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Paul Martin et les paradis fiscaux - Quand un scandale en cache un autre
Robert Jasmin
Président d'ATTAC-Québec
Claude Vaillancourt
Écrivain et professeur au Collège André-Grasset
Édition du mercredi 26 mai
2004
Nous avons tous été choqués
par le scandale des commandites. Qu'un gouvernement dilapide de façon aussi
aveugle et systématique l'argent public, qu'il nourrisse grassement et sans
contrôle des firmes de communications partisanes est inacceptable. Qu'il ait
dépensé ces fortunes à de pures fins de propagande, espérant acheter le coeur
des Québécois à coups de commandites et de drapeaux canadiens, relève d'un
profond mépris envers une population qu'on prétend ainsi servile et aisément
manipulable. On a dit tout ça à plusieurs reprises et il sera bon de le répéter
encore.
Par contre, il ne faudrait pas que le scandale des commandites
occupe toute la place et détourne l'attention d'un problème encore plus grave,
celui de l'implication de Paul Martin dans les paradis fiscaux.
Le scandale des commandites est d'abord et avant tout ponctuel. Il relève
d'un type de corruption lié à une circonstance particulière, en l'occurrence
le vent de panique qui a frappé les libéraux au lendemain du référendum de
1995. Il ramène le souvenir de vieilles pratiques de favoritisme héritées
de moeurs politiques qu'on croyait presque disparues. [...] Il faut punir
les coupables et voir à ce qu'un tel gaspillage ne recommence plus.
Le scandale des paradis fiscaux, lui, est permanent. Aujourd'hui même, des
milliards de dollars échappent à l'impôt par cette voie, des sommes considérablement
plus élevées que celles mises en jeu par le scandale des commandites. Et rien
ni personne ne semble vouloir mettre fin à cette hémorragie.
Transactions douteuses
L'implication personnelle de Paul Martin dans l'économie souterraine, qui
est à la limite de la légalité et qui transige par les paradis fiscaux, n'est
plus à démontrer. Les médias ont relaté les tractations douteuses d'un ministre
des Finances propriétaire alors qu'il avait des intérêts dans une entreprise
maritime. Voici quelques faits qu'il est bon de rappeler.
- En 1997, la Canadian Steamship Line (CSL), compagnie de Paul Martin, possédait
trois filiales au Liberia, pays déchiré par une guerre civile particulièrement
sanguinaire, puis victime de la dictature de Charles Taylor. Aujourd'hui,
cette compagnie profite d'une convention fiscale entre le Canada et la Barbade
qui lui aurait évité de payer plus de 100 millions de dollars au fisc entre
1995 et 2002 (l'imposition locale n'excède jamais 2,5 % du chiffre d'affaires,
en plus d'être dégressive).
- Selon une équipe de l'émission Enjeux à Radio-Canada, en visite à la Barbade,
deux avocats barbadiens dirigeraient en même temps les 12 entreprises du groupe
Martin et 95 autres compagnies. Peut-on croire que ces avocats administrent
vraiment toutes ces entreprises ? Selon la conclusion de l'équipe, «si
les décisions de CSL International ne se prennent pas à la Barbade, elle doit
au fisc canadien des millions de dollars en impôt».
- Selon le NPD, le fait de naviguer sous pavillon de complaisance a permis
à la compagnie de Paul Martin de congédier des marins canadiens payés 11,68 $
l'heure et de les remplacer par des Philippins gagnant 1,74 $ l'heure.
- En 1998, la loi C-28, présentée par Paul Martin, a permis à des entreprises
exerçant des activités dans le transport maritime international d'être exemptes
d'impôts lorsque leurs profits sont rapatriés. Il s'agit donc d'une loi sur
mesure pour la CSL.
- En 2002, la CSL a été condamnée à une amende de 125 000 $ pour
déversement illégal d'hydrocarbures. Paul Martin a plaidé l'ignorance de cette
pratique. Mais la compagnie avait été condamnée pour le même type de délit
en 1991.
Évasion fiscale
Face aux diverses pressions exercées à la suite de ces dénonciations,
Paul Martin a transféré ses actions dans la CSL à ses fils. Mais ceci ne dupe
personne : l'argent reste dans la famille et l'ex-p.-d.g. profite d'une
pension dont le montant reste secret. [...]
Outre ces sommes considérables qui échappent à l'impôt, il reste
un exemple déplorable pour l'ensemble des citoyens. «Si Paul Martin le fait,
pourquoi pas moi ?», se dit alors tout contribuable particulièrement
aisé qui a les moyens de soutirer de petites fortunes à l'impôt. La valeur
des investissements directs par les Canadiens uniquement à la Barbade a progressé
de 628 millions en 1988 à 23,3 milliards en 2001, soit une augmentation de
plus de 3600 % (selon Statistique Canada).
L'évasion fiscale n'est plus un détournement qu'on accomplit à ses risques
et dans la désapprobation mais le réflexe normal d'un homme d'affaires avisé
qui tient aux intérêts de son entreprise. L'impôt se transforme en obligation
censitaire pour les classes moyennes seulement, et l'élite financière n'y
est plus soumise. «Only little people pay taxes», a dit la femme d'affaires
Leona Helmsley lors d'un procès pour évasion fiscale en 1989. [...]
La population, elle, apprend à vivre avec l'idée selon laquelle les compressions
sont inévitables, que la santé, l'éducation, la culture, la fonction publique
doivent subir une cure amaigrissante ou encore de miraculeux «partenariats
public-privé», tout cela sous le prétexte que l'argent se fait rare.
Cet argent dort pourtant paisiblement dans les paradis fiscaux où il se mêle
à celui de la grande criminalité (drogue, terrorisme, prostitution, trafic
d'armes).
Il faut donc ramener les paradis fiscaux au coeur même de la campagne électorale,
au-delà même du scandale des commandites. Il en va de la survie de la conception
d'un État moderne égalitaire et préoccupé de redistribuer un tant soit peu
la richesse. [...]
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