Les deux maux qui frappent l’humanité le plus durement, les changements climatiques et les inégalités sociales, nous mettent dans une situation inconfortable. Comme notre temps disponible est forcément très limité, est-il possible de se préoccuper également de l’un et l’autre de ces problèmes? Puisque le dérèglement du climat nous met devant une échéance dramatique et menace l’avenir de notre planète, certains choisissent de s’y attaquer en premier. Mais est-il alors acceptable de faire pour cela abstraction de la misère dans laquelle s’enfoncent trop de gens aujourd’hui?
Et si, en vérité, il n’y avait pas d’opposition entre ces deux causes? Ces maux ont en effet la même origine : un système économique qui sacrifie tout au libre marché. L’idéologie de la croissance sans fin, sans redistribution réelle de la richesse, a mené à ce monde inquiétant dans lequel nous vivons, avec un fort penchant pour l’autodestruction. En l’attaquant de front, il est alors possible de se pencher simultanément sur nos deux grandes préoccupations.
Ce monde inégalitaire qui est le nôtre a fait des individus les plus riches les plus grands pollueurs. Un phénomène que le journaliste Hervé Kempf, entre autres, a bien documenté dans son best-seller Comment les riches détruisent la planète il y a plus de dix ans déjà. Et qui continue à se reproduire à haute échelle. Nous en avons eu un autre exemple au Forum économique mondial cette année, alors qu’on plaçait les dangers climatiques parmi les risques plus élevés pour les populations, et que les riches gens d’affaires qui s’y rendaient n’ont pas renoncé à leurs jets privés.
Ce décalage se produit aussi entre pays riches et pays pauvres, les premiers ayant de loin la pire empreinte écologique, et les seconds adoptant le plus souvent le mode de développement le plus nocif et le plus polluant, parce qu’il coûte moins cher. L’incapacité, ou tout simplement le refus de traiter simultanément les problèmes d’inégalités sociales et d’environnement, crée un cycle de misère qui ne fait qu’accentuer les difficultés. L’hyper consommation des pays riches, leurs émissions dans l’atmosphère ont des répercussions partout sur notre planète, mais surtout dans les pays du Sud, confrontés à des sécheresses, du déboisement, de la désertification, de l’exploitation polluante des ressources naturelles. À cela se joint de l’évasion fiscale pratiquée à haute échelle, privant ces pays de ressources financières, des plans d’ajustement structurel qui ont forcé un retrait de l’État dans le secteur des services publics, une situation dont la responsabilité repose sur un secteur financier occidental qui en a largement profité pour s’enrichir.
La pauvreté, le manque de ressource, le manque d’espoir créent de vastes mouvements de population, une émigration forcée qui se heurtent à des frontières qu’on refuse d’ouvrir dans les pays fortunés, sous la pression des mouvements d’extrême-droite. Pourtant, les politiques adoptées actuellement rendront encore plus criant le problème des migrations, par leur refus de traiter le problème à la source, et feront de nouvelles pressions sur les frontières.
Gilets jaunes et fiscalité
Le cas des Gilets jaunes en France montre bien la difficulté de s’attaquer aux changements climatiques sans tenir compte des inégalités sociales. Le gouvernement Macron a jugé bon de mettre en place une taxe sur l’essence, jugée nécessaire pour réduire la consommation de pétrole. Mais le gouvernement français a eu tout faux dans sa façon d’imposer cette mesure, qui arrive à un bien mauvais moment. Cette taxe suit en effet une importante baisse de l’impôt sur la fortune. Ses revenus ne sont pas attribués à la transition énergétique, mais visent à compenser les pertes causées par les importants cadeaux donnés aux plus riches, dont des exonérations de cotisations sociales accordées aux employeurs. Il s’agit là d’une mesure parfaitement régressive. Tout cela alors que les transports en commun, et plus spécifiquement le train, ont été considérablement réduits, qu’on a ainsi forcé les gens à acheter des voitures, qui viennent maintenant gruger le budget des familles de la classe moyenne. On comprend alors la colère des Gilets jaunes.
Cette très grande maladresse du gouvernement Macron vient discréditer l’idée même de la taxe sur le carbone, qu’il a d’ailleurs retirée, sans vraiment calmer le mouvement d’opposition. Ce qui donne des munitions aux opposants de cette taxe, comme Doug Ford au Canada, parti en mission héroïque contre cette mesure.
Qu’on le veuille ou non, la fiscalité est le seul canal efficace permettant de bien distribuer la richesse et de mettre en place les mesures nécessaires favorisant la transition écologique. Une taxe sur le carbone bien conçue et bien appliquée a un effet dissuasif sur la consommation d’essence tout en apportant des revenus aux gouvernements. Il s’agit d’un outil dont on ne doit pas se priver. Elle demeure plus intéressante que le marché du carbone, un mécanisme compliqué, se prêtant à la spéculation, à la fraude, et liant la transition énergétique aux caprices du marché.
Il est toutefois important d’associer la création d’éventuelles écotaxes à une vision plus globale de la fiscalité. Le système actuel met un poids très lourd sur la classe moyenne, alors que les plus riches et les grandes entreprises profitent aisément des échappatoires offertes par les paradis fiscaux. La concurrence fiscale entre les États est un autre facteur qui contribue grandement à soulager les entreprises de leur devoir de payer des impôts. Il s’agit d’un mal qui affecte tous les paliers de gouvernements : pour attirer des entreprises sur un territoire, on leur offre de grasses subventions et de tout aussi généreux cadeaux fiscaux, ce qui devient à la longue très coûteux.
Dans cette situation, toute baisse d’impôt offerte à la classe moyenne devient un soulagement et est grandement appréciée. Avec comme conséquence que les revenus de l’État s’amoindrissent toujours davantage. Et qu’il devient alors très difficile d’offrir de bons services publics, de réduire les inégalités sociales et de combattre les changements climatiques, faute de moyens.
Prêts pour un changement radical
Nous sommes donc prisonniers de deux spirales. La première accentue le fossé entre pays riches et pays pauvres, avec les problèmes de migration qui en découlent, entre autres. La seconde nous enferme dans un climat d’austérité perpétuelle, les États se mettant dans une position où il leur est impossible d’aller chercher les revenus dont ils ont besoin. Plus personne n’ignore aujourd’hui les problèmes conséquents. Même les organisations internationales qui ont soutenu fermement les mesures responsables du désordre actuel, comme le Fonds monétaire international et le Forum économique mondial, ne cessent de lancer des signaux d’alerte.
Mais plutôt que de proposer les changements qui s’imposent, soit une transformation en profondeur de notre système économique, tant nos gouvernements que les grandes entreprises préfèrent mettre de l’avant de fausses solutions. Comme produire encore et toujours plus de biens, mais avec de l’énergie verte. Ou remplacer le moteur à explosion par des véhicules électriques. Ou relancer l’économie avec des accords de libre-échange, en faisant croire que la richesse éventuellement créée par de polluants déplacements sans fin de marchandises finira un jour par se déverser sur les plus pauvres. Ou se fier à la responsabilité des très grandes entreprises qui, prises d’une ferveur soudaine, deviendraient écoresponsables, et s’intéresseraient aux moins nantis en se lançant dans d’aléatoires opérations caritatives.
Au Québec plus particulièrement, le terme «radical» a toujours soulevé une certaine crainte, comme si notre société, qui aime tant le consensus, se rebutait devant des transformations risquant de déplaire à certains. C’est pourtant ce qu’il faut souhaiter, un tournant radical dans nos choix de société. Parmi ces choix : une fiscalité beaucoup plus équitable; une réglementation sévère contre les pollueurs et pour protéger la santé de la population; une limitation extrême de l’exploitation des énergies fossiles; la priorité accordée à des services publics de qualité et à de bons programmes sociaux; une vision autre de la consommation, basée sur la durabilité des produits et la réduction des déchets. Des solutions simples, applicables, mais qu’on refuse de mettre en œuvre et qui équivalent, dans le domaine de l’économie, à un gigantesque changement de culture.
Le défi pour le mouvement social dans les prochaines années est de faire pression sans relâche sur nos gouvernements pour changer cette culture. Ce qui s’avère considérable. Le gouvernement libéral, à Ottawa, est de ceux dont les bonnes intentions hautement affirmées s’effondrent tragiquement dès que des intérêts économiques particuliers sont en jeu. Celui de la CAQ, au Québec, est un véritable néophyte, sinon un béotien, lorsqu’il s’agit d’aborder les questions sociales et environnementales. Il s’agit tout de même de deux gouvernements qui pourraient rester sensibles à des revendications affirmées de la population, puisqu’ils semblent un peu moins empêtrés dans l’inflexible dogmatisme économique des conservateurs et des libéraux provinciaux qui les ont précédés.
La dégradation de l’environnement, la croissance constante des inégalités sociales, chacun de ces phénomènes étant imbriqué l’un dans l’autre, nous donnent raison d’agir le plus fermement possible. L’idéologie responsable de la fabrication du monde actuel est plus ébranlée que jamais. Il est très clair que le refus de changer ne se justifie plus par des théories, mais reste le lot d’une élite omnipotente qui s’accroche avec un puissant acharnement à ses privilèges. Il faut espérer que l’instabilité que nous vivons présentement et les dangers qui se pointent aient au moins l’avantage d’impulser le grand virage nécessaire.
Cet article a également été publié dans le journal électronique Par la bande, no 15, février 2019