Une composante essentielle de la puissance des grandes multinationales du numérique (autre nom pour le GAFAM, car au-delà des Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, on en trouve plusieurs autres) consiste en leur recours immodéré aux paradis fiscaux. À cet égard et de prime abord, rien de nouveau, peut-être : toutes les grandes entreprises utilisent massivement les paradis fiscaux et autres tours de passe-passe comptables et juridiques pour se défiler de leurs obligations fiscales. Néanmoins, l’économie numérique comporte ses spécificités qui font que celle-ci profite admirablement bien des paradis fiscaux. En d’autres mots, le régime interlope rendu possible par les paradis fiscaux sied particulièrement bien aux activités des entreprises du GAFAM. Résister aux GAFAM et à l’encadrement numérique implique nécessairement de revoir en profondeur nos cadres légaux et fiscaux légiférant cette économie.
Comment se soustraire à l’imposition
Ce qu’on nomme « paradis fiscaux » réfère moins à des îles paradisiaques où s’entasseraient des liasses de billets de banque qu’à à un réseau de pays où il est possible « d’investir » de l’argent afin de le soustraire au fisc du pays d’origine. Par l’entremise de lois fiscales généreuses et permissives, il est possible de développer une comptabilité créative permettant d’éviter l’impôt en toute légalité en dispersant à travers plusieurs juridictions ses avoirs. Contrairement à l’évasion fiscale, qui consiste à volontairement omettre de déclarer ses revenus – en d’autres mots, une fraude –, l’évitement fiscal consiste surtout à abuser de la lettre de la loi pour réduire le plus possible l’argent qu’on a à déclarer.
Dans ce système, les paradis fiscaux sont des pays dont le régime fiscal et comptable agit comme des plaques tournantes. Dotés d’un taux d’imposition faible ou négligeable et de lois permissives quant à l’enregistrement d’entreprises ou d’autres formes juridiques, cachant les activités bancaires derrière un voile d’opacité financière et abritant peu d’activités économiques réelles, les paradis fiscaux offrent aux plus puissants et aux entreprises particulièrement riches le moyen d’y transiter et d’abriter leurs avoirs de l’impôt.
Un grand exemple du recours par les paradis fiscaux est le montage financier du Double Irish with a Dutch Sandwich, qui consiste à faire transiter les avoir entre deux filiales irlandaises et une néerlandaise d’une même compagnie mère pour les déposer au final dans les Bermudes, à l’abri de l’impôt. Ce stratagème, maintenant banni, aura permis à Google en 2017 de planquer 22 milliards de dollars US.
Les conséquences du recours aux paradis fiscaux sont majeures : effritement de la confiance de la population envers leurs institutions, sous-financement des services publics et mauvaise redistribution de la richesse, permissivité envers la criminalité… On comprend aussi comment les paradis fiscaux ont été une des artères de la mondialisation et de la montée récente extrême des inégalités. Mais en ce qui a trait au GAFAM, les paradis fiscaux ont représenté une opportunité pour mettre en place une nouvelle phase de la production capitaliste : l’économie numérique.
Une économie qui profite bien des paradis fiscaux
La spécificité de cette nouvelle économie, c’est que la production de la valeur par le biais du travail productif est dorénavant dématérialisée et confiée aux « usagers ». Alors que l’économie capitaliste « traditionnelle » (brick and mortar) repose sur l’accaparement de la valeur produite par le travailleur au profit du détenteur des moyens de production, l’économie numérique fait reposer ce travail productif entre les usagers des services numériques. D’une part, les données des usagers qui utilisent des plateformes comme des réseaux sociaux sont captées et analysées, pour être par la suite vendues contre du ciblage publicitaire précis ou utilisées pour optimiser l’offre de services dudit réseau. D’autre part, les plateformes permettent de mettre en relation du contenu créé par les usagers, mises en relation qui sont elles-mêmes source de revenus ou de données nouvelles. Ce type de travail est toutefois capté par des algorithmes dont sont propriétaires les grandes entreprises.
Soulignons que ce type d’économie n’a pas de lieu fixe où se déroule la création de valeur. Autant le « travail » des usagers que le traitement des données produites par celui-ci par le biais d’algorithmes est partout et nulle part à la fois. Pourtant, pour bien fonctionner, l’imposition des revenus des entreprises, quant à elle, doit se baser à partir d’un lieu physique (une juridiction) où la richesse est créée. On comprend dès lors comment la valeur des activités économiques du GAFAM est difficilement estimable et assujettissable au fisc. Non seulement le GAFAM emploie les paradis fiscaux comme n’importe quelle autre multinationale, mais le propre de leurs activités économiques les rend difficilement saisissables par le fisc et facilite encore davantage l’injection des richesses générées par ces dernières dans le réseau interlope des paradis fiscaux.
Que l’on comprenne bien. Il n’y a pas de relations particulières entre les GAFAM et les paradis fiscaux. Plutôt, ces derniers offrent à celles-ci un terrain particulièrement bien adapté à leurs activités. Quelle est la valeur de l’algorithme ? Et celle d’une donnée ? Et surtout, où est-elle produite ? Il est très aisé de la déclarer n’importe où dans le monde… et certainement alléchant de le faire au sein d’un paradis fiscal.
Divers pays offrent ainsi des régimes juridiques outrancièrement permissifs à l’endroit du GAFAM et qui permettent l’exploitation de l’économie numérique sans grande contrainte, allant même au-delà de la fiscalité. Ce n’est ainsi pas un hasard si on retrouve les sièges sociaux d’entreprises comme Apple, Alphabet (le nouveau Google) ou Microsoft en Irlande, ces entreprises bénéficiant toutes d’accords fiscaux spéciaux avec l’Irlande. Plus proche de chez nous encore, Mindgeek, propriétaire du tristement populaire site Pornhub et qui possède son siège social à Montréal, résiste encore aux différentes tentatives visant à contrôler un tant soit peu le contenu qu’on y retrouve. Le comble a été atteint lorsque le ministre fédéral de la Justice s’est couvert de ridicule en 2021 en affirmant qu’il était impossible de savoir si Mindgeek était une entreprise canadienne.
Le recours aux paradis fiscaux contribue aussi grandement à maintenir le GAFAM dans sa position de domination quasi monopolistique. En planquant à l’abri de l’impôt sa fortune, elle peut du coup écraser la compétition en finançant à très gros volume la R&D et en achetant tout potentiel compétiteur.
Ainsi, les entreprises numériques profitent d’un positionnement particulièrement avantageux grâce aux paradis fiscaux pour, d’une part, se soustraire aux lois fiscales, et d’autre part, se doter d’un immense capital pouvant être réinvesti. Plus largement, ce qu’on observe, c’est une intensification de ce que des entreprises « traditionnelles » font déjà, mais à un nouveau niveau d’intensité, dont les grandeurs défient l’imagination et qui, bien que principalement axés sur l’évitement fiscal, permet de plus aux activités économiques numériques de se soustraire à de nombreuses lois.
Une réponse politique nécessaire
Les solutions présentées jusqu’à présent, tant par les gouvernements nationaux que par l’OCDE par l’entremise du BEPS (Base erosion and profit shifting), se ressemblent en ce qu’elles sont techniques et ne visent qu’à imposer une part des profits estimée à partir de certaines activités économiques des GAFAM. Autrement dit, elles ne changent en rien le fonctionnement du système financier et risquent de faire porter sur les consommateurs le nouveau fardeau fiscal.
Les récents projets canadiens concernant la création de contenu culturel canadien où la compensation aux médias traditionnels représente un pas dans une direction nouvelle, où le principe politique d’une compétition plus saine et du respect des prérogatives de la juridiction canadienne est plus fortement mis de l’avant.
Mais pour mettre un réel terme aux recours au GAFAM, il faudra agir politiquement, à savoir qu’il faudra intervenir pour changer en profondeur les règles mondiales de la finance, afin d’encadrer bien davantage à la fois la fiscalité internationale et le champ économique du numérique. Il est ainsi possible, juridiquement, de percer l’opacité des montages financiers du GAFAM en attribuant une valeur aux activités productives du numérique, de mettre sur pied une taxe unitaire mondiale qui capturera la totalité des revenus des entreprises, peu importe où ceux-ci sont réalisés et déclarés, et de fortement réglementer l’économie afin de dissuader le GAFAM d’éviter l’impôt.
Tout ce qui est nécessaire pour y arriver est du courage politique.
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