvernement pour imposer les transactions financières de concert avec la communauté internationale, le Canada ayant vu lui-même son dollar chuter du fait de la spéculation sur les devises. Les appuis se font chaque jour plus nombreux.

Aujourd’hui, voyant les économies nationales virevolter, la planète trembler aux soubresauts des places boursières, la pauvreté éclater comme des bombes, les compteurs de la gestion de biens perdre toute mesure, les monnaies sombrer à des taux parodiques, des citoyens inquiets, des travailleurs lésés, des populations entières stationnées dans les cloaques de l’indifférence économique, des intellectuels en perdition, de maintes part en appelle-t-on à cette mesure pragmatique, la taxe Tobin, pour que cesse l’hémorragie des uns au profit des autres, cette caste de boulimiques dopés par les profits de leurs seules colonnes comptable. Reprenant le projet de taxe comme proposition d’urgence en matière de solidarité sociale et internationale, des Associations pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (Attac) se sont créées en France, au Brésil, en Belgique, en Russie, au Québec, de concert avec d’autres associations comparables, afin de rappeler au politique son rendez-vous avec l’histoire, d’endiguer la dérive avant que tous nous en payons vraiment le prix, de venir en aide aux nombreuses victimes de cette iniquité qui porte ce nom tout aussi précieux que spécieux de  » mondialisation « . La taxe Tobin, plus qu’une simple mesure, est l’étape préliminaire à la redéfinition d’un monde affranchi de l’actionnariat dominateur, des souverains de la finance, des paradis fiscaux, du système d’endettement des nations, donc l’étape préliminaire à la redéfinition d’un monde respectueux de la dignité et de la santé de l’autre.


À lire aussi :
Le mouvement international pour la « Taxe Tobin » – L’histoire d’une idée, la genèse d’un mouvement citoyen
par Pierre Henrichon, Attac Québec, 2000

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