L'Aiguillon, le bulletin d'ATTAC L’approche capabiliste : une voie de sortie du néolibéralisme?

L’approche capabiliste : une voie de sortie du néolibéralisme?

Bulletin no 73 - Avril 2024

Lors de son assemblée générale le 2 décembre 2022, Attac présentait deux conférences sur le thème Capabilisme : une voie de sortie du néolibéralisme? Un concept développé à partir d’une relecture d’Adam Smith. Ce bulletin présente en quoi il consiste et son application dans différents domaines.

Partout l’inflation fait des ravages. En Occident, phénomène nouveau, elle est devenue l’occasion d'un discours démagogique et de solutions fallacieuses, nouveau champ de bataille des conservateurs. Pour contrer ces tentatives de manipuler l’opinion publique, de nombreux organismes montrent les causes réelles de l’inflation. Sujata Dey dans le billet du CA ouvre une autre voie : le concept de capabilité pourrait permettre aux citoyens d’exercer leur choix librement, de façon éclairée.

L’article de Thierry Pauchant présente deux philosophes et économistes peu connus – mais importants en ce qu’ils permettent de penser une voie de sortie d’une économie dont le seul but est la croissance. Amartya Sen définit une approche en économie de plus en plus utilisée, centrée sur la notion de capabilité – être capable et être libre – qui implique des changements dans les politiques économiques, sociales et pour permettre à l’individu d’exercer ses choix. Cette vision nouvelle l’amène à redéfinir la notion de produit intérieur brut (PIB) pour la remplacer par celle d’indice de développement humain (IDH). Martha Neussbaum contribue à développer cette nouvelle approche en proposant une liste de 10 capabilités concrètes qui précisent sur quoi centrer les mesures du développement.

Cette approche des capabilités ne vise pas seulement une vie meilleure au niveau individuel, mais des changements radicaux au niveau collectif. Les 17 Objectifs de développement durable (ODD) promulgués par les Nations Unies sont des objectifs de développement pour les États : bien compris – au-delà de ses objectifs environnementaux - le développement durable se définit comme une conception sociale et politique qui facilite le développement humain. À l’encontre de la lecture traditionnelle qui en a été faite, une relecture d’Adam Smith permet de le considérer actuellement comme le père de la notion de capabilité et d’une économie plus sociale, solidaire et durable.

L’agriculture est en souffrance, c’est ce que clament les agriculteurs en manifestant en France d’abord puis sur l’ensemble du continent, en Inde et au Québec. Les revendications sont partout les mêmes : l’agriculture ne fait plus vivre, partout la pauvreté gagne du terrain. En cause le modèle néolibéral qui favorise les grands groupes de l’industrie alimentaire et de la distribution et qui produit partout les mêmes effets. L’article de Catherine Pépin analyse les problèmes et les revendications et comment y répondre. Le changement de modèle d’agriculture et une approche capabiliste redonneraient aux agriculteurs le contrôle sur leur vie et sur leur travail.

L’article de Chantal Santerre, avant d’appliquer la notion de capabilité à la justice sociale, montre sur quels principes différents les auteurs basent leur théorie de la justice. Chez Amartya Sen, le critère retenu est l’égalité; pour l’utilitarisme, ce sont les conséquences d’une action et non l’action elle-même qui doivent être retenues. Pour John Rawls, la conception de la justice se base d’abord sur ce qu’il appelle les biens premiers qui sont des opportunités offertes aux individus d’accéder à leurs buts. Pour les libertariens, c’est la liberté économique qui prime, particulièrement que soit assuré le droit à la propriété privée. Pour l’approche capabiliste, une société juste est celle qui assure à ses citoyens la liberté de s’accomplir, c’est-à-dire d’exercer leurs choix.

Appliquée à la fiscalité, l’approche des capabilités définit une société juste par celle qui est en faveur des plus défavorisés. Notre système fiscal actuel, parce qu’il impose les revenus des individus et non leur enrichissement, n’est pas un système équitable. Penser un revenu de citoyenneté non imposable qui assurerait à tous un revenu minimum de base aurait un effet plus égalitaire parce qu’il permettrait aux individus d’exercer leur liberté de choix. Un système fiscal s’inspirant des capabilités aurait pour seule base l’enrichissement des individus mesuré par l’épargne et la consommation.

LE BILLET DU CA

Inflation et démagogie : la capacité de discerner

par Sujata Dey
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Partout dans le monde, le prix des aliments et des biens de première nécessité connaît une augmentation vertigineuse. Ce qui frappe particulièrement, ce sont les chiffres qui expriment cette inflation ici au Québec. Selon le Rapport Bilan-Faim 2023 publié par Moisson Montréal, les banques alimentaires ont connu une hausse historique de la demande d’aide alimentaire de 30% par rapport à 2022 et 73% par rapport à 2019. Selon Statistique Canada, la hausse du prix du panier d’épicerie a été l’élément le plus important et persistant dans les causes de l’inflation. Ces augmentations s’expliquent principalement par l’envolée du prix du pétrole et des intrants, par une pénurie d’engrais liée à la guerre en Ukraine et par la rupture des chaînes d’approvisionnement liée à la COVID, sans oublier les surprofits réalisés par les géants de l’alimentation. billet_image_1.jpg

Dans les pays de l’OCDE, particulièrement au Canada, autrefois territoire des progressistes, la question du bien-être des citoyens est désormais devenue le champ de bataille des conservateurs. Les forces de droite se positionnent désormais en champion de la lutte contre l’inflation, en racontant les difficultés rencontrées par les électeurs qui visitent les banques alimentaires pour être capables de payer leur hypothèque.

Elle est l’occasion d’un discours démagogique et de solutions fallacieuses relayés par les médias sociaux : l’inflation est le résultat de politiques gouvernementales qui ne se soucient pas « des gens ordinaires ». Ils pointent particulièrement le gaspillage dû à des politiques de soutien mal ciblées, les politiques de la Banque du Canada, mais surtout les politiques environnementales comme la taxe sur le carbone et les autres mesures de mitigation climatique qui seraient les principales causes de l’inflation. Les solutions proposées sont la déréglementation, la réduction de l’État providence et la confiance au secteur privé pour gérer l’économie.

Lors des audiences devant le Comité des finances de la Chambre de communes en février pour les consultations pré-budgétaires, les voix progressistes se sont unanimement élevées pour affirmer que pour contrer les effets négatifs de l’inflation, la solution n’était pas de réduire les dépenses, mais de cibler les plus vulnérables avec des mesures de transfert, de réduction du coût des médicaments et du logement, des services essentiels et de garantir que les augmentations de salaire suivent l’augmentation du coût de la vie.

Les déficits publics ne sont pas la « cause » de l’inflation selon le Syndicat canadien de la fonction publique qui pointe du doigt les problèmes dans les chaînes d’approvisionnement, mais aussi les compagnies qui utilisent leur emprise sur le marché pour augmenter leurs prix et bénéficier de profits records. billet_image_2.jpg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Selon le syndicat canadien de la fonction publique, les affirmations du parti conservateur ne tiennent pas la route : « Premièrement, les récentes hausses des prix ont été causées principalement par des pénuries d’approvisionnement en lien avec la pandémie. Pour aggraver les choses, les entreprises des secteurs critiques ont utilisé ces problèmes de la chaîne d’approvisionnement comme excuse pour augmenter leurs propres marges de profit. Selon un rapport du Centre for Future Work, 15 secteurs d’activité ont considérablement augmenté leurs marges bénéficiaires en 2022, notamment l’extraction et le raffinage de pétrole et de gaz, les institutions financières, les concessionnaires de véhicules automobiles, les fabricants de produits alimentaires et les détaillants alimentaires. Dans certains de ces secteurs, un petit nombre de joueurs contrôlent la majeure partie du marché, ce qui rend celui-ci beaucoup moins compétitif et permet aux entreprises d’en tirer profit plus facilement. »

D’autres voix s’élèvent pour décrier le message conservateur. Selon Jim Stanford, économiste au « Centre for Future Work », nous devrions taxer les compagnies qui font des « surprofits ». Il souligne également que le déficit du Canada est l’un des plus bas par rapport au PIB pour l’ensemble de l’OCDE.

Dans l’Aiguillon, nous explorons une autre voie, les capabilités, concept phare de l’économiste Amartya Sen, spécialiste des politiques de pauvreté et du développement, lauréat du prix Nobel d’économie en 1998. Selon cette approche, le succès du développement ne devrait pas être mesuré uniquement par le PIB ou par l’absence ou la présence de certaines conditions, mais plutôt par la capacité des individus à exercer un réel contrôle sur leur vie. La capabilité politique englobe la capacité d’agir dans sa propre vie et de participer politiquement, ainsi que d’avoir accès à l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées, et les moyens économiques pour faire des choix pertinents.

Dans un contexte où certains cherchent à manipuler l’opinion publique en prétendant être de son côté tout en travaillant contre ses intérêts économiques et sociaux, comment pouvons-nous contribuer à renforcer le concept de capabilité ? Comment pouvons-nous permettre à la population d’agir de manière éclairée à une époque de médias sociaux où différents récits se confrontent, afin qu’elle puisse déterminer ses propres intérêts et devenir agent de sa propre vie ?

C’est là que réside toujours le travail d’Attac Québec. Notre travail d’éducation populaire et notre action citoyenne contribuent à accroître les capacités d’action des citoyens, et c’est un travail dont nous pouvons tous être fiers.


Sujata Dey, forte d’une expérience de plus de vingt ans dans le plaidoyer et la communication au sein d’organismes communautaires et militants, est membre du CA d’Attac Québec. Elle détient un certificat en économie et est titulaire d’une maîtrise en administration des affaires de HEC Montréal et d’une formation solide en journalisme et sciences politiques, elle a contribué à des campagnes d’impact, notamment en tant que responsable de la campagne sur le commerce international pour le Conseil des Canadiens et attachée politique à la Ville de Montréal.

Qu’est-ce-que l’approche des capabilités?…

par Thierry Pauchant
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L’approche des capabilités est aujourd’hui de plus en plus utilisée dans différents domaines, en théorie de la justice, en développement, en santé publique, en éthique ou en éducation. Elle a été introduite par l’économiste et le philosophe indien Amartya Sen en 1979. Celui-ci a reçu le prix Nobel d’économie en 1998. C’était la première fois que ce prix a été offert à un non-occidental. Son prix a été reconnu comme un plaidoyer pour un retour de l’éthique en économie1 . Après avoir été professeur à Oxford et Cambridge, Amartya Sen est aujourd’hui professeur à Harvard.

La notion de capabilité provient d’une fusion entre celle d’être libre et celle d’être capable. Pour Sen, de nombreux mouvements qui invoquent la liberté ne sont que théoriques, les personnes n’étant pas réellement capables de réaliser ces libertés. Par exemple, même si des adeptes du néolibéralisme affirment que le libre marché fait en sorte que l’accès à la propriété est accessible à toute la population, dans de nombreux cas même des personnes travaillant à temps plein ne peuvent acheter un logement, leur prix étant devenu trop élevé. Pour Sen, différentes politiques – privées, publiques et associatives – doivent être développées pour permettre à toutes les personnes, nanties et modestes, d’accéder à un logement. Sa notion de liberté appelle donc aussi celle d’égalité. De façon similaire, l’anthropologue libertaire David Graeber a proposé que si la notion de liberté doit permettre à chaque personne de formuler ses propres choix, celle d’égalité doit permettre à chaque personne de pouvoir accéder à des ressources pour réaliser ces choix 2.

Dépasser le PIB

Amartya Sen a aussi proposé la notion de capabilité afin de dépasser celle d’utilité. Cette notion est centrale dans l’idéologie actuelle en science économique, qu’elle soit néoclassique ou néolibérale. Cette idéologie présuppose que l’être humain est un être qui calcule son utilité financière, c’est-à-dire son profit potentiel, avant chaque décision et action. Selon cette idéologie, la seule responsabilité demandée aux entreprises est de maximiser leurs profits, selon Milton Friedman. De même, pour les gouvernements, la chose la plus importante à réaliser est, prétendument, d’accroître la croissance économique. Par exemple, le gouvernement actuel du Québec nous exhorte à gagner les mêmes « gros salaires » qu’en Ontario. Cette obsession au rendement financier s’observe aussi dans de nombreux autres domaines. Aujourd’hui, certaines professions sont choisies non pas par choix personnel, mais parce qu’elles sont payantes. Et des livres à succès vantent l’enquête financière à réaliser sur une personne avant de tomber en amour avec elle. amartya_sen.jpg

Amartya Sen a conseillé de dépasser le PIB dès 1979. Avec des collègues, il a proposé l’Indice de Développement Humain (IDH) qui combine des mesures économiques avec des données sur la santé des populations et leur niveau d’éducation. Cet indice est calculé pour chaque pays et chaque année par le PNUD des Nations unis depuis 1990. Il démontre qu’une seule mesure économique mène à des conclusions biaisées. Par exemple, si les États-Unis avaient en 2021 le plus gros PIB de toutes les nations, l’IDH de ce pays n’était que 21ième au niveau mondial. Il est clair que le développement économique ne garantit pas à lui seul la santé et l’éducation des populations, sans parler de la santé de l’environnement naturel.

Même si cette mesure de l’IDH présente encore des limites, elle démontre qu’une alternative au PIB est effective depuis 1990. Aujourd’hui d’autres mesures et critères ont été proposés dans une tentative de mieux balancer les réalités économiques avec d’autres, incluant la santé, l’éducation, l’écologie, l’équité, la sécurité, etc.

Le développement comme un élargissement des libertés

Le travail de Sen et de ses collègues a aussi modifié durablement notre conception du développement, en rajoutant à l’utilité économique la notion plus large de capabilité. C’est ainsi que le développement est aujourd’hui considéré par les Nations Unies comme mettant « l’accent sur l’élargissement des libertés et des possibilités offertes à chaque être humain plutôt que sur la croissance économique » 3.

Elle est en train de révolutionner tranquillement et pacifiquement notre conception du développement. Cette approche a, par exemple, modifié les critères internationaux retenus pour évaluer le développement humain depuis 1990. Elle est, de plus, au centre des nouveaux « Objectifs de développement durable », définis par les Nations Unies en 2015, comme nous le verrons dans le prochain article. Sen et Nussbaum sont aussi tous deux fondateurs de la Human Development and Capability Association qui fait la promotion de cette approche à travers le monde.

Il est aussi important de souligner que, contrairement à la théorie de l’utilité, supposée objective et exhaustive, l’approche des capabilités n’est pas présentée comme universelle, c’est-à-dire identique à travers le temps et l’espace. Cette approche n’utilise donc pas une prétendue liste de biens premiers, supposés identiques pour toutes les personnes. De plus cette approche se refuse d’utiliser la pensée magique, prétextant qu’une seule variable est responsable du progrès, comme celle de la maximisation des profits. Ce faisant elle s’oppose de façon radicale à l’idéologie dominante en économie et en affaires.

Les contributions de Martha Nussbaum

Martha Nussbaum est l’une des philosophes les plus respectées au niveau international. Professeure de droit et d’éthique à l’université de Chicago, spécialiste de la philosophe antique, notamment Aristote, elle a beaucoup contribué à l’approche des capabilités, Elle reconnait qu’une liste définitive des capabilités est impossible à établir, vu les différences culturelles et sociales existantes entre les sociétés. Cependant, elle a proposé une liste tentative de 10 capabilités, qui se doit d’être adaptée à chaque situation4 :

mart_nussbaum.jpg 1. La vie. Être capable de mener une vie qui vaut la peine d’être vécue et d’une longueur normale.

2. La santé du corps. Être capable d’être en bonne santé, incluant une nutrition et un abri convenables.

3. L’intégrité du corps. Être capable de se déplacer librement, d’être en sécurité et d’avoir des possibilités de satisfaction sexuelle et de choix de reproduction.

4. Les sens, l’imagination et la pensée. Être capable de les utiliser de manière vraiment humaine, ayant reçu une éducation adéquate.

5. Les émotions. Être capable de s’attacher à des choses et des gens.

6. La raison pratique. Être capable de se former une conception du bien et du mal, ayant une liberté de conscience et de culte.

7. L’affiliation. Être capable d’être empathique avec autrui et avoir des bases sociales du respect de soi.

8. Les autres espèces. Être capable de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel.

9. Le jeu. Être capable de rire, de jouer, de jouir des loisirs.

10. Le contrôle sur son environnement. Être capable de participer à la vie politique, de jouir des droits de la propriété, de travailler de façon humaine et de recevoir une compensation financière adéquate et équitable.

Il est notable que la liste proposée par Martha Nussbaum, à titre indicatif, est résolument plurielle. Cette liste n’est pas définitive et ne tente pas d’évaluer si une politique est capabilisante ou non, en établissant un score optimal. Différemment, Nussbaum propose cette liste comme des possibilités susceptibles d’élargir les libertés des personnes et ainsi enrichir les décisions.

Libertés négatives et positives

Un trait essentiel, dans cette approche des capabilités, est sa conception large des libertés. Sen et Nussbaum font tous deux une distinction importante entre les libertés « négatives » et les libertés « positives »5 . Les libertés négatives tentent d’exclure l’ingérence d’autrui. Par exemple, la volonté de réduire le plus possible le rôle de l’État, dans l’idéologie néolibérale, provient en partie de cet attachement à cette conception négative des libertés. Dans certains cas, la notion de liberté est alors réduite à celle de « libarté ».

Différemment, les libertés positives s’ajoutent à celles négatives et visent à accroître les capabilités des personnes, leurs possibilités concrètes de vie. Bénéficier d’une éducation gratuite ou peu coûteuse, par exemple, ou avoir accès à des soins médicaux de base, sont des libertés positives. Elles permettent potentiellement à des personnes d’exercer des choix auxquels elles attribuent de la valeur, car elles sont, dans l’exemple pris, capables de lire et de s’instruire, ou car elles demeurent en santé, grâce, en partie, à un système de santé publique.

Cette notion de liberté positive est très importante pour évaluer le rôle d’un État. L’accroissement du secteur privé dans le système de santé, par exemple, peut faciliter les soins aux classes nanties, mais aussi réduire les capabilités disponibles aux classes plus modestes, par manque de moyens financiers. De même, l’accroissement des frais en éducation peut favoriser la qualité de l’éducation dispensée aux classes nanties, mais aussi diminuer les capabilités des classes plus modestes, de nouveau par manque de moyens financiers.

Il est à noter qu’actuellement au Québec, le secteur privé gagne en importance à la fois dans le système de santé et celui de l’éducation. Cette tendance réduit ainsi les capabilités d’une partie importante de la population. Elle va, de plus, à l’encontre de ses droits pour recevoir de façon équitable des services adéquats en santé, en services sociaux et en éducation.


Thiery Pauchant est membre du C.A. d’Attac Québec et professeur honoraire à HEC Montréal où il a fondé la Chaire de management éthique. Auteur de plus de 200 articles et de 13 livres, il fait la promotion de l’économie sociale et durable, notamment via Attac Québec, le CIRIEC au Canada, l’Institut Veblen à Paris et l’UNDP aux Nations Unies.

Notes

  1. Amartya Sen, L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 1999.
  2. David Graeber, Comme si nous étions déjà libres (Trad. A. Doucet), Montréal, Lux Éditeur, 2014, p. 270.
  3. Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Indices et indicateurs de développement humain, 2018, p. iii, disponible en ligne.
  4. Martha Nussbaum, Capabilités, Paris, Climats, 2012, p. 55-57.
  5. Amartya Sen, L’Idée de justice, (Trad. P. Chemla), Paris, Champs Essais, 2012, p. 341-342.

L’apport des capabilités aux Nations Unies, dans les entreprises et en éducation

par Thierry Pauchant
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L’approche des capabilités ne vise pas seulement une vie meilleure au niveau individuel. Elle implique aussi des changements radicaux au niveau collectif. L’insistance que le développement n’est pas seulement économique mais qu’il vise la croissance des capabilités humaines, se retrouve aujourd’hui dans les Objectifs de développement durable (ODD). Promulgués par plusieurs entités des Nations Unies depuis 2015, ce modèle pluriel présente 17 objectifs de développement pour les nations et les entreprises. La motivation derrière ces ODD n’est pas la maximisation des profits. Elle est de favoriser les capabilités de toutes les personnes, sur une planète en santé, en leur permettant d’accroître leur pouvoir d’agir. Et cette croissance des capabilités est, de par nature, illimitée. Dans cette perspective, un développement est durable quand il permet la croissance des libertés humaines à travers le temps.

Le développement durable humain

Malheureusement, l’appellation « développement durable », introduite dans le Rapport Brundtland de 1987, est souvent mal comprise. Beaucoup de personnes ont cru que ce développement ne mettait l’emphase que sur les enjeux environnementaux. Cependant, les Nations Unies parlaient déjà à l’époque du développement des capabilités pour chaque humain sur la longue durée, de leurs libertés déjà réalisées et de celles potentielles, en harmonie avec la nature. Cette conception sociale implique l’art et la science du politique, dont l’objet est de faciliter ce développement humain au niveau collectif.

Par exemple, les sept premiers objectifs rappellent la nécessité qu’un investissement dit durable ou qu’un nouveau produit ou service durable doit : 1. Diminuer la pauvreté; 2. Contribuer à l’éradication de la faim; 3. Promouvoir la santé; 4. Faciliter une éducation de qualité pour tous; 5. Favoriser l’égalité des sexes; 6. Garantir une eau propre; et 7. Produire une énergie renouvelable à un coût abordable. D’autres objectifs visent la consommation et la production responsable ainsi que la coopération entre les entreprises, les gouvernements et la société civile, soit le privé, le public et le commun.

L’aspect concret de ces objectifs permet à chaque personne de juger si un investissement, un bien, un service ou une entreprise peut être considéré comme durable ou non. Il n’y a pas besoin ici d’explications compliquées faisant appel à une théorie supposément scientifique ou au calcul d’un algorithme prétendument objectif.

Le modèle des ODD présente l’avantage d’être accepté au niveau international. Il ne provient ni d’une nation spécifique, ni d’un parti politique particulier. Il a aussi fait l’objet d’un consensus établi entre des gouvernements, des multinationales, des ONG, des coopératives, des syndicats et des associations, à la fois dans des pays développés et en développement.

Il est évident que la poursuite de ces objectifs demande une certaine rentabilité en entreprise et, dans les collectivités, des coûts raisonnables. Mais dans tous les cas l’objectif n’est pas de maximiser les profits financiers. Bien que certaines nations et entreprises adhèrent au modèle des ODD pour verdir leur image, d’autres sont plus sincères et trouvent dans ces objectifs économiques, sociaux et environnementaux des raisons fondamentales pour agir. Ces raisons visent à rendre les gens capables d’actualiser leurs propres aspirations, tout en réduisant les inégalités sociales et les problèmes environnementaux.

Aujourd’hui, 70 % des entreprises dans tous les secteurs ont commencé à intégrer certains de ces objectifs dans leurs stratégies. Des écoles de gestion tentent également de les utiliser afin de définir un management plus éthique et responsable. Les objectifs les plus populaires, intégrés par plus de 50 % des entreprises participantes, sont : 1. Lutte contre les changements climatiques, 63 % ; 2. Travail décent et croissance économique, 52 % ; et 3. Consommation et production responsables, 51 %. Les objectifs les moins populaires, étant pris en compte par moins d’un quart des entreprises participantes, sont : 1. Paix, justice et institutions efficaces, 23 %; 2. Vie terrestre, 22 % ; 3. Faim zéro, 20 % ; et 4. Vie aquatique, 16 %.

Malgré le fait que certains de ces chiffres soient encourageants, António Guterres, le secrétaire général des Nations Unies, a déclaré en septembre 2023 que les progrès réalisés sur ces objectifs sont encore trop lents, surtout pour les pays en développement. Il a demandé un nouvel engagement politique et un plan de relance de 500 milliards de dollars.

La résolution des Nations Unies sur l’économie sociale et solidaire

L’an dernier, le 18 avril 2023, les Nations Unies ont adopté une résolution concernant la contribution de l’économie sociale et solidaire (ESS) au développement durable. Le texte souligne que ce type d’économie contribue de façon exemplaire aux ODD et qu’il faut l’encourager.

De nos jours, l’ESS est surtout réalisée par des coopératives, des mutuelles, des associations et des fondations. Mais d’autres types d’organisations sont actuellement en émergence, comme des B-corporations, des sociétés à mission, des firmes à impact sociétal et des entreprises collectives 1. Ces nouveaux types d’organisations reformulent des tensions déjà présentes dans l’ESS, comme la place du profit en économie sociale, les modalités de gouvernance démocratique ou l’intégration de l’intérêt général dans des projets d’entreprise.

Cependant l’ESS vise elle-même à remplacer l’ancienne raison d’agir de la croissance économique par une nouvelle raison d’agir, le « bien-être soutenable »2. Il est encourageant de constater que l’essor de l’ESS est aujourd’hui important dans les organisations, faisant travailler plus d’un milliard de personnes sur la planète. Mais si nous voulons globalement réduire les inégalités actuelles et diminuer nos problèmes environnementaux, il est aussi important de réintroduire l’enseignement de l’économie sociale, solidaire et durable dans nos écoles et nos universités et d’inciter nos gouvernements à y investir.

Aujourd’hui de nombreuses facultés en sciences économiques et d’écoles de gestion promulguent encore l’idéologie dominante en économie. Ceci renforce l’influence des think tanks néolibéraux et des lobbyistes d’affaires. Ce faisant, l’économie sociale est peu enseignée dans nos universités et peu encouragée par nos gouvernements. Mais les choses sont peut-être en train de changer. Depuis 1991, après la dislocation de l’URSS, la guerre froide entre le capitalisme américain et le communisme soviétique s’est estompée. Aussi, avec l’amplification de la crise environnementale, le crash financier de 2017 et la pandémie de 2022, les bienfaits du néolibéralisme sont de plus en plus remis en question3. Enfin, même Adam Smith, l’auteur le plus invoqué dans l’idéologie dominante en économie, est de plus en plus considéré aujourd’hui comme un fondateur de l’économie sociale, en faveur du développement des capabilités des gens4.

La lente redécouverte du capabilisme d’Adam Smith

Les grands anniversaires sont souvent l’occasion de revisiter des vérités qu’on pensait immuables. La publication à la fin des années 1970 de l’œuvre complète d’Adam Smith, célébrant le bicentenaire de La Richesse des Nations (1776), a permis de corriger certaines fausses vérités véhiculées à son sujet. Petit à petit, on a réalisé qu’il associait à l’intérêt personnel des sentiments moraux envers les autres, qu’il était en faveur de l’intervention de l’État dans plusieurs domaines et qu’il n’était pas à l’origine de la fausse théorie de la main invisible du marché. De nombreux auteurs et autrices, se basant sur les textes véritables d’Adam Smith, ont aussi rappelé qu’il n’a jamais employé des expressions qu’on lui attribue cependant souvent, comme capitalisme, néolibéralisme, laissez-faire ou homo economicus. livre_thierry.jpg

Autour du tricentenaire de sa naissance (5 juin 2023), le ton s’est même durcit. Des prix Nobel en économie, tels Friedrich Hayek ou Milton Friedman, ont été dénoncés pour leur lecture biaisée de certains textes de Smith. Pour Glory Liu de Harvard, par exemple, Adam Smith a été réduit, surtout après la grande dépression et durant la guerre froide, à un logo afin de défendre le capitalisme américain. Il devint ainsi « le symbole de l’intérêt individuel, du choix et de la liberté »5.

Cependant et comme dans l’approche actuelle des capabilités, Smith n’a jamais proposé que la seule responsabilité des entreprises était de maximiser leurs profits. L’auteur de La Richesse des Nations a même insisté que la richesse n’est pas réductible à de l’or ou de l’argent. Pour lui, une nation riche se mesurait, comme dans les ODD d’aujourd’hui, par la productivité de ses champs, le nombre de ses emplois, le bien-être de sa population, la progression effective de la justice, l’innovation en sciences ou l’accès pour tous et toutes à une éducation de qualité.

De même, Adam Smith définissait l’économie politique comme devant rendre le peuple capable de subvenir à ses besoins et l’État capable d’assurer son service public. Les fondateurs de l’approche des capabilités ont d’ailleurs explicitement salué cet héritage capabiliste d’Adam Smith. Pour Amartya Sen « la perspective des capabilités implique dans une certaine mesure un retour à une approche intégrée en économie et en développement social», défendue en particulier par Adam Smith. Aussi pour Martha Nussbaum, « Adam Smith utilisait déjà le langage des capabilités pour décrire la base matérielle d’une vie humaine florissante et les théoriciens actuels en capabilité peuvent tirer des leçons de ses riches intuitions »6.

Cette redécouverte des véritables conceptions d’Adam Smith pourra à terme diminuer l’idéologie néoclassique et néolibérale disséminée faussement en son nom dans les facultés de sciences économiques et les écoles de gestion. Aussi, se réapproprier les vues du père fondateur de l’économie politique pourra dynamiser l’enseignement et la diffusion de principes favorisant une économie plus sociale, solidaire et durable, l’idéal défendu actuellement par les Nations Unies et de nombreux mouvements progressistes.

Notes

  1. Pour les Nations Unies, l’ESS fait partie de la « nouvelle économie pour le développement durable », avec l’économie verte, de la sollicitude ou circulaire. Elliott Harris, Chantal Line Carpentier et al. New economics for sustainable development. An overview, United Nations Economist Network, Policy brief, March 2023.
  2. Timothée Duverger, L’économie sociale et solidaire, Paris, La Découverte, 2023, p. 100.
  3. Claude Vaillancourt, La fin du néo-libéralisme. Regard sur un virage discret, Montréal, Écosociété, 2023.
  4. Thierry Pauchant et Chantal Line Carpentier, L’invention de l’économie sociale et solidaire. L’héritage surprenant d’Adam Smith, Revue internationale de l’économie sociale, 2024, sous presse.
  5. Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton University press, 2022, p. 250.
  6. Thierry Pauchant, Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Sa théorie du capabilisme, Préface de Normand Baillargeon, Paris, Dunod, 2023, p. 138-139.

L’agriculture est en souffrance…

par Catherine Pepin
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L’agriculture est en souffrance un peu partout dans le monde. Cette souffrance s’exprime aujourd’hui en Europe par de grandes manifestations. Mais quelles sont les revendications de ces travailleurs qui nous nourrissent? Quels problèmes rencontrent-ils dans leur pratique? Quelles solutions pourrions-nous apporter afin que l’agriculture se porte mieux et que nos agriculteurs soient capables de bien vivre de leur travail? Comment leur donner les moyens nécessaires pour qu’ils puissent concrétiser leurs projets professionnels? Est-ce que l’approche des capabilités pensée par Adam Smith et développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum peut nous apporter des pistes de solutions? Pour que notre agriculture soit vertueuse et pour que nos agriculteurs soient heureux, réfléchissons à ces questions et essayons d’y répondre.

1.Quel modèle d’agriculture?

Avant tout, il est fondamental de se demander quel type d’agriculture nous souhaitons : une agriculture néolibérale avec des fermes-usines pour concurrencer les méga-exploitations agricoles des États-Unis, du Brésil ou de l’Australie ou une agriculture régulée avec des fermes familiales à échelle humaine nous permettant de tendre vers une souveraineté alimentaire?

Si le travail agricole a toujours été exigeant, il l’est d’autant plus lorsqu’il s’inscrit dans une économie néolibérale. Avec la multiplication des traités de libre-échange depuis les années 90, l’agriculture québécoise a subi d’importantes mutations. En effet, ces traités entrainent un dumping social et un dumping environnemental. Pour être compétitif avec l’agriculture mondiale, il faut produire toujours plus pour toujours moins cher. Les agriculteurs doivent donc augmenter leurs rendements et pour cela ils sont encouragés à s’endetter, à s’agrandir, à utiliser des engrais et des pesticides et à cultiver des espèces de céréales génétiquement modifiées tout en respectant les lois environnementales en vigueur sur le territoire. Actuellement au Québec, Run de lait, une pièce de théâtre documentaire de l’auteur et comédien Justin Laramée, fait la tournée des régions et traite de la détresse psychologique des producteurs laitiers. On y explique le système de gestion de l’offre (un modèle protectionniste québécois) menacé par le dernier traité de libre-échange avec les États-Unis. Sachant que le lait est la production la plus importante au Québec et que durant les 20 dernières années nous avons perdu la moitié de nos fermes laitières, nous sommes en droit de nous questionner sur la corrélation entre la multiplication des traités de libre-échange et la crise de notre agriculture. Les règles économiques néolibérales favorisent les grands groupes de l’industrie agroalimentaire et de la distribution. Ce sont eux qui engrangent les bénéfices pendant que les agriculteurs servent de variable d’ajustement afin que les consommateurs puissent conserver un pouvoir d’achat acceptable.

Heureusement, d’autres modèles agricoles existent. Une agriculture régulée, rétablissant une gestion de l’offre, mettant en place des systèmes de quotas et garantissant une juste rémunération du travail et des aliments, protègerait les agriculteurs de la concurrence internationale et permettrait du reprendre le contrôle de notre assiette. Un modèle agricole régulé permettrait également de diminuer l’impact environnemental des échanges internationaux. En 2021, 45% des poulets consommés en France étaient importés d’autres pays 1 alors que le produit agricole le plus exporté par la France est le poulet. Absurde? C’est la réalité. En plus d’augmenter les déplacements de marchandises, une grande partie des poulets consommés par les Français ont donc été élevés sans respecter les règles sanitaires et environnementales auxquelles les éleveurs de poulets français sont soumis. Une gestion de l’offre avec un système de quotas permettrait d’avoir un meilleur contrôle sur la qualité de notre alimentation, de limiter collectivement notre impact sur l’environnement et de tendre vers la souveraineté alimentaire. On mange nos poulets et si nous avons un excédent, on l’exporte. Logique.

2. Mouvements sociaux dans le monde

En Inde, en 2020, les fonctionnaires se sont joints aux agriculteurs en prenant part à la plus grande grève de l’histoire de l’humanité. Pas moins de 250 millions de travailleurs et des millions de paysans ont bloqué la capitale pour protester contre les réformes néolibérales (privatisation, dérèglementation) mises en place par le premier ministre Narendra Modi 2. illsutartion_agriculture.jpgCes réformes favoriseront les grandes entreprises de l’agroalimentaires. L’application des réformes permettra à ces dernières de stocker les céréales et de spéculer sur les prix. Cela aura pour conséquence d’asphyxier les petits agriculteurs, car ces derniers n’auront plus de prix minimum garanti pour leurs récoltes. Les grandes exploitations agricoles pourront ainsi acheter les petites fermes et gagner des parts de marché. C’est ça le néolibéralisme! La protestation a duré plus d’un an et en novembre 2021 le Premier ministre Modi annonçait l’abrogation des réformes agricoles votées en septembre 2020.

En France, en mars 2023, 30 000 militants écologistes, selon les organisateurs, protestent contre l’implantation de méga-bassines à Sainte-Soline 3. La répression est violente. Dans le cortège, des manifestants de la Confédération paysanne (syndicat d’agriculteurs) sont présents. Ils revendiquent un partage équitable de l’eau et la préservation des nappes phréatiques. Les méga-bassines sont des retenues d’eau à ciel ouvert. Si l’eau de pluie ne suffit pas, on pompe l’eau des nappes phréatiques. Le problème est que cette eau est captée pour subvenir aux besoins en eau des grands céréaliers qui font de la monoculture intensive et il ne reste rien pour les petits maraîchers. De plus, l’utilisation de ces méga-bassines perturbe le cycle de l’eau et les écosystèmes environnants.

En Europe, depuis quelques mois, les agriculteurs crient leur souffrance. Financièrement, c’est l’impasse. Cependant, leurs revendications sont différentes : les plus grands producteurs demandent moins de normes environnementales (baisse des taxes sur le gaz, autorisation des néonicotinoïdes, dérèglementation des jachères, autorisation des méga-bassines, des semences OGM, etc.) pour être plus compétitifs sur le marché mondial, les petites fermes familiales demandent la fin des traités de libre-échange et la mise en application de lois protectionnistes sur les produits agricoles. En France, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), l’équivalent de l’Union des producteurs agricoles au Québec (UPA), après avoir négocié avec le gouvernement quelques primes et la fin (ou la suspension) de lois sur la protection de l’environnement, demande à ses membres de rentrer chez eux. Au même moment, nous apprenons que le président de la FNSEA a des intérêts financiers dans l’industrie agroalimentaire et qu’il souhaite le maintien des accords de libre-échange. Ce sont deux classes d’agriculteurs et deux modèles d’agriculture qui s’affrontent. Cependant, l’objectif n’est-il pas le même? Les agriculteurs veulent bien vivre de leur travail, ils ne veulent plus survivre.

3. Pistes de solutions possibles : l’approche capabiliste

L’approche capabiliste peut être une avenue pour une agriculture plus juste. Cette approche tend à ce que la population devienne plus libre et capable de se réaliser. Or, aujourd’hui, les agriculteurs parlent de survie et de charges administratives trop importantes. Ils ne sont plus capables. Pour faire en sorte qu’ils vivent bien de leur travail et qu’ils subviennent aux besoins de leur famille, ils doivent gagner un revenu décent garanti. Sans quoi ils ne pourront ni prévoir, ni s’organiser dans la réalisation de leurs projets de vie personnels et professionnels. illsutartion_agriculture_2.jpg

Ce revenu doit prendre en compte les coûts de production et le temps de travail alors qu’aujourd’hui, il dépend surtout des cours mondiaux des matières premières agricoles et des subventions gouvernementales. Il faut changer de modèle. Une intervention de l’État semble nécessaire et compatible avec l’approche capabiliste. Pour Adam Smith, l’État doit intervenir en guidant ou en corrigeant les processus de marché dans certains domaines comme le contrôle de la qualité des produits, la fixation des prix des produits de première nécessité, la distribution de nourriture en cas de famine, l’organisation et la prévention en santé publique ou encore la protection d’industries liées à la production des biens de première nécessité4. Les produits agricoles étant, pour la plupart, des produits de première nécessité, l’intervention de l’État est peut-être le levier qui permettrait de mettre en place des solutions pour le monde agricole : prix minimum garanti, lois protectionnistes favorisant la souveraineté alimentaire, normes environnementales, etc.

Le fait de préserver les communs5, de protéger la biodiversité et de développer une agriculture juste, équitable et respectueuse de l’environnement, permet à l’ensemble de la population d’accéder à des aliments sains et est cohérent avec l’approche capabiliste. Privilégier les circuits courts, l’agriculture biologique, la diversification des cultures, la préservation des sols, des nappes phréatiques, des écosystèmes, toutes ces mesures permettraient de poser les bases du capabilisme. Un cercle vertueux pour contrer le cercle vicieux dans lequel nous enlise le capitalisme.

Conclusion

L’agriculture n’est pas uniquement l’affaire des agriculteurs. Elle concerne l’ensemble de la société, car elle permet de subvenir à un besoin essentiel pour tous : se nourrir. Elle a un impact direct sur la santé publique, sur la biodiversité et sur le bien-être des humains, des animaux et des végétaux. Rendons nos agriculteurs capables de bien vivre pour qu’ils nous permettent de bien nous nourrir.


Catherine Pépin est membre du CA d’Attac. Fille d’agriculteur, elle a grandi sur la ferme familiale. Animatrice depuis l’âge de 11 ans, elle a terminé un baccalauréat en mathématiques en 2000. Elle prend vraiment conscience que nous pouvons agir sur le monde lors du Sommet des Amériques en 2001. Suite à cette prise de conscience, ses interventions en animation s’orientent vers l’éducation populaire. Elle complète une maîtrise en enseignement des mathématiques en 2012 et devient enseignante au secondaire.

Notes

  1. Les Échos, juillet 2022
  2. Médiapart, novembre 2020
  3. Libération, mars 2023
  4. Thierry C. Pauchant Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Sa théorie du capabilisme . Dunod 2023 p.127-128.
  5. Le retour des communs, le bulletin d’Attac no 57, juin 2018.

L’approche par les capabilités pour plus de justice sociale

par Chantal Santerre
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On a tous le sentiment que l’on sait ce qui est juste, mais ce n’est pas aussi simple que cela peut paraître. Étant donné que le concept de justice a plusieurs définitions et s’applique à plusieurs objets et comme nous parlerons plus spécifiquement ici de justice économique et sociale, nous allons retenir la définition de la justice distributive telle que propose Aristote : elle est le principe politique permettant la répartition des charges et des avantages de la vie sociale.

Nous commencerons par présenter trois des théories de la justice les plus influentes pour nous aider à bien comprendre la richesse de l’approche par les capabilités développée par Amartya Sen.

Amartya Sen part de cette idée que toutes les théories contemporaines de la justice sont égalitaires. Chacune d’elles, pose en effet que c’est l’égalité d’un élément en particulier qui est à la base de la justice, que ce soit le revenu, le bien-être, la liberté ou la qualité de vie. Cet élément auquel une théorie attribue plus de poids ou d’importance a été définie par Sen comme étant sa base d’information, autrement dit, le critère de choix qui est retenu. Qu’est-ce que l’on veut répartir justement ?

L’utilitarisme

L’utilitarisme pour déterminer si une action est juste ou non procède par l’évaluation des plaisirs et des déplaisirs qui en découleront. Ce sont donc les conséquences d’une action qui permettront de déterminer si elle est juste ou non. L’utilitarisme est dit pour cette raison une doctrine conséquentialiste. Une action sera dite juste si elle procure une plus grande quantité de plaisir que de déplaisir et ce, que l’intention soit bonne ou non. En d’autres mots, on évalue la justesse de l’action et non la moralité présumée de l’agent.

Selon l’utilitarisme, comme son nom le laisse entendre, c’est l’égalité des utilités qui est à la base de la justice.

La théorie de la justice comme équité de John Rawls

La théorie de la justice de John Rawls a pour base d’information les biens premiers qui comprennent : les droits et libertés ; les opportunités ; le revenu et le bien-être ainsi que le respect de soi. Si une société fait la promotion de l’égalité des biens premiers, alors le champ des libertés possibles pour chacun des individus s’en trouve grandement élargi.

En d’autres termes, les biens premiers sont des avantages individuels formulés en termes d’opportunités sur lesquelles les individus peuvent s’appuyer pour atteindre les fins qui leur sont propres. Les biens premiers fournissent une information beaucoup plus complète quant aux ressources nécessaires aux individus, quelles que soient les fins qu’ils poursuivent.

Le libertarianisme

La base informationnelle du libertarianisme est celle des droits libertariens que l’on pourrait aussi appeler négatifs, c’est-à-dire tous ces droits où nos libertés ne sont pas entravées. On ne nous empêche pas de faire des choses, mais on ne nous donne pas nécessairement un contexte nous permettant de réaliser nos libertés, ce qui relèverait des droits positifs.

La théorie libertarienne ne tient par ailleurs aucunement compte des résultats issus de la priorité accordée à la liberté. Pour les libertariens, c’est la liberté économique qui est prioritaire, car c’est elle qui mène à la liberté politique. Cette liberté économique est assurée par le droit à la propriété privée et c’est pourquoi ce droit est si fondamental dans la théorie libertarienne.

L’approche des capabilités.

Sen, dans sa propre théorie de la justice a défini pour base informationnelle celle des libertés de choisir un mode de vie que l’on a raison de souhaiter et qu’il a nommé les capabilités.

La « capabilité » d’une personne recouvre les différentes choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être. Chaque individu, selon sa situation, fera des choix différents, depuis les plus élémentaires — se nourrir convenablement, jouir de la liberté d’échapper aux maladies évitables — jusqu’à des activités ou des états très complexes — participer à la vie de la collectivité, jouir d’une bonne estime de soi, etc. C’est ce qu’on appelle la liberté d’accomplir d’un individu.

Chacun des choix comprend un état et une action. L’état correspond à la liberté, soit les possibilités réelles de jouir du bien-être qui comprend la possibilité de choisir et la capacité d’accomplir. L’action correspond à l’accomplissement c’est-à-dire la liberté réellement exercée, le bien-être accompli, ce que la personne, considérant toutes les options possibles, choisit de réaliser. C’est ce qu’on appelle l’étendue de la liberté.

Finalement ce qu’on peut mesurer c’est l’accomplissement réel d’une personne, c’est-à-dire sa liberté réalisée.

Selon l’approche par les capabilités, on utilise donc deux bases d’information que l’on résume par ces deux mots : accomplissements et liberté. C’est ainsi parce qu’il existe une différence profonde entre ce qu’accomplit un certain individu car c’était le seul choix possible pour lui et ce qu’il choisit d’accomplir à travers un ensemble de choix possibles.

L’approche par les capabilités pour une société plus juste et plus équitable.

L’approche par les capabilités nous fournit une information sur la qualité de vie de l’individu ou d’une population et en favorisant l’égalité des libertés, cette approche souhaite donner les moyens d’exercer sa liberté et mesure aussi la réalisation de cette liberté. En englobant nombre des avantages des autres théories de la justice, l’approche par les capabilités nous offre une définition de la justice fondée sur la richesse du concept de liberté, cette liberté nécessaire à l’existence de toute société démocratique.

La théorie utilitariste recherche la maximisation des plaisirs du plus grand nombre, autrement dit la maximisation des utilités : si on remplace le terme (utilité) par (liberté) nous obtenons la recherche de la maximisation des libertés. Si on poursuit ce raisonnement, on peut donc affirmer qu’une politique qui offre plus de libertés est préférable à une politique qui en offre moins. L’accès à une plus grande liberté tant au niveau de la disponibilité que de la capacité de l’exercer permet à un individu de maximiser ses utilités et ainsi sa qualité de vie. De là, on peut conclure que le concept de capabilités inclut ce principe des utilitaristes qui est la maximisation des plaisirs du plus grand nombre. illsutration_john_rawls.jpg

L’approche par les capabilités de Sen s’inspire aussi en partie de la théorie de la justice de Rawls. Le premier principe de Rawls qui réclame: « des libertés de base égales pour tous » trouve sa contrepartie dans l’accès à la liberté que préconise Sen. En outre, la première partie du principe de différence, soit celle des opportunités équitables pour tous est formulée selon l’approche de Sen par la possibilité de faire des choix. Dans le même esprit que Rawls, Sen tient ainsi compte des circonstances de la vie et souhaite le maximum de liberté pour tous, incluant la liberté de choix.

La deuxième partie du principe de différence de Rawls, selon lequel les inégalités doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société, représente l’expression de la fraternité. Cette fraternité, pour Rawls, passe par l’amélioration des institutions politiques qui font disparaître les conflits d’intérêts, les barrières et autres inégalités qui encouragent les citoyens à n’avoir aucune considération pour les demandes des autres. On retrouve chez Sen les mêmes préoccupations. La nécessité d’institutions justes ainsi que la nécessité d’un État qui assure aux citoyens un minimum de ressources permettant d’accéder à une certaine qualité de vie doit passer par l’accès aux libertés substantielles. Pour Sen, tout comme pour Rawls, si cela est assuré, on peut par la suite laisser le mécanisme du marché agir là où il est efficient.

Sen pousse plus loin que Rawls cette idée car il souhaite que l’on évalue l’accomplissement de la liberté en mesurant la qualité de vie. Ainsi, si on reformule en termes rawlsiens la pensée de Sen, on pourrait dire que nous aurons une société juste si ce sont ceux qui sont les plus désavantagés qui bénéficient de la plus grande hausse de la qualité de vie. Les libertés négatives des libertariens sont, d’une certaine façon, elles aussi prises en compte par l’approche par les capabilités. Les libertariens souhaitent l’égalité des libertés négatives ou droits libertariens tandis que l’approche par les capabilités vise en plus de l’égalité des libertés négatives, celle de toutes les libertés. Sen, tout comme les libertariens, reconnaît l’importance de l’efficacité et de la liberté. C’est pourquoi il est en faveur de la liberté du marché, mais seulement là où il est efficient.

Ainsi, pour la répartition des ressources, en utilisant comme base d’information les capabilités, nous tiendrons compte des ressources minimales qui sont nécessaires à l’individu pour exercer sa liberté. Pour le reste, cette approche s’en remet au processus du marché dont elle reconnaît l’efficience pour les biens qui ne sont pas publics ou semi-publics.

C’est que pour avoir une société juste et permettre que les libertés s’exercent, il faut que les biens et les droits tels que la sécurité, la défense et la propriété privée soient assurés par l’État ; mais il faut aussi que l’éducation et la santé soient accessibles à tous pour assurer aux gens les capacités d’exercer leur liberté, en permettant de pallier aux injustices dues aux circonstances dans lesquelles on naît. Sen rappelle que si les sociétés se sont développées, ce développement est en grande partie passé par l’accès à l’éducation et aux soins de santé pour tous.

En conclusion, l’approche par les capabilités est la théorie de la justice qui permet l’existence d’une société plus juste. Tout en incluant les avantages des autres théories de la justice, elle va au-delà en assurant la meilleure qualité de vie pour tous et surtout ce n’est pas seulement en mettant les conditions nécessaires pour que cela advienne mais bien aussi en l’évaluant.

Documents joints

 

L’approche par les capabilités appliquée à la fiscalité

par Chantal Santerre
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L’approche par les capabilités vise la plus grande égalité possible des libertés et favorisera pour cela des politiques ayant la plus grande incidence possible sur celles-ci. Et c’est pourquoi, s’il y a des différences, il faudra qu’elles soient à la faveur des plus défavorisés, ceux-là même qui gagneront le plus d’une augmentation de leurs libertés. De tout cela s’ensuit directement un des rôles que l’on reconnaît généralement à la fiscalité, à savoir celui de redistribuer la richesse.

Selon l’approche par les capabilités un système fiscal est équitable s’il permet d’assurer des opportunités égales pour tous en permettant de financer correctement les systèmes d’éducation et de santé ainsi que les autres biens et services publics ou semi-publics. De plus, dans la manière de percevoir ces impôts, il faut maximiser les libertés en assurant le maximum de qualité de vie pour tous.

Nous n’ambitionnons pas de produire ici un programme complet de ce que pourrait être notre système fiscal : nous proposerons seulement des pistes de solution inspirées de l’approche par les capabilités de Sen. Pour les présenter, nous utiliserons les principales sections que l’on retrouve dans une déclaration de revenus.

Les revenus

Actuellement, notre système fiscal utilise comme base d’imposition les revenus provenant de différentes sources, et non le capital ou la richesse. Les revenus de dividendes et les revenus de gain en capital ne sont pas, comme les autres revenus, imposés à 100 %. On peut donc légitimement dire qu’en ne traitant pas ces revenus de la même manière que les autres sources de revenus, on favorise le capital plutôt que le travail.

Selon le principe d’équité tel que défini par Sen, toutes les sources de revenus devraient avoir le même traitement fiscal.

Nous proposons donc que toutes les sources de revenus soient taxées de la même manière. Et, dans l’esprit du principe d’équité de Sen, toute augmentation de la qualité de vie d’un individu devrait être imposable — et pas seulement le revenu, celui-ci étant une mesure insuffisante de la qualité de vie. Il faudrait donc aussi prendre en considération l’enrichissement global de l’individu.

Pour y parvenir, il faudrait prendre comme base d’imposition l’augmentation de la valeur du patrimoine de l’individu, son enrichissement : cela permettrait de mesurer l’accomplissement de la liberté et pas seulement sa disponibilité. Le revenu de 25 000 $ d’une personne qui possède une maison qui n’est pas hypothéquée et qui possède en plus des placements qui lui rapportent un revenu annuel n’est pas équivalent à celui d’une personne qui doit payer un loyer et qui n’a aucune autre ressource que le fruit de son travail. Ces deux personnes ne devraient pas payer les mêmes impôts.

Les déductions du revenu

La principale fonction du régime fiscal est de générer les revenus nécessaires pour couvrir les dépenses de l’État. Ces dépenses sont le reflet des priorités de la société. Un autre des rôles que l’on peut attribuer au régime fiscal est celui de financer des choix politiques en offrant des déductions pour induire les comportements souhaités. Ces mesures sont souvent appelées « dépenses fiscales » parce qu’elles permettent d’atteindre des objectifs stratégiques au prix d’une réduction des revenus fiscaux, une réduction des revenus étant l’équivalent d’une dépense.

Pour les individus, les dépenses fiscales sont des déductions qui viennent réduire le revenu total. On obtient ainsi le revenu imposable sur lequel sont appliqués les taux d’impositions qui permettent de calculer l’impôt à payer dans notre régime fiscal actuel.

L’approche par les capabilités propose d’imposer l’enrichissement de l’individu et non son revenu. Il n’existe donc plus de déductions. En imposant l’enrichissement de l’individu, ce n’est que l’augmentation de la valeur de son patrimoine qui est imposé, et donc ce qu’il n’a pas dépensé pour vivre.

Les dépenses, quant à elles, continueraient d’être imposées via la taxe à la consommation. La taxe à la consommation ne serait appliquée que sur les biens non essentiels et pourrait être modulée selon les types de biens de consommation, tout cela en respectant l’approche par les capabilités.

Ce qui n’est pas taxé par ces deux moyens n’est pas taxé du tout.

Donnons un exemple. Si une personne souhaite remettre en don une partie de ses revenus, elle ne s’enrichira pas de cette somme et ne se procurera pas de biens avec elle. Donc cette somme ne sera tout simplement pas imposée pour elle, mais pourra l’être par l’enrichissement qu’elle procurera à une autre personne.

Nous pensons donc que toutes les dépenses fiscales devraient être éliminées. De plus, cela aura pour effet de simplifier la déclaration de revenus et de permettre plus d’équité entre les contribuables.

Des crédits d’impôt non remboursables au revenu de citoyenneté

On retrouve dans les crédits d’impôt personnels le montant personnel de base, les déductions pour les enfants, les personnes à charge et les handicaps, ainsi que les montants payés pour l’assurance emploi, le régime des rentes du Québec et les autres charges sociales. Si on n’impose que l’enrichissement au bilan, ces déductions sont encore une fois déjà déduites indirectement. illustration-_revenudebase_helenepouille.jpg

Par contre, nous pensons que l’instauration d’un revenu de citoyenneté, qui remplacerait toutes ces déductions personnelles ainsi que tous les différents programmes sociaux — que ce soit l’assurance emploi, les régimes de pension ou la sécurité sociale — permettrait d’assurer un revenu minimum de base qui serait l’équivalent des biens premiers que l’on retrouve chez Rawls et donnerait les moyens de la liberté comme le propose Sen.

De plus, un revenu de citoyenneté n’aurait pas tous les impacts négatifs que peuvent avoir les différents transferts ou autres aides sociales, notamment les effets pervers qui découlent de ce qu’on appelle le ciblage et qui consiste à allouer des ressources seulement aux personnes qui répondent à certains critères. Un revenu de citoyenneté assurerait à chacun un minimum lui permettant de participer à la vie de la collectivité.

Ce revenu de citoyenneté donnerait aussi la liberté aux travailleurs de choisir un emploi de qualité, car ils auraient un revenu minimum qui leur permettrait de faire des choix et aussi d’avoir un réel pouvoir de négociation vis-à-vis des employeurs potentiels. En fait, on peut prétendre qu’une telle mesure augmenterait l’efficience des marchés. Pour que les marchés fonctionnent, les contrats doivent être acceptés librement et sans contraintes. Pour ce faire, il faut qu’il existe des alternatives connues, à des taux et à des conditions intéressantes. En créant une alternative, même minimale, nous insérons dans le système une alternative qui demeure un mécanisme essentiel à l’existence des marchés.

Le revenu de citoyenneté, tel que nous l’envisageons, serait versé à tous les citoyens enfants et adultes. Il faut donc que cette somme soit un minimum. Les citoyens qui ont d’autres besoins en raison de différents problèmes de santé ou d’handicap, continueraient d’avoir accès aux biens et services nécessaires pour assurer leur qualité de vie.

L’impôt à payer

Nous avons vu précédemment que l’assiette fiscale sera constituée de l’enrichissement des individus et des dépenses de consommation non essentielles via les taxes à la consommation. L’impôt à payer s’appliquerait donc à l’enrichissement des individus. Le revenu de citoyenneté serait non imposable puisqu’il ne contribue qu’à assurer le coût des biens et services de base. Par contre, l’enrichissement serait imposé, et ce sans aucune déduction. Chaque dollar qui nous aurait permis de nous enrichir d’une manière ou d’une autre serait imposable. De plus, toutes les déductions sont indirectement non imposées : en effet, si on n’impose plus le revenu mais bien l’enrichissement, alors les déductions auxquelles nous aurions eu droit pour certaines sommes déboursées sont donc des montants non épargnés, et donc non imposables.

Nous avons déterminé précédemment l’assiette fiscale sur laquelle s’appliquerait le taux d’imposition. Il faut maintenant déterminer quel serait ce taux. Pour déterminer le taux d’imposition, il faut connaître nos besoins de financement, qui correspondent aux sommes requises par le gouvernement pour assurer un revenu de citoyenneté, pour financer convenablement l’éducation et la santé et les autres services publics.

Notre base d’imposition étant l’enrichissement, nous pouvons faire le choix d’appliquer un taux unique ou taux proportionnel à l’ensemble de l’enrichissement ou bien appliquer des taux progressifs à différents paliers définis.

Dans la perspective de la définition de l’équité de Sen, nous favorisons l’égalité des libertés, mais des libertés pour tous, ce qui implique aussi les moyens d’exercer cette liberté. C’est pourquoi nous ne voyons pas la redistribution de la richesse comme une entrave à la liberté, mais bien comme un moyen de l’étendre. Nous sommes donc en faveur de la progressivité des taux d’imposition.

La progressivité de l’impôt tient compte de la capacité de payer de chacun et permet de réduire les trop grands écarts de richesse.

Dans sa théorie de la justice, Sen prône l’égalité des libertés et il veut aussi donner les moyens d’exercer cette liberté. De trop grands écarts de fortunes découlent des écarts au niveau des opportunités et, par conséquent, des écarts au niveau des libertés. Dans cette optique, le rôle de redistribuer la richesse qui est celui de l’impôt est donc nécessaire pour assurer l’équité de notre système fiscal.

En résumé, un système fiscal plus équitable s’inspirant des capabilités aurait pour base d’imposition l’épargne et la consommation. Toutes les déductions et autres dépenses fiscales disparaîtraient, puisque nous n’aurions plus pour base d’imposition le revenu. Nous aurions seulement une taxe à la consommation et des taux d’imposition progressifs appliqués à l’enrichissement. Et si cela n’était pas suffisant pour financer le revenu de citoyenneté, l’éducation et la santé il faudrait alors maintenir des assurances sociales prélevées sur les salaires et auprès des employeurs.

Voici de modestes propositions pour poser les bases de ce que pourrait être un système fiscal équitable qui prônerait l’égalité des capabilités et permettrait d’assurer un minimum de qualité de vie pour tous.

POUR CONTINUER LA RÉFLEXION

Quelques références supplémentaires

par Monique Jeanmart
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Chantal Santerre, La problématique de la justice fiscale : le cas du Québec, Mémoire de maîtrise, UQAM, 2010, disponible en ligne.

Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Éditions du Seuil, Paris, 2000. Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, Éditions Odile Jacob, Paris, 2003

Vidéo : L’approche des capabilités : une voie de sortie du capitalisme? Conférence Attac Québec, Chantal Santerre et Thierry Pauchant, 1h18, 2023, disponible sur YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=kw7AMgxnxnw&t=968s

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