Une vérité incontournable
Par Claude Vaillancourt
Le 26 février dernier, je me suis rendu à Ottawa à la suite d'une invitation lancée à ATTAC-Québec à comparaître au Comité permanent des finances. Le sujet : la fraude fiscale et le recours aux paradis fiscaux. Nous avons rédigé un mémoire à ce sujet que je suis allé défendre courageusement devant des élus dont la très grande majorité ne partageait pas notre point de vue.
Dans notre mémoire nous nous en prenons aux conventions fiscales conclues par le Canada et qui favorisent nettement à la fois l'évasion et l'évitement fiscaux. Les libéraux sous Paul Martin comme ministre des Finances ont élargi ce genre d'entente avec la Barbade, ce qui a provoqué une hausse spectaculaire des « investissements » dans cette petite île. Les conservateurs ont été encore plus généreux : ils ont conclu des accords d'échange de renseignements fiscaux avec la Suisse et sept pays des Caraïbes, et un accord sur la double imposition avec Hong Kong.
Nous leur avons rappelé que dans ce qu'ils ont négocié, l'échange de renseignements permet aussi aux investisseurs de rapatrier autant d'argent qu'ils le veulent sans payer d'impôts au Canada, ce que font aussi les accords sur la double imposition. Notre position était donc de dire aux conservateurs et libéraux qu'ils avaient conclu des accords mauvais, nuisibles, qui favorisent ce qu'ils prétendent combattre. Inutile d'ajouter que mon exposé n'a pas soulevé un grand enthousiasme.
Les invités du comité n'ont que cinq minutes pour exprimer leur position. Difficile de faire le tour d'un sujet aussi vaste et complexe en si peu de temps. Ils peuvent toutefois se rattraper pendant une période de questions, alors que les élus demandent d'éclaircir ce qui semblait obscur ou peu développé. Une position aussi « radicale » que celle d'ATTAC, même si elle relève du gros bon sens, n'est cependant pas du genre à susciter des questions. Celles-ci ont été plutôt orientées vers les experts qui ont pris la parole. Parmi eux, Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscale de l'OCDE, a été la coqueluche de nos élus. Il faut dire qu'à leurs yeux, la vérité vient de ce club de pays riches qui s'est donné le rôle de s'attaquer au problème des paradis fiscaux.
Ce monsieur Saint-Amans s'est montré très satisfait du rôle joué par l'OCDE en disant une chose et son contraire. Selon lui, un accord d'échange de renseignements fiscaux est nécessairement bon, peu importe de quoi il est composé : si un pays prétend vouloir collaborer, c'est excellent, même si dans les faits, rien ne vient appuyer cette bonne intention. Par contre, l'OCDE semble vouloir agir avec un peu plus de volonté qu'elle l'a fait précédemment. Son rapport intitulé Lutter contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert des bénéfices dévoile efficacement les mécanismes de l'évitement fiscal. Et l'organisation prône un échange de renseignements automatique, ce qui serait une façon efficace de s'attaquer au secret bancaire.
Saint-Amans, un Français, a fait toutes ses interventions en anglais, même lorsqu'on lui adressait des questions dans sa langue maternelle. Pendant la rencontre, d'ailleurs, le français occupait une place minuscule. Deux élus du NPD et moi-même avons osé utiliser cette langue exotique que l'on tolère (n'est-ce pas le pris à payer pour que le Québec reste au sein du Canada ?) mais à laquelle on accorde peu de sérieux - ce qui se comprend quand presque personne ne la parle...
On peut honnêtement se demander s'il est pertinent de participer à de pareilles audiences. Notre point de vue n'ébranlera certes pas les conservateurs et libéraux dans leurs convictions. Mais en même temps, s'absenter ne prouverait-il pas que nous avons tort et que nous craignons de débattre avec eux ? Cette expérience m'a permis de voir sous un angle particulier le spectacle de notre démocratie en action. Et croyez-moi, il n'est pas très stimulant...
Tout de même, cette audience a forcé tous les élus présents à reconnaître une vérité incontournable : les fuites fiscales et les paradis fiscaux, ce n'est pas bien. Personne ne pouvait dire le contraire. Cela suffira-t-il à faire entreprendre des actions en conséquence ?
AÉCG : une opposition qui dérange plus qu'on pense
Par Catherine Caron
À répétition, le gouvernement fédéral a annoncé la conclusion des négociations de l'Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l'Union européenne, d'abord pour la fin 2011, puis pour la fin 2012. Février 2013, les négociateurs s'activent toujours et le tout pourrait être scellé bientôt ou lorsque vous lirez ces lignes. Le gouvernement invoquera bien sûr le caractère très ambitieux de cette entente et sa complexité pour justifier ce retard, ce qui n'est pas faux. Il ne dira pas toutefois que la pression exercée par les opposants à l'AÉCG y est aussi pour quelque chose. Pourtant, plusieurs signes en attestent. Jetons-y un coup d'œil qui n'a rien d'exhaustif bien que l'heure du bilan de cette lutte difficile ne soit pas encore venue. En effet, une fois finalisé, l'AÉCG devra être traduit (en 23 langues environ) et il y a de fortes chances qu'il nécessite la ratification de tous les gouvernements nationaux impliqués. Le Québec devra donner son accord de principe au gouvernement fédéral et la loi sur le ministère des Relations internationales exige que l'accord soit débattu et adopté par l'Assemblée nationale, à moins que le gouvernement du Québec ne fasse une exception d'urgence. L'affaire n'est donc pas terminée.
Rappelons-nous que la mobilisation contre l'AÉCG a commencé au Canada anglais. ATTAC-Québec participait à la toute première manifestation qui rassemblait plus de 200 personnes à Ottawa, devant le lieu des négociations, le 22 octobre 2010, où notre président Claude Vaillancourt a pris la parole. Par la suite, l'opposition s'est construite essentiellement à travers le Trade Justice Network (Réseau pour le commerce juste), le Réseau québécois sur l'intégration continentale (RQIC) et leurs organismes membres.
Des municipalités qui s'objectent
La lutte contre l'AÉCG n'est peut-être pas au niveau de « la rue », mais le débat existe bel et bien sur la place publique, et ce malgré des médias qui, souvent, ne font pas leur travail d'information. Parmi différentes initiatives lancées (pétitions, vidéos, études, assemblées publiques, manifestations avec le cheval de Troie de l'AÉGC, etc.), les résolutions sur l'AÉCG adoptées par plus de 80 municipalités, dont Montréal, Baie-Comeau et la Fédération québécoise des municipalités, comptent parmi celles qui ont dérangé le gouvernement. Ces résolutions n'ont pas toute la même portée, mais elles expriment toutes de sérieuses préoccupations. Plus de 40 de ces résolutions, dont celle de l'importante Ville de Toronto, vont jusqu'à exiger une exemption complète de l'accord parce que l'ouverture de nombreux marchés publics municipaux aux compagnies européennes imposera des règles ne permettant pas de favoriser le développement local. Malgré tout le travail que le gouvernement fait depuis plusieurs années pour amadouer les villes et la Fédération canadienne des municipalités et en faire des partenaires qui participent au processus plus qu'ils ne s'y opposent, rien n'y fait. Des citoyens interpellent les élus sur ces enjeux et ceux-ci conviennent qu'il y a de quoi s'inquiéter et s'opposer.
Le gouvernement n'a sans doute pas apprécié non plus le sondage pancanadien qui a confirmé que près des 2/3 de ses répondants s'opposaient à la prolongation des brevets pharmaceutiques dans l'AÉCG qui entraînerait une augmentation substantielle du prix des médicaments. C'est là aussi le fruit du travail d'information et de pression fait sur cet enjeu (ici par l'Union des consommateurs et la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec surtout). Idem pour les services de l'eau qui auraient été retirés de l'accord (d'après ce que les fuites de documents officiels permettent de constater). Dans ce cas cependant, par la voie des contrats publics des municipalités liés à la distribution d'eau potable et au traitement des eaux usées, les multinationales européennes gagneront du terrain.
Depuis 2010, le gouvernement canadien a trouvé sur sa route les opposants québécois et canadiens à l'AÉCG jusqu'à Bruxelles, où il fait un lobbying intensif. Ces derniers ont tissé des liens avec des groupes et réseaux de la société civile, ainsi que des élus de tous les partis, pour les informer des enjeux. ATTAC étant internationale, nous avons contribué à cette dynamique. Des déclarations communes transatlantiques ont été faites (dont celle du 5 février dernier). Ces démarches ont pu contribuer au fait que le Parlement européen a adopté une résolution critique au sujet de l'inclusion dans cet accord de mesures permettant aux entreprises de poursuivre les États, même si celle-ci doit être renforcée, selon l'analyse du Seattle to Brussels Network. Par contre, dans le contexte de la grave crise qui sévit dans plusieurs pays européens, l'AÉCG n'est pas un sujet qui a pu se hisser au rang des priorités; le libre-échange y est même vendu comme une solution pour relancer l'Europe en crise...
Clairement en réaction à un ensemble d'actions, le gouvernement fédéral a lancé une vaste offensive de promotion de l'AÉCG, en avril 2012. Des ministres-clés ont sillonné tout le pays pour livrer la « bonne parole » auprès des milieux d'affaires et dans les grands médias et réseaux sociaux. Le discours des opposants était fustigé régulièrement, signe qu'il n'est pas sans effet. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a même élaboré une page sur son site Web où il rectifie les soi-disant mythes propagés par les groupes qui sont critiques à l'égard du libre-échange. En réponse, le Conseil des Canadiens mettait à disposition The CETA Deception. La démarche rappelait le « GATS debate » et les nombreuses répliques faites au document « AGCS : faits et fiction » de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Au Québec
Au Québec, où l'ex-gouvernement libéral était, comme on le sait, un ardent promoteur de l'AÉCG, c'est à l'initiative de l'ex-députée péquiste Louise Beaudoin, qui a exigé à maintes reprises que les textes en négociation soient donnés aux parlementaires, que la Commission des Institutions a finalement exigé d'entendre le négociateur en chef du Québec, Pierre-Marc Johnson. Les opposants n'ont pas raté l'occasion de faire part de leurs préoccupations (même s'il ne s'agissait pas d'une commission parlementaire). Leurs analyses et préoccupations ont clairement été reflétées dans les questions posées par plusieurs des députés présents, notamment ceux du Parti québécois (PQ). À l'extérieur, une manifestation « coup d'éclat » avec le cheval de Troie de l'AÉCG devant le Parlement impliquant des représentants d'organismes et des élus n'est pas passée inaperçue. Rétrospectivement cependant, une action de perturbation dans le lieu même où M. Johnson s'exprimait aurait pu aider grandement pour exiger une fois pour toutes la divulgation des textes de négociation.
Des conférences, des rapports de l'IRÉC et du SCFP, entre autres, des assemblées publiques et plusieurs articles auxquels ATTAC a souvent contribué ont suivi. En septembre 2012 : retour du PQ au pouvoir. Le RQIC et certains organismes ont aussitôt demandé une rencontre avec le nouveau ministre responsable du dossier, Jean-François Lisée. Montrant qu'il faisait preuve de plus d'ouverture au débat, celui-ci a organisé, en laissant très peu de temps aux organismes pour réagir, une assemblée privée où M. Johnson - et cela ne lui a certainement pas plu - a été contraint de faire une fois de plus rapport sur l'état des négociations et de répondre aux questions des opposants. Mais en refusant l'accès à la période de questions aux médias, on s'est habilement (et scandaleusement) assuré que seule la bonne parole de M. Johnson serait répercutée par les journalistes, qui n'ont pu bénéficier des questions posées par les opposants et voir la réaction que certaines ont suscitée. On a même poussé l'audace jusqu'à demander aux participants - qui réclament la transparence - de garder confidentiel ce qui serait dit !
Que fait maintenant le gouvernement des recommandations du RQIC ? Quelle est sa réponse au message sans équivoque - les enjeux de l'AÉCG commandent un vaste débat démocratique maintenant ! - répété par les leaders d'organismes sociaux majeurs au Québec lors de la manifestation du 29 janvier dernier devant le bureau du ministre Lisée, avec le fameux cheval de Troie de l'AÉCG ? Le gouvernement péquiste finira-t-il par admettre que l'AÉCG, plus que d'autres accords avant lui, prend d'assaut de multiples aspects de la souveraineté qui est déjà la nôtre au Québec ? La suite est à venir dans un jeu de cartes où le fédéral possède non seulement le joker, mais, au fond, le jeu de cartes. Et il est peu probable qu'un parti politique libre-échangiste comme le PQ, en situation de gouvernement minoritaire, rivalise de courage et d'audace pour vraiment brasser la cage advenant que l'accord final contienne trop d'éléments qui lui déplaisent.
Chose certaine, d'importants débats restent à faire au Québec - à l'image de celui qu'a fait notre président Claude Vaillancourt avec Pierre Paquette en novembre dernier - au sujet d'un régime de libre-échange qui ne cesse de se développer et d'agir de manière structurelle sur nos démocraties et nos vies. Que voulons-nous collectivement ? Minimiser les dégâts, apprendre à vivre avec les dommages collatéraux, ou vraiment mettre fin à ces ententes fondamentalement antidémocratiques, qui consolident toujours davantage le pouvoir des multinationales au détriment des pouvoirs publics, pour faire naître un système d'échanges plus juste et démocratique ? Tous au Québec n'ont pas la même réponse à cette question et la lutte contre l'AÉCG le reflète, avec ses forces, mais aussi ses faiblesses.
Réflexions de début d'année
Par Jacques Bouchard
« Rien n'est plus surprenant pour ceux qui considèrent les affaires humaines avec un œil philosophique que de voir la facilité avec laquelle la majorité (the many) est gouvernée par la minorité (the few) et d'observer la soumission implicite avec laquelle les hommes révoquent leurs propres sentiments et passions en faveur de leurs dirigeants. Quand nous nous demandons par quels moyens cette chose étonnante est réalisée, nous trouvons que, comme la force est toujours du côté des gouvernés, les gouvernants n'ont rien pour les soutenir que l'opinion. C'est donc sur l'opinion seule que le gouvernement est fondé et cette maxime s'étend aux gouvernements les plus despotiques et les plus militaires aussi bien qu'aux plus libres et aux plus populaires ». (David Hume) (1)
À voir et entendre nos leaders économiques et politiques nous parler d'économie, d'emplois, de relance économique, de création de richesse, d'augmentation de la productivité, nous pourrions croire qu'ils savent ce qu'ils font et... qu'ils le font pour notre bien.
Derrière ce verbiage pour rassurer (c'est étonnant comment nous avons, nous les citoyens besoin d'être rassurés à les entendre) ce que l'on nous propose, ce ne sont que les mêmes solutions, qui depuis les années 1960, de façon accélérée, nous ont conduits au bord d'un profond précipice économique, social, et écologique. Un véritable déni permanent des conséquences de leurs politiques, de la croissance à tout prix : financiarisation de l'économie qui n'a plus de rapport avec l'économie réelle, croissance des inégalités, dégradation sans précédent de notre environnement, du réchauffement de la planète à la détérioration de la biodiversité en passant par la destruction des forêts tropicales.
En fait, ils nous proposent de faire un pas en avant...comme le disait un savant politicien créditiste du passé ! Mais cela vient de Davos !
« La théorie économique contemporaine que présuppose le forum de Davos où se rencontrent les entreprises et les hommes de l'état, et toutes sortes d'autres acteurs et s'entendent sur notre dos est tout autant le capitalisme sans âme, un capitalisme managérial, qui réduit l'économie à la mathématique et la détache de l'action ainsi que de la créativité humaine. Et nous avons eu de l'admiration pour « l'homme de Davos ». Qui ne serait impressionné par les rassemblements annuels du Forum économique mondial de Davos ? Impeccablement habillés, éloquents, riches, célèbres, républicains, démocrates, conservateurs, travaillistes, socialistes, avec leurs contacts, leur pouvoir et leur intelligence... Mais ils n'ont certes pas perdu la foi en eux-mêmes et ils voudraient aujourd'hui que nous leur abandonnions encore davantage le soin de gérer l'économie » (2).
La crise financière aurait dû faire en sorte que le néolibéralisme soit jeté aux poubelles de l'histoire. Un peu comme le communisme par la chute du mur de Berlin. C'était l'espoir que nous partagions plus ou moins secrètement.
Pourtant, cette idéologie a trouvé son deuxième souffle rapidement. Avançant même que ce sont les contraintes imposées au marché qui ont amené les dérives des banques et des supprimes, et que pour éviter ce genre de débâcle, il faudrait encore plus de dérèglementations et laisser-faire les banques et les entreprises comme bon leur semble. Ainsi, dans son dernier livre, Paul Krugman cite à cet égard un extrait du discours du maire de New York à propos des manifestations Occupy Wall Street :
« J'attends vos réclamations, certaines n'ont aucun fondement. Ce ne sont pas les banques qui ont provoqué la crise du mobilier. C'est clairement et simplement le Congrès, qui a forcé tout le monde à distribuer des crédits mobiliers à des gens qui étaient très limites... Mais ce sont eux (les membres du Congrès) qui ont poussé Fannie et Freddie à accorder tout un tas de prêts, ce qui était imprudent. Ce sont eux qui ont poussé les banques à prêter à tout le monde et maintenant on voudrait s'en prendre aux banques... » (3).
Plutôt fort comme argument alors que c'est le contraire qui s'est produit. Ce sont bien la complaisance et la déréglementation qui ont mis fin aux protections mises de l'avant après la crise de 1929 qui a permis la réalisation de cette autre crise majeure. Mais dans ce discours de néolibéralisme, on n'en est pas à un mensonge près. Et tout est permis pour discréditer l'intervention de l'État.
« Toute dérèglementation ou tout affaiblissement de la surveillance dans le secteur financier deviennent une incitation à l'« innovation de produits financiers », une occasion pour les spéculateurs-traders-magouilleurs; la frénésie de l'appât du gain au sein de cette gente ne connaît pas de bornes, ne comporte aucun cran d'arrêt... jusqu'à ce que le système s'effondre...Puis, la crise financière, dont le néolibéralisme est le principal architecte, a forcé les États à assumer des déficits accrus et une dette amplifiée pour composer avec la récession économique provoquée par cette crise financière, le néolibéralisme a refait surface, camouflé sous le péril de l'endettement des États » (4).
Crise de l'endettement qui sert à justifier davantage de coupes dans les services publics et à baisser les impôts des entreprises pour relancer l'économie (créer la richesse !) Encore là, ce ne semble pas si bien fonctionner que cela... « En fait, les baisses d'impôt n'ont servi qu'à augmenter les déficits publics. Par exemple, concernant les baisses d'impôt massives de Georges W. Bush, de 2001 à 2003, une étude démontre que 67 % des allégements ont profité aux 20 % des plus riches (dont 15 % aux 0,1 % les plus aisés) avec un résultat terrible pour les finances publiques alors que les recettes y perdaient l'équivalent de 4,5 points du produit intérieur brut » (5).
Dans le même esprit, il faut s'indigner des conclusions du rapport publié à la fin janvier dernier par le Congrès du travail (CTC) à l'effet que le gouvernement fédéral emprunte pour permettre aux entreprises de toucher des intérêts sur les marchés financiers. En d'autres mots, les réductions d'impôts consenties aux entreprises privées canadiennes ne servent pas à la création d'emplois, mais plutôt à renflouer les liquidités des sociétés et à graisser les salaires de leurs dirigeants.
L'étude du CTC démontre qu'entre 2001 et 2011, selon Statistique Canada, le total des réserves de liquidités de 150 sociétés privées non financières du Canada est passé de 187 milliards à 575 milliards. Pour l'année 2010-2011 seulement, cette augmentation se chiffre à 72 milliards, soit plus du double du déficit fédéral total de 33,4 milliards enregistré pour la même période. Ces sommes permettraient de payer presque totalement la dette du gouvernement fédéral qui s'élève aux environs de 600 milliards. En fait, les taux d'imposition des entreprises canadiennes n'ont pas cessé de diminuer depuis 2001. De 28 %, il a été ramené à moins de 15 %. Sachant que chaque point d'impôt représente 2 milliards d'impôts, faites le calcul.
Alors que les partisans d'impôts corporatifs moins élevés suggèrent que les sommes ainsi épargnées soient réinvesties pour améliorer les équipements et les machineries contribuant à créer davantage de meilleurs emplois, il faut constater selon le résultat de cette étude que cela a simplement permis d'augmenter les liquidités des entreprises.
Dans un sens, les contribuables canadiens subventionnent les entreprises canadiennes par les déficits et par les coupures dans les services publics. Et on nous parle de juste part...
L'ONG Oxfam a publié un rapport indiquant que les revenus nets des 100 plus riches millionnaires du monde (qui s'élèvent à 240 milliards de dollars) suffiraient à éradiquer quatre fois l'extrême pauvreté mondiale. Ce document (6) montre que le 1 % le plus riche de la planète a augmenté de 60 % ses revenus durant les 20 dernières années. Oxfam pointe également le fait que la crise économique a davantage accéléré ce processus qu'autre chose.
Dans son communiqué de presse, l'ONG a « mis en garde contre le fait que la richesse extrême et les revenus extrêmement élevés sont non seulement contraires à l'éthique, mais aussi économiquement inefficaces, politiquement dangereux, divisent la société et détruisent l'environnement ». Oxfam appelle ainsi à une meilleure répartition des richesses, notamment par une fiscalité plus juste.
On peut penser ici aux très actuels changements dans le régime de l'assurance emploi. Le gouvernement Harper - marque déposée - dévoué à l'économie en rajoute encore plus. Les néolibéraux étant convaincus que les gens qui sont pauvres sont en grande partie responsables de leur sort s'attaquent donc aux chômeurs et à leur caisse d'assurance-emploi (un deuxième vol légal organisé en 30 ans). Il faudrait bien que quelqu'un réponde à la question de savoir comment, en faisant pression à la baisse sur les salaires, notre économie, basée sur la consommation, pourra être soutenue par ces mesures. (Au fond cette question n'intéresse vraiment personne. Nous nageons là dans des eaux bituminées de droite ! )
Faut-il rappeler que même au Canada, le droit à l'alimentation est bafoué et l'insécurité alimentaire est grandement présente. Les banques alimentaires se multiplient et un enfant sur 5 vit dans la pauvreté.
En matière de pauvreté et de faim, le constat mondial est accablant : « Avec comme résultat, à l'échelle de la planète, des millions de personnes en chômage, réduites à la pauvreté, sans avenir sinon celui d'être des victimes collatérales de l'économie, qui s'ajoutent à la plus grande inégalité : la destruction, chaque année, de dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants par la faim qui constitue le scandale de notre siècle. Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Sur une planète qui regorge pourtant de richesse...alors que l'agriculture mondiale pourrait nourrir sans problème 12 milliards d'êtres humains, soit presque deux fois la population actuelle. Il n'existe donc, à cet égard, aucune fatalité. Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné » (7).
Mais rien n'empêche des fonds bancaires de spéculer sur la nourriture. Après tout, la loi du marché est la loi du plus fort. Selon Oxfam France, les marchés agricoles et alimentaires se financiarisent de manière spectaculaire. Les spéculateurs financiers occupent aujourd'hui 65 % de ce marché, tandis que les producteurs et commerçants physiques en constituent seulement 35 %. On peut penser à l'accaparement des terres, même ici au Québec.
Nous sommes probablement entrés dans l'ère du déni, car non, nous ne savons pas prendre acte du vice fondamental du mode de production et de consommation des pays capitalistes avancés fondé sur une logique d'accumulation illimitée qui est non viable et dépassent de 30 % les capacités des ressources naturelles à se renouveler et à absorber les pollutions. En d'autres mots, il faut à peu près un an et trois mois pour produire les ressources écologiques que nous utilisons en une année.
Un rapport préparé pour la Fédération canadienne des municipalités par la firme Anielski Management Inc., indique que le Canada a la troisième « empreinte écologique » en importance au monde et que, si chaque habitant de la planète consommait au même rythme que les Canadiens, il faudrait quatre autres planètes comme la Terre pour les appuyer.
Alors que les pronostics les plus sombres concernant le réchauffement climatique sont en train de se réaliser sous nos yeux, que les menaces (inondations, sécheresses, malnutrition...) et une aggravation des « pénuries d'eau » en Afrique de l'Est, au Moyen-Orient ou en Asie du Sud nous sont rappelées par la Banque mondiale, on nous parle de sables bitumineux, de pétrole en Arctique, de développement du Nord, alors que c'est tout le contraire qu'il faudrait faire.
Sauver la planète et sortir de la crise apparaît fortement lié. Cela nécessite un effort de transformation de paradigme fondamental et un travail de construction d'une nouvelle culture morale et d'une révolution des consciences, une insurrection de la pensée. Nous devons apprendre à désobéir.
En guise de conclusion, on peut citer Karel Mayrand, directeur général pour le Québec de la fondation David Suzuki : « Lorsqu'elle a reçu le prix Nobel de la paix en 2004, la regrettée Wangari Maathaï a prononcé cet appel moral qui peut nous inspirer aujourd'hui : « Au cours de l'histoire, il vient un temps où l'humanité est appelée à élever son niveau de conscience, à définir un nouveau cadre moral. Un temps où nous devons dissiper la peur et nous offrir de l'espoir. Ce temps est venu ». Ce temps est celui de notre génération, devant l'Histoire et face à notre conscience ».
Notes
1 : Cité par Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Points, 2003, p. 257.
2 : Michael Miller, auteur de « Davos Capitalism: Adam Smith's Nightmare », parut sur le site de l'Acton Institute, le 25 mars 2009, en ligne.
3 : Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise... maintenant, Flammarion, p. 85.
4 : Yvan Allaire et Mihaela Firsirotu, Actualités économiques, 28 septembre 2011.
5 : Alternatives économiques, no. 314, juin 2012.
6 : The Cost of Inequality: How Wealth and Income Extremes Hurt All of Us, Oxfam, 2013.
7 : Jean Ziegler, Destruction massive : Géopolitique de la faim, Seuil, 2011.