Bulletin, juin 2022

Résister aux géants du web

par Anne Sophie Letellier

Compte rendu par Wedad Antonius membre du CA d’Attac-Québec

Dans son intervention, Anne-Sophie Letellier nous propose une invitation à réfléchir sur les pratiques de résistance face à ces géants du web qui, souligne-t-elle, prennent de plus en plus de place au niveau culturel mais aussi économique et en matière de droits humains. Elle a abordé le sujet selon le spectre de la collecte des données et leur monétarisation en lien avec la sécurité de l’information et de la protection de la vie privée

Le Contexte

Deux éléments sont essentiels à considérer :

1- Les technologies et plateformes numériques sont absolument omniprésentes dans nos vies depuis une dizaine d’années et particulièrement depuis la pandémie ; elles sont centrales et nécessaires à plusieurs activités quotidiennes professionnelles mais aussi à des infrastructures essentielles comme le système électrique, le réseau bancaire ou autres services dont on ne peut plus se passer. L’extrême concentration de ces entreprises numériques desquelles la société est de plus en plus dépendante augmente encore leur pouvoir.

2- Le capitalisme de surveillance (concept développé par Shoshana Zuboff [1]) est basé sur un modèle d’affaires qui consiste à monétariser la collecte de données et des informations obtenues par la surveillance des contenus avec lesquelles nous interagissons lorsque nous naviguons sur le web. Comment ? Ces données permettent d’établir des prédictions sur nos comportements et vendre à gros prix des espaces publicitaires aux annonceurs qui pourront alors nous présenter des publicités ciblées. Toutes sortes de stratégies sont déployées pour nous garder connectés le plus longtemps possible sur Facebook, Instagram, Tic toc ou autres plateformes afin de collecter le plus de données possibles sur nous. Chaque commande sur Amazon, chaque « j’aime » sur Facebook, chaque opinion formulée ou photo publiée peut être une précieuse information extrêmement rentable pour les entreprises numériques qui accaparent ainsi un pouvoir économique de plus en plus écrasant.

En plus de cet énorme pouvoir économique, la collecte de données donne à ces entreprises un pouvoir informationnel très lucratif. En effet, à partir de données béhaviorales individuelles brutes, des métadonnées déduites de la mise en relation des données individuelles de milliers de personnes sont établies et permettent de configurer des profils d’utilisateurs basés sur les informations collectées et la connaissance accumulée. À partir de ces profils, et selon des algorithmes très sophistiqués, on peut prédire pour un individu donné sa place sur l’échiquier politique, ses intérêts, ses préférences culturelles ou en matière de consommation…
Shoshana Zuboff, souligne que ces pouvoirs économiques et informationnels créent un déséquilibre de pouvoir entre les géants du web d’une part et les citoyens et les institutions étatiques d’autres part, déséquilibre exacerbé par le monopole dont jouissent ces entreprises et l’internationalisation de leurs activités qui rend la réglementation de ces activités de plus en plus complexe. Ce déséquilibre de pouvoir va aller en s’accentuant s’il n’est pas contrebalancé par des mesures de résistance efficaces.

Qu’est-ce qu’on fait ?

Pas de solution concrète à proposer mais des pistes de réflexion sur les pratiques de résistance qui s’opèrent déjà à trois niveaux complémentaires : individuelles, collectives et institutionnelles.

Résistances individuelles

Le boycott et la déconnexion des différentes plateformes pour contrer le pouvoir des entreprises numériques pourraient être efficaces mais suscitent peu d’adhésion dans la population Les plateformes numériques, aussi problématiques soient-elles, demeurent des outils de travail, des moyens de connexion et une source de plaisir dont la plupart des personnes ne peuvent pas ou ne veulent pas se priver.

Une avenue plus prometteuse est le développement, l’usage et la promotion d’outils et de plateformes alternatives. Cette approche est développée par le mouvement libriste (porté par l’organisme Facil au Québec) mais aussi par plusieurs organismes internationaux. Par exemple, le Collectif d’Hébergeurs Alternatifs, Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires (dont l’acronyme CHATONS est un clin d’œil aux nombreux vidéos de chatons qui circulent sur le web …) est un collectif initié par l’association Framasoft à la suite du succès de sa campagne « Dégooglisons Internet » qui propose aux utilisateurs des alternatives efficaces aux produits des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) tout en étant respectueuses de leurs données et de leur vie privée. De plus en plus d’initiatives semblables se développent à travers le monde [2]

De l’individuel au collectif

Des changements s’opèrent tant au niveau individuel que collectif : plusieurs groupes et organismes font le choix d’utiliser des plateformes ou des logiciels alternatifs. Facil propose même au gouvernement des solutions basées sur les logiciels libres. Un des nombreux exemples est le logiciel Frame date qui remplace de façon tout à fait adéquate Doodle utilisé par les organismes pour convoquer des réunions.

La sécurité de l’information

S’éloigner du «  Je n’ai rien à cacher  » pour aller vers le « Qu’est-ce que je veux montrer » est une des stratégies que propose Madame Letellier. Souvent, par défaut, toutes nos données sont à la disposition des entreprises numériques et il faut un effort conscient pour limiter la collecte de nos données. Effort qu’il vaut la peine de faire si nous voulons contribuer à la protection de notre vie privée et celle des autres…

Minimiser ses objets connectés ou les applications qui collectent des données, remettre le consentement au cœur des pratiques de partage sur les réseaux sociaux, prendre le contrôle des paramètres de confidentialité, faire le ménage de son cellulaire, utiliser les outils alternatifs qui minimisent et sécurisent la collecte de données personnelles : moteurs de recherche, messageries, services courriels… sont autant de moyens qu’elle suggère pour limiter la collecte de nos données en amont et par conséquent le pouvoir informationnel et économique de ces entreprises.

Réformes législatives et institutionnelles

Toutes les mesures individuelles et même collectives sont tout à fait insuffisantes si elles ne s’accompagnent pas d’une volonté politique de changer les règles du jeu ...
Madame Letellier propose quelques pistes pour des réformes législatives et institutionnelles :

 Briser le monopole des entreprises numériques par des lois anti-trust efficaces.
 Instaurer des mesures fiscales afin que les géants du web paient leur juste part d’impôts.
 Réformer la législation entourant la protection des données personnelles et de la vie privée. La réglementation la plus poussée à ce jour est le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) qui a été développé en Europe en 2018, mais ce règlement a une portée très faible car la protection des données est limitée à la possibilité pour l’individu de donner ou non son consentement à la collecte de ses données personnelles ; il néglige complètement le fait que la collecte des données personnelles d’un individu a des impacts sur toute la société et ne doit pas être laissée au choix individuel.

Revoir notre compréhension des données personnelles

Un changement de paradigme s’impose : la protection des données personnelles c’est plus collectif qu’on le pense. Plusieurs scandales ces dernières années l’ont démontré. Particulièrement Facebook-Cambridge Analytica qui a dévoilé le microciblage politique ayant servi à aider la campagne de Donald Trump… Ou encore les Facebook Papers en 2021 qui a démontré le rôle conscient de Facebook dans le développement de troubles alimentaires chez les adolescentes.

«  La collecte de données, ainsi que leur sécurisation, devrait inclure une réflexion sur l’intérêt général et public au lieu de reposer surtout sur un choix et un consentement individuel », affirme la conférencière. Elle cite la sociologue Zynep Tufecku, qui dans une chronique du New York Times mentionne qu’«  il faudrait plutôt envisager la vie privée en relation avec les données personnelles comme quelque chose qui s’apparente à la qualité de l’air ou à des eaux potables et sécuritaires : des biens publics qui ne peuvent pas être régulés en faisant uniquement confiance à la sagesse de millions de choix individuels. » Les résistances individuelles, collectives et institutionnelles sont toutes nécessaires pour contrer le pouvoir démesuré des entreprises numériques.

Madame Letellier conclut son intervention par une analogie avec la lutte au changement climatique : les gestes individuels servent à développer une conscientisation de la population qui devra mener ensuite à des pressions politiques auprès des personnes qui ont le pouvoir et la possibilité de faire des changements structurels : s’il n’y a pas de pressions populaires, les réformes nécessaires ne viendront jamais à l’agenda politique.


Anne-Sophie Letellier est étudiante au doctorat à l’Université du Québec à Montréal et intéressée aux pratiques de militance entourant la résistance en ligne à la surveillance numérique, ses recherches ont longtemps portées sur les pratiques hacktivistes et sur les cultures hackers

Notes

[1Voir par exemple : Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Éditions Zulma, novembre 2020 (note de la rédactrice)

[2Pour des suggestions d’outils alternatifs voir l’article de Dominique Leclerc, dans le présent no




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