Par Raymond Favreau
« … l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les successions sont les meilleurs outils d’une réduction des inégalités des revenus. Or, on constate partout une pression sur leur atténuation, voire pour leur suppression. » Hughes Puel
Raymond Favreau est coordonnateur du Conseil scientifique d’Attac-Québec
La période des rapports d’impôts
Chaque année, à compter de janvier, les cabinets de comptables agréés, par exemple Samson Bélair / Deloitte & Touche, nous offrent leur nouveau manuel des moyens d’éviter de payer des impôts – ou tout au moins pour en payer le strict minimum [1]. En même temps, les banques, caisses populaires et courtiers nous invitent à contribuer à nos REER, toujours pour faire le moins possible de cadeaux aux fiscs fédéral et québécois. Autrement dit, c’est la saison des «maudites taxes».
Les médias écrits et parlés, les politiciens, les courtiers, et les représentants du monde des affaires, parlent de «taxes» sans jamais faire la distinction entre les impôts sur le revenu, qui sont encore dans une certaine mesure des taxes progressives, et les autres taxes, comme les taxes de vente, c’est-à-dire, la TPS et la TVQ, qui sont des taxes régressives. Le discours dominant soutient que les taxes sont mauvaises en soi et doivent être réduites au minimum, ou mieux, carrément éliminées - pour le plus grand bienfait de tous. Les politiciens n’ont de cesse de proposer toujours plus de coupures d’impôts, surtout en faveur des entreprises et des plus riches, présentées comme solution à tous les problèmes économiques et comme moyen d’augmenter la création de richesses et d’emplois. Deux exemples récents sont, premièrement, le budget proposé par W. Bush début février 2008, qui, pour contrer la récession imminente prévoit encore plus de coupures d’impôts, alors que personne ne voit de lien entre la crise enclenchée par les subprimes et le niveau des impôts. .. L’autre exemple est le discours prononcé le 28 janvier 2008 par Pauline Marois devant un auditoire de la Chambre de commerce de Montréal (social libéralisme oblige) annonçant que son programme économique inclura une fiscalité plus compétitive de nos entreprises, des stimulants à l’investissement sous forme de crédit d’impôt, … l’élimination de la taxe sur le capital … et …le rétablissement des crédits d’impôt stimulant les investissements structurants. Elle prévoit aussi une réduction des taux d’imposition des particuliers – et une augmentation de la taxe régressive qu’est la TVQ. À noter que ces «idées» lui viennent des «Onze idées pour transformer le Québec», pamphlet réactionnaire de l’Institut économique de Montréal, publié le 12 janvier 2008 dans le Journal de Montréal. Il est vrai qu’appliquées encore davantage, ces politiques rétrogrades ne pourraient faire autrement que de transformer le Québec – en République de bananes.
L’autre ronron des représentants de la classe dominante est qu’au Québec nous sommes plus taxés que n’importe où ailleurs au Canada, et que les Canadiens en général sont les plus taxés de tous les pays industrialisés. Ce bilan catastrophique de notre situation fiscale est-il conforme à la réalité ? Ou serait-ce que l’establishment néolibéral déforme la réalité socio-économique? Est-ce vrai que les taxes sont totalement inutiles, voire nuisibles pour l’économie et la création d’emplois, comme l’affirment les «groupes de réflexion» (think tanks) affairistes? Le Canada est-il en fait un goulag fiscal?
Rappelons, premièrement, ce que font les gouvernements de la recette fiscale, c’est-à-dire, de l’ensemble des taxes qu’ils perçoivent des contribuables, particuliers et entreprises, tout en se souvenant que l’usage qu’un gouvernement fait de ses revenus varie plus ou moins selon l’orientation idéologique du parti au pouvoir, et selon les rapports de force entre l’establishment et le peuple. Il faut aussi voir la question dans son contexte de l’histoire contemporaine, du fait que la situation a évolué au fil des décennies, et pas dans le sens du progrès social.
Nous tiendrons aussi compte du degré de justice sociale rattaché au régime fiscal : est-ce que le fisc impose les contribuables selon leurs moyens? Autrement dit, quel est le poids des impôts progressifs par rapport aux taxes dégressives? Pour commencer, regardons de plus près la différence entre ces deux sortes de taxes, régressives (ou dégressives) et impôts progressifs, ainsi que la distinction entre taxes directes et indirectes.
TAXES ET IMPÔTS, DIRECTS ET INDIRECTS, PROGRESSIFS ET DÉGRESSIFS
Rien ne fait mal comme de payer des impôts, si n’est que de ne pas en payer du tout.- Lord Dewar
Taxes directes, taxes indirectes
On fait parfois la différence entre taxes directes et taxes indirectes. Soit dit en passant que cette distinction n’est pas particulièrement précise ou même utile. Elle provient du fait que la constitution canadienne donne au Parlement fédéral le pouvoir de prélever des revenus par tous modes ou systèmes de taxation, alors que les législatures provinciales sont censées s’en tenir à la taxation directe. Cette distinction s’est avérée floue. Dans les faits, sauf pour les droits de douane, que seul Ottawa perçoit, les deux ordres de gouvernement perçoivent des impôts sur les revenus et des taxes de vente.
Durant et depuis la 2e Guerre Mondiale Ottawa s’est largement immiscé dans les champs de compétences des Provinces et s’est accaparé une portion majeure de la recette fiscale, aux dépens des provinces. Mais ce n’est pas l’essentiel de nos propos. Pour celles et ceux qui veulent en savoir davantage, l’ouvrage de Gaétan Breton, Faire payer les pauvres, et celui de Garon et Therrien (2007) [2], traitent du sujet.
Taxes progressives et taxes régressives
Pour nos propos, la distinction entre taxes progressives et taxes et taxes régressives [3] est beaucoup plus pertinente sur le plan socio-économique. Rappelons que l’origine des taxes progressives se trouve dans la Déclaration des droits et obligations de l’homme et du citoyen, adoptée dans la foulée de la Révolution française, dont l’article 13 déclare que chaque citoyen doit contribuer au financement des dépenses publiques selon ses moyens [4]. Éventuellement cela a donné les impôts progressifs, qui font qu’en principe les plus riches paient un plus gros pourcentage de leur revenu imposable que les moins riches.
Les think tanks du monde des affaires, notamment l’Institut économique de Montréal, le Fraser Institute et l’Institut C. D. Howe, dénoncent la progressivité des impôts comme étant injuste. Tous, d’après eux, devraient payer le même taux, car même alors, les plus riches paieraient plus d’impôts. Ce qui est vrai au plan abstrait. Mais ce qu’ils ne disent pas est que, après paiement des impôts, il ne reste au petit salarié que peu de marge au-delà du coût des besoins essentiels : logement, nourriture, chauffage, transport, etc. Dans le cas, disons d’un des milliardaires du secteur pétrolier de l’Alberta, ou de Power Corporation, qui gagne plus de 100 millions par année, même s’il payait le taux d’imposition maximum – ce qui n’est presque jamais le cas, il lui resterait plus de ce revenu annuel, après impôts, que le salarié moyen ne gagnera durant sa vie entière.
Depuis la fin de la 2e Guerre Mondiale les taux d’imposition ont toujours évolué vers de moins en moins de progressivité. Nous en parlerons tout à l’heure.
Les taxes régressives sont les taxes de vente : la TPS, la TVQ, et les frais aux usagers, dont le taux est le même pour tous. De sorte que Robert Gratton, le numéro deux de Power Corporation, qui a touché plus de 170 millions de revenus annuels il y a quelques années, paie les mêmes taux de 6% pour la TPS et de 7,5% pour la TPQ que le sans-abri (quand Gratton ne fait pas acheter son auto par la compagnie, laquelle se fait rembourser la TPS).
À noter que la TVQ s’ajoute non seulement au prix d’achat mais aussi à la TPS, de sorte que la somme des deux est de 15,5% et non pas de 13,5%.
A quoi sert la recette fiscale?
À quoi servent les revenus que les gouvernements – fédéral, provinciaux et municipaux - perçoivent sous forme de taxes – droits de douane, impôts sur le revenu, taxes de vente, et taxes foncières? Ils servent, premièrement à financer la construction et l’entretien des infrastructures publiques, les rues, routes, ponts, moyens de transport en commun, écoles, parlements, hôtels de ville, hôpitaux, CLSC, etc. Ils servent aussi à financer l’éducation, les programmes de santé, l’assurance médicaments, l’assurance emploi, les garderies de la petite enfance, et autres programmes sociaux. Ils financent les subventions que les gouvernements accordent à certaines entreprises, en principe pour préserver des emplois. Enfin, les impôts et autres taxes servent à défrayer la fonction régalienne – le maintien de l’ordre, l’application des lois, la police, et la défense nationale.
Malheureusement, cette fonction régalienne inclut les guerres agressives comme celle des Etats-Unis contre l’Irak, et celle à laquelle participe le Canada en Afghanistan. (Il y a d’ailleurs des citoyens qui, par principe, déduisent des impôts qu’ils versent à Ottawa, la portion qu’ils estiment allant à l’achat d’armement et aux activités militaires du gouvernement fédéral, risquant d’avoir à payer des amendes ou même d’aller en prison).
Mais sans revenu fiscal – ce qui exige le paiement de taxes – pas de société civilisée au sens où nous l’entendons actuellement : pas d’infrastructures publiques ni de programmes sociaux. C’est le chacun pour soi, et chacun doit payer pour aller à l’école, pour se faire soigner à l’hôpital, pour emprunter une route ou traverser un pont. Il n’y a pas si longtemps les automobilistes devaient payer pour rouler sur l’autoroute des Laurentides et des Cantons de l’Est, et pour traverser le pont Champlain. Les autoroutes payantes réapparaissent déjà en Ontario, et on les annonce pour le Québec. Le père de John Kennedy, qui avait émigré à Boston en provenance de l’Irlande, n’avait pas les moyens de traverser les ponts qui reliaient les îles formant la ville de Boston à l’époque de son enfance. En Europe médiévale les paysans devaient payer pour circuler sur les chemins qui reliaient les villages. Le tarif était versé aux aristocrates. Dans ce monde individualiste que veulent les très riches, ils ne contribueraient pas plus aux besoins sociaux que les pauvres. C’est là que tend l’évolution ultralibérale, avec les privatisations et modifications graduelles des régimes fiscaux. Ce que les apparatchiks Lu-lucides appellent le modernisme et le progrès est en fait un retour en arrière. Ce qui fait dire à Michel Chartrand que le néolibéralisme n’est pas nouveau.
Evolution du régime fiscal
Avant, durant, et depuis la 2e Guerre Mondiale
Avant la 2e Guerre Mondiale, les taux d’imposition sur le revenu des divers paliers étaient relativement progressifs, mais beaucoup moins que durant et après la fin de la guerre. En 1944, le taux maximum pour les plus riches au Canada était de 95%. À cette époque, il était aussi dans les 90% aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Ce qui n’a pas empêché les gros manufacturiers d’en sortir beaucoup plus riches qu’auparavant, à cause des contrats gouvernementaux qui leur permettaient de faire d’énormes profits. Mais les politiques étaient plus égalitaires et distributives de la richesse que maintenant. Ce qui était vrai aussi durant les 30 années suivantes, les Trente Glorieuses.
Diminution des taux d’imposition.
Graduellement au cours des décennies après 1948, les taux d’imposition surtout des plus hauts paliers commencent à baisser, en même temps que le nombre de paliers. Aux Etats-unis, au début des années 1960, le président Kennedy abaissait le taux maximum de 91% à 70%, et les autres pays du G7 faisait de même. En ce qui concerne le nombre de paliers, il y en avait huit en 1948. Il y en a maintenant quatre. C’est à compter de 1973 que la situation a commencé à changer de façon drastique.
Les réductions des taux d’imposition a porté à la fois sur ceux des particuliers et ceux des entreprises. En fait beaucoup plus en faveur des riches individus, et plus encore en faveur des entreprises que des particuliers.
Réduction relative du fardeau fiscal des entreprises
La part des impôts que versaient les entreprises a graduellement diminué au fils des années, par rapport à ceux payés par les particuliers. Dans leur texte de 2006, Bernard, Lauzon et autres, illustrent l’évolution de 1950 à 2000 par le tableau ci-dessous
Proportion de l’impôt fédéral payé par les particuliers et par les corporations entre 1940 et 2004
Année | Particuliers (%) | Corporations (%) |
1940 | 21 | 79 |
1950 | 49 | 51 |
1960 | 66 | 34 |
1970 | 74 | 26 |
1980 | 69 | 31 |
1990 | 85 | 15 |
2000 | 74 | 26 |
Source: Statistiques Canada
Par ailleurs, les grandes entreprises paient peu – et souvent pas du tout – d’impôts. Bernard, Lauzon et autres, dans ce même ouvrage donnent des exemples de nombreuses corporations faisant affaire au Québec n’ayant pas payé d’impôts au fisc québécois même si elles affichaient d’énormes profits. Par exemple en 1999, 52% des corporations n’ont pas payé d’impôts à Revenu Québec malgré des bénéfices nets globaux affichés à leurs bilan de 24,1 milliards $.
Réduction du fardeau fiscal des riches et augmentation relative du fardeau des couches populaires
Ce transfert du fardeau fiscal, des riches aux pauvres, effectué sous la houlette de l’ultralibéralisme depuis 1973, est évidemment relié directement à la montée des inégalités, même si ce n’en est pas la cause unique. Il faut retourner à 1908, à l’époque des barons voleurs, pour trouver une telle concentration de la richesse entre les mains de quelques uns. À quoi s’ajoute une pauvreté croissante des plus démunis – assortie de la stagnation des revenus réels de ce qui reste de la classe moyenne [5] et, de ceux qui travaillent de plus longues heures pour un revenu qui n’augmente pas au rythme du PIB.
Si comme nous le disions, le taux fédéral du palier le plus élevé pour les particuliers était de 95% en 1944, en 2000 il avait baissé à 29%. Par contre le taux minimum, celui que payent les contribuables qui sont au seuil de la pauvreté, lui, n’a baissé qu’à 17% durant cette même période.
Taux d’imposition fédéral des particuliers de 1998 à 2008
Année | Minimum | Max. |
1998 | moins de 29 590$ | 17% | + de 59 190$ | 29% |
1999 | moins de 29 590$ | 17% | + de 59 180$ | 29% |
2000 | moins de 30 004$ | 17% | + de 60 009$ | 29% |
2001 | moins de 30 754$ | 16% | + de 100 000$ | 29% |
2002 | moins de 31 677$ | 16% | + de 103 000$ | 29% |
2003 | moins de 32 183$ | 16% | + de 104 648$ | 29 % |
2004 | moins de 35 000$ | 16% | + de 113 804$ | 29% |
2005 | moins de 35 595$ | 15% | + de 115 739$ | 29% |
2006 | moins de 36 378$ | 15,25 | de 118 285$ | 29% |
2007 | moins de 37 178$ | 15% | + de 120 887$ | 29% |
2008 | moins de 37 885$ | 15% | + de 123 184$ | 29% |
Source : Revenu Canada
On remarquera au tableau ci-dessus que la progressivité des taux en a pris pour son rhume depuis les années de l’après-Guerre. De 95% à 29% il y a toute une marge. Outre toutes les échappatoires dont disposent les riches, avec l’aide de leurs fiscalistes professionnels pour réduire au minimum ce qu’ils payent effectivement, un richard qui a gagné plus de 100 millions $ en 2007 paie au même taux de 29% que celui qui a gagné 120 887$.
Pour compenser les baisses de recettes fiscales provenant des impôts des riches, le gouvernement Mulroney avait instauré la TPS, une taxe régressive qui frappe le sans abris au même taux que le milliardaire, qui d’ailleurs, pour les achats importants ne paye pas la TPS car il fait acheter les objets de luxe, comme sa limousine et son yacht, par sa compagnie, qui se fait rembourser cette taxe par le fisc. Chrétien, qui avait promis d’éliminer la TPS, une fois élu n’a évidemment rien fait de tel.
Nous sommes les plus taxés au Monde?
Le refrain des chantres de service du monde des affaires est que, premièrement les Québécois sont les plus taxés de tous les Canadiens; et deuxièmement, que les Canadiens sont les plus taxés du monde industrialisé. Ils ajoutent souvent que ceci a pour effet d’éloigner les investisseurs qui, autrement viendraient ici créer des emplois. On nous raconte de plus que le niveau des impôts au Canada (et/ou au Québec) incite nos effectifs les plus compétents à s’exiler aux États-Unis, car ils ne veulent pas tout donner au fisc. Est-ce vrai?
Première précision : le taux d’imposition corporatif québécois est le plus bas au Canada. Bernard Landry, quand il était Premier ministre, aimait s’en vanter, un peu comme le faisait autrefois Maurice Duplessis au sujet des faibles salaires des Québécois. Deuxièmement, quand on regarde les taux d’imposition provinciaux, ils varient peu de province en province, sauf pour l’Alberta, qui a la manne pétrolière. Dans le cas du Québec, si les taux des particuliers sont légèrement plus élevés que dans d’autres provinces, il y a des services sociaux qui sont plus généreux, par exemple les garderies à prix modiques, et l’assurance médicaments [6], qu’on ne trouve pas dans toutes les provinces.
Et qu’en est-il de la prétention que le Canada est le pays où les corporations sont les plus taxées du monde occidental? De 1997 à 2005, la moyenne des taux corporatifs des pays de l’OCDE est passée de 37% à 28,7%. Il s’agit des taux combinés, fédéral et provincial ou étatique dans le cas de fédérations. Celui du Canada est passé durant cette même période de 44,6% à 36,1%, le situant derrière les taux de l’Allemagne (38,9%), des Etats-Unis (39,3%) et du Japon (39,5%). Le Canada n’est donc pas le plus taxé du monde occidental, comme aimeraient nous le faire croire les représentants du capital – et les politiciens.
Le discours dominant prétend aussi que les taux d’impôts élevés sont nocifs pour la productivité, drainant les ressources des entreprises. C’est plutôt le contraire qui ressort d’une étude du Fond monétaire international (WP/06/93), qui indique que les pays qui dépendent principalement des taxes indirectes ont des taux de productivité plus faibles que ceux dont l’essentiel de la recette fiscale provient des impôts sur le revenu. L’auteur a étudié 26 pays, y compris ceux du G7. Les différences étaient importantes.
S’agissant de la comparaison entre le Canada, les Etats-Unis, et les autres pays du G7, les chiffres publiés annuellement par des grands cabinets internationaux de comptables agréés indiquent que la prétention que le Canada est un enfer fiscal est un pur mythe. En 2007, KPMG [7] a calculé que le Canada maintient son avantage sur les autres pays du G7 en ce qui a trait aux coûts d’y faire des affaires, ce qui tient compte des impôts, et que les coûts au Canada sont de 5,5% inférieurs à ceux aux Etats-Unis, et ce malgré la hausse du Dollars canadien.
Pour ce qui est des impôts sur le revenu, ce même cabinet estime que pour le secteur manufacturier, le Canada est quatrième, après Singapour, le Royaume-Uni, et la Hollande, à imposer les taux les plus bas, Et pour ce qui est des ristournes d’impôts pour la recherche, KPMG place le Canada en tout premier lieu pour sa générosité envers les entreprises. À noter que KPMG est habituellement considéré comme l’allié des multinationales, dont un très grand nombre ont recours à ses services pour réduire ou éviter les impôts.
L’OCDE compare le total des recettes fiscales des pays membres en pourcentage du PIB. En 2005, le ratio du Canada était de 33%, le situant parmi la catégorie des pays à taux faible-intermédiaire. Pour les pays des groupes aux taux élevés et intermédiaires, c’est-à-dire la Suède, le Danemark, la Finlande, la Belgique, et la France, ainsi que l’Autriche, l’Islande et l’Italie les ratios dépassent 40%. Les Etats-Unis et le Japon, de l’ensemble à ratios faibles, se situaient aux d’environs de 27%. L’OCDE précise que les choses ont peu changé en 2007.
En ce qui concerne l’impôt sur le revenu des particuliers, d’après l’OCDE en 2005 le taux moyen affectant l’individu sans dépendants était de 37,5% pour l’ensemble de ces pays de l’OCDE, et de 31,6% pour le contribuable canadien de cette catégorie. Les taux correspondants pour le contribuable marié avec deux enfants était pour la moyenne des pays de l’OCDE de 27,7%, et de 21,5% pour le contribuable canadien de cette même catégorie.
Des études citées dans le Globe & Mail indiquent que le nombre de Canadiens hautement formés qui s’exilent aux Etats-Unis n’est pas très élevé, et est compensé par les immigrants de formation égale. On note aussi que la question des impôts ne pèse pas lourd dans les décisions d’aller travailler aux États-Unis. Pour beaucoup de chercheurs universitaires, le financement de la recherche et les équipements disponibles sont plus importants que les impôts.
Voilà la réponse à la thèse du Canada en tant que goulag fiscal qu’avancent nos «experts» de services, inféodés à l’ultralibéralisme.
Les réductions des impôts servent-elles à créer des emplois ?
Même si le discours néolibéral l’affirme, sans jamais en faire la preuve, il y a des études réalisées par des économistes états-uniens (Mishell et autre, 2003) qui indiquent que non. Par exemple, les coupures massives effectuées par le gouvernement W. Bush non seulement n’ont pas augmenté le nombre d’emplois aux Etats-Unis, mais, au contraire ont coïncidé avec des pertes massives, suivies année après année d’augmentations insuffisantes pour tenir compte des nouveaux arrivés sur le marché du travail. Personne n’a jamais démontré que les coupures d’impôts corporatifs ou des particuliers de hauts paliers aient servi à financer la création d’emplois. Les pertes de recettes fiscales aboutissent dans des paradis fiscaux, ou servent à financer les délocalisations d’usines, ou encore alimentent la spéculation financière.
Évasion fiscale et évitement abusif
Les corporations et les contribuables aisés ont à leur disposition un ensemble considérable de moyen de payer peu ou pas d’impôts. Les moins habiles se font parfois attraper, mais rarement les gros. En théorie, l’évasion fiscale est un délit ou même un acte criminel, le choix dépendant du procureur de la couronne et de la gravité de la fraude. Le plus souvent, les fraudeurs négocient un règlement à l’amiable et s’en tirent pour une partie de leur gain illégal. De plus, il y a cette vaste zone grise appelée l’«évitement fiscal», qui en principe est légal. Il découle d’un ancien jugement de la Chambre des Lords qui décida que le contribuable a le droit d’arranger ses affaires de façon à payer le minimum d’impôts! D’où cette vaste industrie des montages ingénieux, de la planification fiscale, de l’usage des multiples filiales – locales et offshore – des transferts de prix, et d’une pléthore de manigances limitée seulement par le pouvoir d’imaginer de nouvelles façons de jouer sur les mots et de se moquer du fisc et de ceux qui n’ont pas les moyens d’éviter de payer leur juste part d’impôts.
Pour mitiger les effets de l’évitement fiscal, le fisc de plusieurs pays a introduit le concept d’évitement abusif, codifié en tant que Règles générales anti-évitement, qui cherchent à réduire la fuite fiscale. Le concept d’évitement abusif est à ce point flou qu’en 2007 on pouvait lire deux jugements contradictoires de la Cour suprême du Canada portant sur deux cas presque identiques, prononcés durant la même session de cet illustre tribunal.
Dans les autres domaines du droit public, on ne peut faire indirectement ce qu’on n’a pas le droit de faire directement. Le droit fiscal fait exception, de sorte que dans maints cas, la structure élaborée sur le papier pour éviter de payer des impôts, ou pour obtenir des remboursements en raison de la dépréciation gonflée artificiellement, fait que le mot à mot prime l’esprit de la loi. Les professionnels, comptables et juristes spécialisés en évitement fiscal, s’en donnent à cœur joie, au bénéfice de leurs riches clients. Et ceux qui mettent sur pied des sièges sociaux bidons dans les paradis fiscaux annoncent leurs services dans le vénérable magazine britannique The Economist.
L’exemple le plus frappant de l’évitement fiscal agressif courant est celui que les fiscalistes sont en train d’élaborer pour mitiger les éventuelles conséquences de la chute boursière enclenchée par la crise des subprimes. Pour que les détenteurs d’actions ayant fait des gains en capital et (ou) ayant touché des dividendes de 2003 à 2007 préservent le droit de payer des impôts au taux réduits des revenus du capital, des fiscalistes leur recommandent l’usage de produits dérivés, ces mêmes machins qui ont alimenté la crise des subprimes ! Autrement dit, il s’agit d’offrir l’option d’acheter ses actions à une date différée, et à un prix majoré, convenus (en considération bien sûr de la prime juteuse que la banque qui émet ces options touchera).
POLITIQUE DU PANIER VIDE
Si nos élus – des niveaux provincial et fédéral et de tous partis politiques confondus – déplorent le manque de ressources financières pour renflouer les programmes sociaux, ils s’abstiennent invariablement de faire le lien entre cette prétendue pauvreté du gouvernement et les baisses d’impôts. Et, sans y voir une quelconque contradiction, ils ne se gênent pas pour annoncer des cadeaux aux industries pétrolières et de l’automobile, ni non plus pour budgéter sept milliards pour des vaisseaux militaires et autres joujoux belliqueux. Et le fric ne manque pas pour les congés fiscaux et les coupures d’impôts pour les très riches. C’est vrai aux Etats-Unis, qui sert de modèle aux Paul Martin, Harper, Charest et compagnie. Par exemple, le budget déposé en février 2007 par le gouvernement Bush contient un ensemble d’énormes cadeaux aux plus riches états-uniens, comme l’élimination des impôts sur les successions (qui n’affectaient que ces très riches), qui va priver Washington de revenus de l’ordre de 442 milliards en 10 ans, et donner à la famille Walton, les héritiers de la fortune Wal-Mart, environ 32,7 milliards $US. En même temps ce budget prévoit couper de 1,5 milliards les fonds consacrés à l’éducation.
Pour revenir au Canada, que dire du remboursement accéléré de la dette, la priorité des Lucides, des péquistes, adéquistes, bloquistes et libéraux fédéraux et provinciaux? Autre fumisterie dont traitent Breton (2007) et Gill (2006). Pour ces cadeaux aux banques, encore là le panier n’est pas vide. D’ailleurs au fil des décennies Ottawa a engrangé d’énormes surplus et en a garé une partie dans des «fondations» gérées par des amis du parti au pouvoir.
Il y a bien sûr quelque chose de délibéré à affamer les programmes sociaux. Les compagnies d’assurance aimeraient bien mettre la main sur la lucrative «industrie» de la santé. En privant les réseaux publics de santé de moyens et d’ effectifs, on réduit la qualité et la disponibilité des soins, et on fait miroiter la prétendue solution du secteur privé. C’est ce que des sociologues européens ont appelé « la politique du panier vide ».
LA MONTÉE DES INÉGALITÉS
Depuis les années 1980, nous avons vécu une remontée des inégalités des revenus qui maintenant frisent celles des années 1920, c’est-à-dire la période des barons voleurs. Alors qu’avant les années 1980, le PDG d’une entreprise manufacturière gagnait entre 40 et 200 fois le salaire de l’ouvrier spécialisé, nous voyons maintenant des chefs d’entreprises touchant des revenus de plus de cent millions chaque année, alors que le revenu du salarié ordinaire stagne, et que celui des employés précaires a baissé. CCPA et le groupe d’étude de James Galbraith, de l’Université du Texas, et autres, ont publié des études qui démontrent l’ampleur des écarts entre les revenus du dernier centile du 1% des plus riches, d’une part, et le reste de la population d’autre part.
Le graphique ci-dessous illustre l’évolution de la concentration du capital aux Etats-Unis entre les mains des 0,01% du palier supérieur de la population, entre 1920 et l’an 2000.
Les riches s’enrichissent
Une autre étude de l’évolution des revenus des plus hauts niveaux, au Canada et aux Etats-Unis, de Emmanuel Saez et Michael R. Veall (2005), indique que la situation a évolué sensiblement de la même façon au Canada qu’aux Etats-Unis, et que ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide sociale, le 1% de 1% des plus riches, détiennent maintenant une part astronomique de la richesse. La réforme fiscale a joué un rôle important dans le retour à des excès de concentration du capital entre les mains de quelques familles que la société n’avait pas vus depuis les années 1920.
La progression de cet écart, et du désarroi de ce que les politiciens appellent la «classe moyenne», n’est pas sans lien avec l’évolution d’une fiscalité de moins en moins distributive de la richesse. L’impôt progressif sur le revenu et les impôts sur les successions ont été et sont encore les meilleurs moyens de réduire les inégalités de revenus. Malheureusement, on voit partout une pression constante de l’establishment pour les atténuer, voire pour les supprimer.
ÉLÉMENTS D’UNE RÉFORME FISCALE PROGRESSIVE ET REDISTRIBUTION DE LA RICHESSE
Dans l’ouvrage du collectif d’Attac-Québec, Où va notre argent?, nous avons énuméré les éléments d’une véritable réforme fiscale et budgétaire, qui incluraient :
- Le rétablissement de la progressivité, de plus de paliers et de taux beaucoup plus élevés pour les corporations et pour les contribuables aisés
- Les mêmes taux devraient s’appliquer aux gains en capital et aux dividendes qu’aux salaires
- Le rétablissement d’une répartition plus juste du fardeau fiscal entre les corporations et les particuliers
- La répression de l’évasion fiscale et de l’évitement fiscal abusif, y compris les échappatoires et les virements vers les paradis fiscaux
- L’application budgétaire de la recette fiscale à des fins de redistribution de la richesse.
Ajoutons que les droits sur les successions devraient être rétablis à des niveaux tenant compte du fait que l’héritier n’a pas gagné la fortune qui lui est léguée, et que les héritages accentuent les avantages des plus riches à l’égard du reste de la population.
Toutes les données comptables des entreprises et des particuliers devraient être disponibles aux autorités fiscales de tous les pays, quel que soit l’endroit où une entreprise est enregistrée, et quel que soit l’endroit où un particulier est domicilié. Le secret bancaire à l’égard des autorités fiscales doit être aboli.
Une convention internationale devrait mettre fin à la concurrence fiscale, qui fait que les pays abaissent leurs taux d’impôts afin d’attirer les entreprises d’autres pays.
Un ensemble de taxes globales devrait être imposé, en vue de réduire la spéculation sur les taux de change et sur les taux d’intérêts, et afin de financer l’aide aux pays du Sud.
La recette fiscale, rétablie aux niveaux des années 1970, permettrait de réduire l’écart entre les très riches et le reste de la population, aux moyens de divers programmes, comme l’augmentation des prestations d’aide sociale et d’assurance emploi, la création d’emplois dans la sphère non marchande (travaux publics, protection de l’environnement, renflouement des budgets de la santé et de l’éducation, la culture, y compris l’application de la loi 101, etc., etc.).
Ce n’est pas pour demain, mais sachons au moins qu’une autre fiscalité est théoriquement possible.
Notes
[1] Comment réduire vos impôts. Éditions Transcontinental, 20e édition, 2008.
[2]Leur ouvrage, Le prédateur et l’imposteur, contient un excellent résumé du conflit fiscal entre Ottawa et les provinces, gagné haut la main par le fédéral. Mais on ne peut que s’étonner par ailleurs du néolibéralisme des auteurs, qui admirent le «courage» d’un Mulroney d’avoir négocié l’ALÉ et d’avoir instauré la TPS.
[3]On dit aussi «dégressives».
[4]Textuellement l’article 13 dit : pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.
[5] Euphémisme qui englobe dans les faits les travailleuses et travailleurs. Les politiciens se réclament de la classe moyenne tout en niant qu’il y a des classes sociales !
[6]Même si cette assurance permet au gouvernement du Québec de faire de très généreux cadeaux à l’industrie pharmaceutique, en lui permettant de facturer les médicaments à des prix scandaleux.
[7] KPMG LLP, A Guide to Cost Advantage, 2006.
Pour en savoir plus
- ATTAC-Québec, Où va notre argent? Une fiscalité pour les riches, Écosociété, Montréal, 2006.
- BERNARD, M., LAUZON, L.P., et autres, L’autre déséquilibre fiscal : Le déplacement du fardeau fiscal des compagnies vers les particuliers au cours des dernières décennies, La Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, Montréal, mars 2006.
- BERNSTEIN, Peter L., «Don’t Like Taxes? Consider the Alternative», in le New York Times, 10 février 2008.
- BRETON, Gaétan, Faire payer les pauvres, Montréal, Lux, 2005.
- BRETON, Gaétan, La dette : Règlement de comptes, Montréal, Lux, 2007.
- BROOKS, Neil, et HWONG, Thaddeus, The Benefits and Economic Costs and Benefits of Taxation, CCPA, décembre 2006.
- GARON, Jean-Denis, et THERRIEN, Alain, Le prédateur et l’imposteur, Éditions Michel Brulé, Montréal, 2007.
- GILL, Louis, Rembourser la dette publique : la pire des hypothèses, Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, 2006.
- HOANG-NGOC, Liêm, Vive l’impôt!, Grasset, Paris, 2007.
- LAUZON, Léo-Paul, Contes et comptes du prof Lauzon : Le néo-libéralisme dénoncé net, fret, sec!, Lanctôt, 2001.
- Op. cit., Contes et comptes du prof Lauzon II: Comment décoder le discours des affaires et de leurs porte-queue sans se fatiguer, Lanctôt, 2004.
- MISHEL, Lawrence, «Grading the ‘’Jobs and Growth Plan’’ : Generating 5.5 million new jobs by the end of 2004 is the test of success», Economic Policy Institute, 3 novembre 2003.
- NIKONOFF, Jacques, Valorisation de la sphère non-marchande, 13 septembre 2004, Université d’été d’Attac-France.
- PUEL, Hughes, «Un puissant moyen d’action : La fiscalité», in Economie et Humanisme, No 375, décembre 2005.
- SAEZ, Emmanuel, et VEALL, Michael R., «The Evolution of High Incomes in Northern America : Lessons from Canadian Evidence», in The American Economic Review, juin 2005.
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Dan Furukawa Marques et Michel Tremblay
« La situation est beaucoup plus sérieuse que n’importe quelle autre crise financière depuis la Deuxième Guerre mondiale » - George Soros, First Post, 22 janvier 2008. « Nous allons probablement vivre une des pires récessions depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est certainement pas un bon scénario » - Jim Rogers, Fortune 500, 3 février 2008. Soros et Rogers, ces gourous de la finance mondiale, n’y vont pas de mains mortes lorsqu’ils parlent de l’état de l’économie! Pourtant, encore aujourd’hui, l’idée d’une récession économique américaine, voire internationale, n’est que trop timidement utilisée par les experts. Néanmoins, à lire quelques observateurs plus avisés, tout porte à croire que les conséquences seront lourdes
Dan Furukawa Marques détient un baccalauréat en économie et politique (Université Laval)
Michel Tremblay détient une maîtrise en relations internationales (IQHEI) et une maîtrise en International Political Economy (IPE) (Manchester)
Selon Nouriel Roubini, ancien économiste senior du Council of Economic Advisor sous l’administration Clinton, « les États-Unis sont maintenant effectivement entrés dans une sérieuse et douloureuse récession. Le débat n’est plus de savoir si l’économie aura un « soft landing » ou un « hard landing », mais plutôt de savoir à quel point l’atterrissage sera dur ». Selon l’auteur, la situation est sérieuse : « la pire chute du marché immobilier, qui continue de s’effondrer; un crash sévère de liquidités et de crédit dans les marchés financiers bien pire que celui de l’été dernier; les prix élevés du pétrole et de l’essence à la pompe; un déclin de l’investissement en capital dans le secteur corporatif; un marché de l’emploi qui fléchit avec trop peu d’emplois créés et un chômage à la hausse; et enfin, la difficulté croissante d’accès au crédit pour les consommateurs causée par la chute de la valeur de leur maison [qui sert normalement de garantie d’emprunt] ». Comme la consommation privée aux États-Unis compte pour 70% du PIB, Roubini conclut que les Américains sont déjà en récession.
Une triple crise
Dès août 2007, des symptômes concrets de la première crise, celle du crédit, se font sentir lorsqu’une quantité importante de ménages américains fait simultanément défaut sur des paiements d’hypothèques contractées quelques années auparavant en vue de réaliser le rêve de devenir propriétaire. Les conséquences sont prévisibles. Les ménages ne remboursant pas leurs prêts, leurs institutions financières respectives se sont automatiquement retrouvées dans l’impossibilité de rembourser à leur tour… d’autres institutions financières. Ce manque de liquidité a contaminé, dans un premier temps, tous les marchés financiers de la planète ayant investi dans le tristement célèbre marché des subprimes (prêts hypothécaires à haut risque). Dans un deuxième temps, aux États-Unis, d’autres marchés (les crédits à la consommation, les prêts étudiants, les prêts automobiles, etc.) furent également atteints. Devant les pertes colossales qui se dessinaient, un vent de panique généralisé s’est alors emparé des marchés boursiers sur la planète.
Les banques centrales sont d’abord venues à la rescousse en injectant des milliards sur les marchés. Quant à l’économie réelle, inutile de mentionner qu’elle a essuyé de lourdes pertes. Les derniers chiffres parlent de 3.8 millions de ménages américains aux maisons confisquées, faillites personnelles, suicides de personnes ruinées, faillites d’entreprises de construction et pertes d’emplois. Sur ce dernier point, le Center for Economic and Policy Research nous apprenait en janvier que si les États-Unis subissent actuellement une récession « moyenne », les pertes d’emplois à l’horizon de 2010 se chiffreraient à 3.2 millions. Si la récession s’avérait plus sévère, on atteindrait alors l’impressionnant chiffre de 5.8 millions d’emplois perdus d’ici 2011. Comme la consommation américaine maintient en vie une économie mondiale en manque de demande, on peut s’inquiéter des conséquences qu’entraînerait un ralentissement sévère de l’emploi et de la consommation aux États-Unis.
Comment en est-on arrivé là? Les sociétés financières ayant octroyé les prêts, afin de partager les hauts risques encourus, ont transformé leurs créances en titres de dettes (titrisation). Cette pratique leur permettait de revendre ces créances aux grandes institutions financières à travers des paniers de titres. Ces créances titrisées, inclues dans des portefeuilles de créances diverses (crédits immobiliers, créances bancaires, crédit à la consommation, etc.) appelés CDO (Collateralized Debt Obligation), comportaient dès lors des degrés de risque variés et acceptables relativement au rendement. Les tranches supérieures des CDO obtenaient d’ailleurs la note maximale décernée par les agences de notation. Qui plus est, ces titres étaient facilement négociables sur les marchés financiers. Pourvu que tous les risques ne se matérialisent pas en même temps et que le marché demeure en hausse, pas de problème. La nature et la provenance exacte des titres, ces produits financiers dérivés hautement sophistiqués à l’intérieur du panier, suscitaient (à tord) peu d’inquiétudes. Cette opération de revente de titre et donc de partage de risque s’est dissipée et multipliée dans les marchés financiers.
Or, malheureusement (ou heureusement), l’hypothèse écartée dès le départ par les bonzes de Wall Street se matérialise : trop de ménages deviennent incapables de rembourser leurs prêts en même temps qu’explose la bulle immobilière américaine qui fait chuter brutalement les prix des maisons. Par conséquent, les titres dérivés des crédits hypothécaires à haut risque (subprimes) ne valent plus rien. Le problème majeur est que la titrisation est à ce point complexe qu’elle rend impossible la traçabilité de ces « cellules cancéreuses » : « on ne sait pas où sont les pertes, ni si elles ont toutes été prises en compte », affirme Florence Pisani, économiste à Dexia-AM.
Dès lors, les banques, incapables de localiser les virus, arrêtent de se prêter entre elles. D’où la deuxième crise : celle de confiance. À cela s’ajoute le fait que les organismes de crédits hypothécaires ont prêté à long terme à leurs clients résidentiels tout en contractant des prêts à court terme auprès d’institutions financières. Ainsi, le défaut de paiement des ménages a rendu les sociétés de crédits hypothécaires incapables de rembourser leurs prêts à court terme. Raison de plus pour un arrêt des prêts interbancaires. Aux États-Unis, 84 sociétés de crédits hypothécaires ont fait faillite ou cessé au moins partiellement leurs activités au cours des trois premiers trimestres de 2007, contre seulement 17 sur toute l’année 2006 [1]. L’arrêt du flux monétaire interbancaire entraîne automatiquement un manque d’argent dans l’économie. D’où la troisième crise : celle de liquidité.
L’ultra financiarisation de l’économie sur le banc des accusés
Cette crise n’est pas un accident de parcours ni une conséquence entièrement naturelle de l’évolution de l’économie. Il s’agit d’un glissement graduel, mais voulu du système économique mondial vers un système financiarisé à outrance.
Dans le système économique fordiste d’après-guerre, qui a duré jusqu’environ 1970, la croissance des salaires à l’échelle mondiale ainsi que la reconstruction du Japon et de l’Europe permettaient à l’économie internationale de croître de façon soutenue et au secteur industriel de connaître une expansion généralisée. Cependant, celle-ci s’est rapidement transformée en une crise de surproduction mondiale, où l’offre des produits dépassait la capacité d’acheter des consommateurs ce qui, de façon générale, a contribué à réduire la capacité du système à servir à la fois les intérêts des entreprises et ceux des salariés. Différents points de rupture, notamment la crise du pétrole de 1973, sont venus aggraver les pressions inflationnistes dans la majorité des pays. Aux États-Unis, cette situation s’est soldée par une période de récession économique mélangée à une montée en flèche des prix, une situation qui n’est pas sans rappeler le contexte économique américain actuel.
Pour les entreprises de l’époque, la solution à cette impossibilité de générer des profits substantiels dans une économie basée sur la production de biens et de services s’avérait évidente : au lieu de créer de la valeur à travers la production de nouveaux biens et services, le système économique allait devoir vivre un glissement vers le secteur financier, où la création de valeur économique n’a pas besoin d’être liée à l’économie réelle.
Pour ce faire, les systèmes nationaux de contrôle de capitaux hérités de Bretton Woods, qui visaient à freiner la spéculation financière internationale, ont dû être transformés pour que les principales entreprises puissent en bénéficier et retrouver la profitabilité. Or, les défenseurs d’un libéralisme économique plus radical, que les décideurs politiques étaient parvenus à contenir jusqu’à ce moment, ont profité des années 1970 pour affermir leur discours. Les « effets pervers » liés à l’interventionnisme étatique, la situation de stagflation qui prévalait et le recyclage croissant des pétrodollars par les pays du Sud, entre autres, leur ont fourni les arguments nécessaires pour amener les gouvernements à adopter, dès le début des années 1980, des politiques favorisant le secteur financier au détriment de l’économie réelle.
Ces politiques nationales ont rapidement mené à une déréglementation et dérégulation sélective du système financier international (notons qu’il demeure tout de même le marché le plus régulé), dont l’explosion du marché ne devait pas tarder. La majorité des États abandonnèrent les barrières traditionnelles entre les divers secteurs financiers (dépôts et épargne, investissement et assurance, fonds de placement et fonds de pension). Ensuite, la libéralisation financière tant espérée par les intérêts financiers rendit à nouveau possibles les flux financiers spéculatifs internationaux, les permettant de parcourir le globe sans entrave à la recherche de création de valeur immatérielle. Mais surtout, c’est la montée en puissance de l’ingénierie financière, appuyée sur le déploiement généralisé des technologies dans les années 1980 et alimentée par la politique de bas taux monétaires d’Alan Greenspan durant les années 1990, qui viendra mettre en place les éléments structurants de la crise.
Ainsi le développement des produits dérivés, des techniques sophistiquées de sécuritisation (transformation de dettes en actifs divisés et vendus sur le marché financier) et leur déploiement à l’ensemble du secteur financier international ont-ils graduellement développé un monstre financier global forcé d’imaginer d’année en année de nouvelles méthodes pour créer de la valeur artificielle.
Vers une crise mondiale ?
Les crises actuelles du crédit, de la confiance et de la liquidité ne font que traduire l’aboutissement d’un processus de transformations financières, apparemment localisé aux États-Unis. Le système américain ne serait pourtant que l’arbre qui cache la forêt. En effet, l’aspect financier de cette crise n’a de local que le premier acte d’emprunt du ménage auprès de l’organisme de crédits hypothécaires. À partir du moment où entre en scène la titrisation, la face globale du système financier se révèle, car tout « investisseur » sur le globe peut dès lors, souvent sans en être conscient, se porter acquéreur d’un titre issu des subprimes. Les États-Unis ne sont que l’épicentre d’une crise mondiale. Si l’ampleur de la récession américaine prédite plus haut vient à se matérialiser, le degré d’imbrication des marchés financiers justifie nos craintes d’une crise majeure. Dans la foulée des pertes titanesques encaissées par les grandes banques, on retiendra celles de Merrill Lynch, Citigroup, UBS et HSBC. Celles-là, parmi bien d’autres en désarroi de liquidité, ont dû recourir aux fonds souverains d’Abu Dhabi, d’Arabie Saoudite, du Koweït, de Chine, de Singapour et de Corée du Sud pour remplir leurs coffres.
Certes, à court terme, ces joueurs rassurent et soulagent, mais plusieurs se questionnent sur les conséquences de cette perte de souveraineté des banques occidentales au profit des fonds souverains de riches pays en développement. Y a-t-il un risque de voir ces États utiliser leurs nouveaux leviers financiers comme arme de politique étrangère? Cette possibilité n’est certainement pas exclue, ni improbable. À cela s’ajoutent les déboires de l’économie américaine, qui constitue le « consommateur de dernier recours » pour l’écoulement d’une partie de la production mondiale en manque de demande. Si l’on conjugue les structures et les outils sophistiqués mis en place dans le secteur financier, la politique monétaire américaine aveuglée par une illusoire relance économique, un dollar faible et la baisse de la consommation américaine, on risque de voir, à terme, un rattrapage brutal et inévitable d’une économie mondiale financiarisée par l’économie réelle. Concrètement, cela se traduira par un portrait assez sombre du social : mises à pied massives, création d’emplois stagnante, baisses des salaires, baisses de l’investissement, etc. Reste à espérer que cette crise constituera une profonde prise de conscience et provoquera un retour à une économie internationale misant cette fois sur la création de richesse sociale et réelle.
Notes
[1] Voir Isaac Johsua, Note sur l’éclatement de la bulle immobilière américaine, septembre 2007.
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Note
Cet article a été originalement publié dans le journal de l'Institut québécois des hautes études internationales (IQHEI) de l'Université Laval.
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