Version intégrale de cet article écrit par Catherine Caron, d’Attac Québec, publié dans le numéro de décembre du journal Alternatives: http://www.alternatives.ca/article1610.html
Le 25 octobre, le conseil de ville de Montréal a adopté à l’unanimité une résolution importante concernant les services publics et les pouvoirs municipaux menacés par
l’Accord général sur le commerce des services (AGCS). Le maire Gérald Tremblay a ainsi concrétisé l’engagement qu’il avait pris lors du 3e Sommet des citoyen(ne)s sur l’avenir de Montréal en septembre dernier, à la demande de citoyens et citoyennes rassemblés au sein d’Attac Québec et inquiets de la portée d’un tel accord. Si la très vaste majorité des Montréalais sont fiers que leur ville ait dit NON à la guerre en Irak, ils doivent être aussi fiers qu’elle exprime son désaccord devant l’AGCS. Pour bien comprendre toute la signification de ce geste et de ce sigle méconnu, nous proposons cet éclairage rapide sur le sujet.
L’Accord général sur le commerce des services (AGCS) fait partie des Accords de Marrakech signés en 1994 par les pays membres de l’OMC, dont le Canada. Il couvre tous les niveaux de pouvoirs publics d’un État (du national au municipal). Il mobilise contre lui la société civile et un nombre croissant d’élus à travers le monde qui estiment que les négociations en cours, dont l’échéance prévue pour début 2005 a été reportée à la fin 2005, ont un caractère anti-démocratique. Ils considèrent aussi que l’AGCS peut sérieusement réduire leur capacité d’exercer le pouvoir public dans l’intérêt collectif, en toute souveraineté.
C’est ce que les élus de Montréal ont compris en adoptant une résolution sans équivoque qui demande «au gouvernement fédéral de s’assurer qu’aucun accord international, notamment l’AGCS, ne puisse être interprété comme limitant le pouvoir des citoyens et citoyennes de décider, par l’entremise de leurs élus, du type de services pouvant être offerts et contrôlés par leurs pouvoirs publics locaux ». La Ville y exprime aussi son désaccord face à toute obligation susceptible de lui être imposée en matière de libéralisation des services publics et de toute mesure pouvant nuire à sa capacité de légiférer dans l’intérêt public.
Bien sûr la ville ne pourra pas s’exclure elle-même des dispositions d’un accord de l’OMC qui a prééminence sur le droit national des États membres (d’ailleurs avons-nous jamais voté pour ça ?). Mais cette résolution n’est pas que symbolique et constitue un geste politique par lequel la Ville de Montréal manifeste sa solidarité avec une majorité de grandes villes canadiennes qui ont demandé que le gouvernement fédéral défende et obtienne une exemption permanente pour les gouvernements locaux dans l’AGCS. C’est leur initiative qui a inspiré des centaines de villes (au Royaume-Uni, en Autriche, en Belgique, en Nouvelle-Zélande, etc.) à pousser le concept plus loin et à se déclarer non (ou hors) AGCS, en réclamant un moratoire sur les négociations. En France, ce sont plus de 550 collectivités territoriales (incluant Paris, Montpellier, Grenoble) regroupant 15 millions d’habitants, conduisant à la tenue d’États généraux sur le sujet les 13-14 novembre à Bobigny. En Italie, il faut mentionner deux provinces (Genova et Ferrara). Dès 2002, plus d’une centaine d’élus ont signé l’Appel des parlementaires européens demandant la transparence dans les négociations de l’AGCS et la protection des services publics. C’est dire que les élu(e)s de la Ville de Montréal rejoignent un mouvement international qui doit s’intensifier ici au Canada.
Ce sont les grandes multinationales de l’eau, de l’énergie, de la santé, de l’éducation, de la culture, entre autres, qui poussent l’agenda de l’AGCS à travers les puissants lobbies qui les représentent . Sous leur pression, les gouvernements des pays riches ne semblent voir dans l’AGCS qu’un outil formidable pour conquérir les marchés extérieurs. En effet, c’est l’objectif : libéraliser, soumettre à la concurrence un maximum de secteurs de services afin de mettre la main sur ce qui n’aura pu être privatisé par d’autres moyens. Si on schématise : au Sud, l’un de ces moyens est l’anéantissement du secteur public imposé par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Au Nord, le terrain est préparé, par exemple, par le sous-financement et les lois adoptées sous le bâillon par le gouvernement Charest qui, l’air de rien, sont des interventions législatives nécessaires à la libéralisation des marchés et à la pleine application de tels accords.
Mais l’AGCS, comme de nombreux aspects d’accords tels l’ALÉNA ou la ZLÉA, c’est bien plus que cela. D’aucuns le qualifient de « démocraticide », façon de dire que nos sociétés évoluent de plus en plus sur un véritable champ de mines. Les mines étant ces accords commerciaux qui s’apparentent à des « bombes juridiques à fragmentation » visant la démocratie et les services publics bâtis au fil des luttes de générations. Non seulement nul n’est véritablement bien informé de l’évolution de négociations menées dans l’opacité technocratique la plus totale, mais l’exercice du pouvoir par nos représentants élus sera extrêmement limité par les dispositions connues de l’accord.
Le gouvernement canadien argumente que l’AGCS reconnaît le droit des gouvernements de réglementer les services pour satisfaire aux objectifs de la politique nationale. Ce qu’il ne dit pas, c’est que les obligations de l’AGCS concernent tous les services et imposent à chaque Etat membre de l’OMC de communiquer à tous les autres l’ensemble de ses lois et réglementations et les adaptations qui leur sont apportées pour se conformer aux décisions de l’OMC. En clair, cela signifie que nos élus sont sommés de s’adapter en amont (en concevant les règlements en fonction des accords) ou en aval en limitant le plus possible ces obstacles au commerce que sont les lois du travail, les lois environnementales, les normes jugées exagérées (sur la potabilité de l’eau ou la sécurité des travailleurs par exemple), les règlements (zonage), les subventions, etc.
Si le secteur de la collecte des ordures était complètement libéralisé dans le cadre de l’AGCS et que la Ville de Montréal désirait subventionner un tel service selon des procédés écologiques, elle ne pourra pas le faire pour peu qu’un fournisseur de services (ne suivant pas de tels procédés) soit en concurrence. Autre exemple, ce samedi dans Le Devoir, on apprenait que la Ville de Rouyn-Noranda veut décréter un moratoire sur l’établissement des magasins de très grande surface afin de protéger l’économie locale. Ses efforts seront vains si les réglementations intérieures tombent sous le joug de l’AGCS.
L’affaire Telmex, premier cas de jurisprudence de l’AGCS, démontre à quel point, dans le cadre de l’OMC, le droit des États à préserver leurs services publics et à maîtriser leurs politiques est une illusion. En avril 2004, cherchant à établir de nouvelles règles dans le domaine des télécommunications afin d’assurer les services dans les régions mal desservies, le Mexique a été reconnu coupable de ne pas avoir mis sa législation interne en conformité avec les règles de l’AGCS. Une plainte avait été déposée par les Etats-Unis qui estimaient que « les entreprises étrangères n’avaient pas à contribuer aux objectifs sociaux du pays ». Dans une annexe à l’accord, l’OMC reconnaissait pourtant le droit des pays de maintenir des dispositions afin de « sauvegarder les responsabilités des fournisseurs de services de télécommunications en tant que services publics ». Mais dans une sorte d’annexe de l’annexe, elle invalidera tout simplement ce droit.
Les États et l’OMC disent aussi que l’AGCS exclut explicitement les services fournis dans le cadre de l’exercice du pouvoir gouvernemental. Cette affirmation est fermement remise en question par la société civile à l’échelle internationale car le texte de l’accord précise qu’un « service fourni dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » est un « service qui n’est fourni ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Vous payez l’électricité ? Base commerciale. Votre école publique ou votre clinique médicale coexistent à côté du privé ? Il y a concurrence. L’OMC a elle-même déclaré en 1998 que le secteur de la santé et des services sociaux n’était pas hors de portée de l’AGCS. En juillet 2004, elle a à nouveau répété que l’AGCS n’exclut à priori aucun secteur.
Malgré tout, les domaines de la santé, l’éducation et la culture seraient protégés au Canada et absolument non-négociables, clame-t-on. Comment avancer cela alors qu’on grignote tout autour (cafétéria, buanderie, services d’analyses, services techniques, etc.) ? Comment prétendre cela à la lumière de ces informations et après plus de dix années de sous-financement injustifiable qui détériorent des décennies de mise en place de services publics de qualité et conditionnent la population à accepter et désirer l’entrée du privé ?
Concluons sur le caractère irréversible très inquiétant de l’AGCS qui, de surcroît, offre un cadre permanent de négociations successives. Si, par exemple, un État qui a libéralisé le secteur du transport en commun, constate que cela s’avère catastrophique pour la sécurité des passagers et l’aménagement du territoire, il ne pourra revenir en arrière qu’en proposant de lourdes compensations (dédommagement financier ou libéralisation d’un autre secteur de poids économique équivalent). C’est dire à quel point nos votes n’auront bientôt plus guère d’importance pour orienter les choix de société si nous ne nous opposons pas à un tel accord.
En adoptant une résolution à ce sujet et en la portant auprès des différents décideurs, la Ville de Montréal fait un pas significatif, même s’il faut aussi parfois lui souligner ses actions qui sont en contradiction avec cela, et elle défend l’intérêt de ses citoyens et citoyennes en cherchant à garantir la pérennité de réalisations démocratiques importantes qui sont menacées. Au début 2005, Québec devrait suivre, le maire L’Allier ayant confirmé son intention que sa ville soit déclarée hors-AGCS.
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