Dans sa chronique du 28 mars dernier, Stéphane Foucart, journaliste au Monde écrivait : «Avec le Covid-19 viendra donc peut-être le temps de la magie, où les liquidités pourraient apparaître là où l’on jurait qu’elles ne pouvaient plus se trouver. À l’occasion de la pandémie, la sorcellerie monétaire pourrait sortir du giron des banques commerciales et des banquiers centraux pour redevenir un instrument politique, un outil remis à sa juste place dans le fonctionnement de la société. La mise à l’arrêt de l’économie induite par la progression fulgurante d’une infection virale pourrait de fait engendrer les conditions d’un changement profond de politique monétaire – changement que nombre d’environnementalistes réclament, jusqu’ici en vain, – pour financer la transition écologique. C’est peut-être un virus qui fera la révolution que nous n’avons pas faite.»
Belle façon de présenter la réflexion importante de deux économistes Alain Grandjean et Nicolas Dufrêne, qui nous invitent à démystifier la monnaie afin de se l’approprier et d’en faire un bien commun afin qu’elle devienne un outil d’émancipation vers une économie respectueuse de nos obligations écologiques et humaines.
Cette réflexion est doublement pertinente, car elle nous est proposée alors que les gouvernements partout dans le monde engagent des milliers de milliards de dollars pour soutenir l’économie dans et au sortir de cette crise sanitaire. Cela ne manque pas de nous interpeller sur les options qui s’offrent à nous pour que le carcan de l’immense dette qui se profile ne paralyse pas l’action publique en faveur du climat au lendemain de cette pandémie alors que les besoins d’investissements seront massifs.
D’autant que nos gouvernements jusqu’ici ont fait la sourde oreille aux arguments des scientifiques quant à l’urgence d’investir volontés et moyens dans la lutte contre la destruction de la planète. Au moment d’écrire ces lignes, dans le contexte de la pandémie, on remet déjà en question les investissements du programme de l’Union européenne pour le climat (Green Deal) qui, pourtant, sont largement insuffisants pour atteindre l’objectif de ne pas dépasser le fatidique 1,5 °C de réchauffement.
Les auteurs relèvent que, selon le Fonds monétaire international (FMI), l’endettement public et privé a atteint 184 000 milliards de dollars en 2017, soit l’équivalent de 225 % du PIB mondial. L’endettement privé représenterait ainsi 115 000 milliards de dollars contre un peu moins de 70 000 milliards de dollars pour l’endettement public. Or, cette montagne de dettes accumulées prive déjà les États, et une partie du secteur privé, des moyens concrets d’agir.
La raison de cet endettement massif n’est pourtant pas à rechercher du côté du gaspillage des dépenses publiques, ou du seul côté des cadeaux fiscaux faits aux plus fortunés aux dires des auteurs. La raison profonde, toujours selon eux, est à rechercher du côté des mécanismes monétaires qui lient étroitement masse monétaire et endettement. Alors que de multiples explications de la dette publique sont évoquées : ralentissement de la croissance, taux d’intérêt souvent supérieurs aux taux de croissance, concurrence internationale entre États qui favorisent la baisse des prélèvements sur les bases fiscales les plus mobiles, inégalités qui poussent à l’endettement, mauvaise gestion publique, etc. ; aucune ne fait cependant le lien avec la manière dont la monnaie est créée, pourtant bien plus fondamentale, nous semble-t‑il, dans l’explication des causes profondes de la dette.
Les auteurs nous donnent des pistes pour comprendre l’incapacité du système monétaire et financier pour affronter les défis économiques et sociaux du moment. Il serait illusoire ainsi d’en fournir une démonstration étoffée en quelques lignes. J’en retiens quelques lignes pour alimenter votre curiosité.
• Le volume et l’orientation de la masse monétaire échappent complètement à la banque centrale, ce qui favorise une mauvaise allocation de la masse monétaire et l’apparition de crises financières;
• Les banques centrales n’influent qu’indirectement et marginalement sur le volume de la masse monétaire;
• Une grande partie de la monnaie centrale injectée par les banques centrales s’est retrouvée piégée sur le marché interbancaire et sur les marchés financiers. Tous les indicateurs confirment déjà cette tendance à la déconnexion entre activité économique réelle et dynamique des marchés financiers;
• L’action de la politique monétaire est en grande partie paralysée par le filtre opéré par les banques entre la banque centrale et les acteurs économiques, ce qui constitue un obstacle majeur pour agir massivement en faveur de la transition écologique. Les autorités monétaires, dans le contexte actuel, n’ont pas la capacité d’agir pour mieux orienter le flux de création monétaire vers des activités productives et utiles à la société.
Ils nous offrent également une critique du principe de neutralité de la politique monétaire, lui-même appuyé sur le principe de libre concurrence, qui dans les faits, en favorisant les achats d’actifs financiers et en « gavant » les banques de liquidités ne fait qu’augmenter les richesses de ceux qui en possédaient déjà. Or, au contraire, nous avons besoin d’une banque centrale indépendante et démocratique qui doit œuvrer à augmenter les financements souhaitables vers des activités durables et vertes en plus de réduire les flux financiers vers des activités polluantes. «Neutralité monétaire, neutralité carbone et liberté complète du marché ne peuvent pas aller de pair», concluent-ils.
Leurs propos sont enrichis d’une analyse de l’arme monétaire dans l’histoire (notamment la reconstruction économique de l’Allemagne, le New Deal américain, la politique monétaire expansionniste chinoise) qui leur fait conclure que la capacité des États d’intervenir repose sur leurs capacités à maîtriser et orienter la création monétaire. Par comparaison, disent-ils, «nous sommes aveuglés par nos principes idéologiques de marché libre et de neutralité de la monnaie qui nous empêchent de faire des choix, et de les financer efficacement». Il est clair que la dimension écologique échappe à la logique du marché et que ce marché ne dispose pas non plus des outils financiers adéquats pour cela, malgré ce qu’on peut dire des obligations vertes.
À ce constat, ils proposent diverses pistes de solutions dont celle d’agir sur l’éligibilité des titres au refinancement de la banque centrale, démultiplier la force des banques publiques d’investissements, mais surtout une solution radicalement innovante à savoir l’introduction ciblée de monnaie libre (c’est-à-dire une création monétaire sans dettes en contrepartie), selon des mécanismes démocratiques faisant appel au caractère de bien commun de la monnaie. Ils nous proposent également d’imaginer un mécanisme de création monétaire à l’échelle mondiale (ils suggèrent que cela se fasse sous l’égide de l’Organisation des nations unies (ONU), notamment pour financer le Fonds vert, mais aussi pour réguler le système financier international.
Je leur laisse le mot de la fin : «Il existe des opportunités importantes et des solutions concrètes pour réorienter la finance et la politique monétaire vers un développement économique durable et respectueux de la nature et des hommes. Si nous choisissons aujourd’hui de les ignorer, nous en serons redevables demain auprès des générations futures.»
Pour compléter la réflexion :
Les économistes atterrés (J-M. Harribey. E.Jeffers, J.Marie, D,Plihon, J-F. Ponsot, La monnaie un enjeu politique (Manuel critique d’économie monétaire), éditions du Seuil, janvier 2018.
Laurence Scialom et Baptiste Bridonneau, Terra Nova, Crise économique et écologique : osons des décisions de rupture, 2 avril 2020. http://tnova.fr/notes/crise-economique-et-ecologique-osons-des-decisions-de-rupture
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