S’il y a bien un secteur économique qui non seulement n’est pas affecté par la crise, mais bien en profite, ne cherchons pas plus loin que les entreprises du numérique. Ainsi, en 4 mois et demi, la fortune de Jeff Bezos, grand patron d’Amazon, a cru de 24 milliards US. Dévoilés le 29 avril dernier, les premiers résultats de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada confirment que le « secteur de l’information et de l’industrie culturelle » est un des secteurs les moins affectés par la pandémie, ayant réalisé bien moins de mises à pied que d’autres secteurs.1 Conséquence prévisible du confinement, la nouvelle réalité du télétravail a fait exploser la demande pour des outils de travail en ligne, apportant le plaisir des réunions d’équipe dans le confort de son salon (et effaçant du même coup toute prétention au droit à la déconnexion).
En atteste l’exceptionnelle popularité du logiciel de vidéoconférence Zoom, dont les ventes ont permis à son PDG, Eric Yuan, d’empocher la rondelette somme de 4 milliards US, malgré des soucis quant aux dangereuses failles de sécurité du logiciel. Mais en confinement, on ne fait pas que travailler, il faut penser aussi à se divertir. Là aussi, la popularité du streaming est indubitable. Netflix enregistrait ainsi au Canada depuis janvier 15 millions nouveaux usagers. Conciliantes, les entreprises de streaming ont toutefois majoritairement accepté de réduire la qualité ou la vitesse du contenu diffusé, afin de ne pas surcharger les réseaux Internet. Pour les gens qui s’ennuient de leurs amis, l’application House Party permet de tenir des festivités virtuelles agrémentées de petits jeux rigolos, comme manger plus rapidement que ses comparses des burgers virtuels défilant sur les écrans. La pandémie a permis de réunir sous l’application 17,2 millions d’individus esseulés seulement en mars, une augmentation de 2902 % par rapport à février.
En isolement, passer son temps devant un écran semble ainsi avoir la cote. Du côté de la gestion de la pandémie, Apple et Google ont annoncé quant à eux un partenariat permettant de retracer les personnes infectées à l’aide d’une application installée sur les téléphones intelligents. Ce partenariat n’est pourtant pas sans susciter bien des inquiétudes quant à la confidentialité des données et au pouvoir démesuré de surveillance ouvert par de telles technologies – et mentionnons qu’Apple a forcé l’Allemagne à abandonner l’utilisation d’une application publique et de recourir plutôt à sa propre application de traçage, arguant que l’application publique allemande allait être trop gourmande en batterie ! Démonstration éloquente que le ridicule ne tue pas, mais qu’il désespère, le gouvernement canadien était quant à lui fier d’annoncer le 3 avril dernier un « partenariat » avec Amazon pour assurer la distribution d’équipements médicaux à travers la fédération, au détriment des services postaux, mais aussi de la santé et sécurité des travailleurs de la multinationale. Et comble du mauvais goût, la multinationale montréalaise Mindgeek, propriétaire du réseau Pornhub, offre des comptes VIP gratuitement aux populations des pays en confinement obligatoires.
La mesure, dit-on, vise à encourager l’isolement social tout en le rendant plus « supportable ». Cette liste pourrait continuer longtemps. On a répété ad nauseam comment la pandémie était un révélateur des contradictions sociales qui lézardent notre société. En voilà une qui, toutefois, n’est pas adressée avec la gravité qu’elle requiert : le fait que des multinationales non seulement profitent de la pandémie, mais le font tout en continuant à s’immiscer dans nos vies de sorte à se rendre indispensables. Innovations technologiques comportant des dérives sécuritaires et développements de moyens de communication toujours plus efficaces à nous maintenir connectés, le crédo du technocapitalisme ne semble pas s’arrêter en temps de pandémie. Bien au contraire, la crise du coronavirus semble n’être pour lui qu’une nouvelle opportunité à saisir. Le fait que cette situation se maintienne doit nous ouvrir les yeux sur notre état de dépendance aux services et produits offerts en ligne, le tout accessible par l’entremise de nos ordinateurs et autres appareils supposément intelligents – bref, de notre encadrement numérique. Le très haut niveau d’intégration de ces entreprises dans nos vies en vient à bloquer quasiment toute possibilité de vivre en dehors de l’encadrement numérique.
Mesurons à cet effet qu’il est plus facile pour un individu vivant éloigné de pourvoir à ses besoins grâce à Amazon (surtout en temps de pandémie) que d’aller au coin de la rue, que la principale source d’informations soit une plateforme comme Facebook (tandis que les nouvelles, elles, adaptent leur contenu pour mieux se partager sur les réseaux sociaux), ou que la culture soit massivement consommée par le biais des Spotify ou Disney+ de ce monde. L’encadrement numérique agit toutefois à un niveau encore plus subtil, soit notre rapport à autrui. C’est en effet isolé des autres, mais à travers ces petites fenêtres que sont les écrans qu’on partage massivement photos de pain maison, entraînements à domicile de yoga ou furieux débats sur les pour et les contres du déconfinement. Confinés dans nos salons, nous combattons le fait de l’isolation par une chimère véhiculée par l’entremise des médias qu’est celle de la pseudo-socialité : recherche du divertissement léger, réactions vives et passionnées réduites à quelques commentaires et un emoji, partage d’informations dans une chambre d’écho et superficialité en sont les principales caractéristiques. Cet ersatz de sociabilité en vient à devenir la seule sociabilité connue. Incapable d’échapper à l’encadrement numérique («Comment fais-tu pour ne pas être sur Facebook ? Les jeunes sont maintenant sur Tik Tok, c’est là qu’il faut les rejoindre!»), ce sont nos rapports sociaux qui se retrouvent dès lors nivelés aux paramètres et algorithmes qui régissent ces médias. Ce qui n’est pas sans conséquence. Car il faut bien comprendre qu’un média n’est pas qu’une courroie de transmission, mais qu’il a bien un impact important sur nous (on se rappellera pour s’en convaincre la phrase frappante de Patrick Le Lay, président de TF1, «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible»).
Se rapporter à autrui et au monde à travers un cadre aussi étroit en vient à avoir un impact sur la manière dont on se rapporte aux autres et au monde. Attitude consumériste face aux produits culturels (le bingewatching n’en est que le syndrome glamour), anxiété et solitude : Gunther Anders disait en 1957 que la télévision faisait de nous des «ermites de masse». Le confinement et la dépendance accrue aux médias qu’il accélère et encourage confirment de manière troublante ce diagnostic. L’encadrement numérique est en ce sens suffisamment implanté pour nous apparaître dorénavant indépassable, et le confinement ne semble pas remettre en question ce cadre. Et cet encadrement est d’autant plus pernicieux que personne ne remettra en question le fait que ces médias restent utiles, état de fait révélé par le confinement. Le fait qu’Amazon soit effectivement un service essentiel est un paradoxe difficilement supportable qu’il faudra néanmoins questionner. Cette question est celle de la possibilité de nous réapproprier les outils médiatiques plutôt qu’eux nous possèdent. Il faudra cultiver cette perspective critique et la déployer avec force dès que les choses se calmeront un peu. Il est en effet de bon ton de critiquer l’économie capitaliste en temps de pandémie et de refuser « le retour à la normalité », mais la critique n’ira pas bien loin si elle reste aveugle à ses propres conditions d’expression et de déploiement : le cadre numérique dans lequel nous évoluons. Car si la pandémie devait accélérer notre état d’encadrement et de dépendance – pour ne pas dire d’aliénation – au numérique, c’est tout autant la possibilité de comprendre notre monde et d’avoir une emprise sur ce dernier qui se retrouve en danger.
Notes
- Le présent texte a été écrit en fin avril, soit avant la publication des données les plus récentes de l’EPA. Ces dernières montrent que la baisse de l’emploi pour le secteur de « l’information, la culture et les loisirs » continue, de mars à avril. Cela étant dit, l’impact sur l’emploi continue à ne pas être aussi grand que pour d’autres secteurs.
On remarquera que l’impact sur les heures travaillées, de février à avril, est plus important pour ce secteur que pour la moyenne canadienne, mais il faut rappeler que le secteur de « l’information, la culture et les loisirs » comporte des emplois très diversifiés. Ainsi, il n’est pas interdit de supposer que certains sous-secteurs aient été davantage impactés que d’autres. C’est du moins ce qui pourrait expliquer l’aide spécifique de 500 M$ accordée par le gouvernement fédéral aux organisations culturelles, patrimoniales et, dans une moindre mesure, sportives. Bref, les pertes en emploi et en heures travaillées (et n’oublions pas qu’une majorité importante des différentes plateformes numériques sont américaines) ne veulent pas nécessairement dire que l’économie numérique, elle, ralentit.
Les commentaires sont fermés.