L'Aiguillon, le bulletin d'ATTAC Leçons d’une pandémie

Leçons d'une pandémie

Bulletin no 63 - Mai 2020

Attac Québec vous propose une réflexion et une action.
En temps de crise, des idées apparemment impossibles deviennent soudainement possibles
Réflexion

Tout d’abord mous vous invitons à un webinaire qui aura lieu le mercredi 27 mai à 19 h 30 L’objectif étant de réfléchir ensemble sur l’enseignement que nous devons tirer de cette crise sanitaire. Panélistes : Claude Vaillancourt sur la sortie de crise à la lumière de l’expérience de la crise financière 2018, Chantal Santerre sur la fiscalité, Jacques Bouchard sur l'appel pour un autre monde.
Action
Nous vous invitons à prendre connaissance et à signer l’appel que le conseil d’administration a rédigé et qu’il souhaite soumettre au grand public pour mettre en marche un grand chantier pour demain. Pour y accéder : https://framaforms.org/appel-pour-un-autre-monde-la-crise-de-la-covid-19-doit-nous-conduire-a-un-quebec-et-a-un-monde-plus

La crise de la Covid-19 bouleverse nos vies et nos sociétés. Déjà nous savons que rien ne sera plus pareil et qu’il faut dès maintenant tirer des leçons de cette pandémie. Si un Québec nouveau doit en sortir, à nous de le définir dès maintenant. Devant un ennemi mortel implacable l’État a montré qu’il a le pouvoir d’agir et de contraindre. Quand nous sortirons de ce moment historique où la science a guidé ses politiques, il devra agir avec la même détermination pour sauver la santé de la planète en écoutant les prescriptions de la science du climat.

L’article de Jacques Bouchard montre que le coronavirus n’a rien d’une maladie « naturelle ». Des scientifiques établissent qu’il provient de la destruction de la nature. Le contexte de mondialisation néolibérale dévastatrice, avec ses vastes mouvements d’échanges, en transformant la planète entière en produits financiers a été le contexte qui a précipité la crise.

Pour Claude Vaillancourt l’action rapide et radicale des mesures de lutte contre la Covid 19 s’explique à la fois par l’intolérance devant la mort et la douleur, qui ne semblent plus des fatalités, mais surtout parce qu’elle se déroule sous nos yeux, et non dans de lointaines contrées, et parce qu’elle nous menace tous directement.

Cette pandémie mènera-t-elle à une « démondialisation »? C’est la question que pose Ronald Cameron. La relocalisation de la production ne suffira pas à mettre en place un monde plus juste. Pour répondre aux besoins de tous, seule une « altermondialisation » basée sur la solidarité pourra donner aux pays du Sud les outils de leur développement.

L’invasion du numérique soulève des enjeux importants. Pour Jacques Bouchard, au-delà des enjeux écologiques et technologiques, l’envahissement de nos vies risque d’en faire un « capitalisme de surveillance ».

Samuel Élie Lesage prolonge la réflexion en mettant en évidence comment le confinement profite aux multinationales du numérique non seulement financièrement, mais en s’immisçant dans nos vies au point de se rendre indispensable et d’en rendre toute sortie impossible. Nous ne sommes pas seulement « dépendants » du numérique il nous « encadre » au sens où il conditionne notre sociabilité c'est-à-dire la façon dont nous entrons en notre rapport à autrui et notre vision du monde.

Pour sortir de la crise des finances publiques qui pointe déjà Chantal Santerre montre qu’il existe des solutions justes, mais qu’elles demanderont détermination et volonté politique de nos gouvernements.

Table des matières

LE BILLET DU CA

Pour la suite du monde

par Monique Jeanmart
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Depuis 20 ans nous luttons pour un autre monde. Et si celui qui se construit dans l’urgence, sous nos yeux, en catastrophe préparait ce nouveau monde. Devant un ennemi commun invisible et implacable soudain l’État se réveille, trouve les ressources nécessaires, force les changements adopte des mesures ambitieuses montrant qu’il a le pouvoir d’agir et de contraindre. Les données – et les images satellites – le montrent partout de la Chine à l’Europe en passant par l’Amérique du Nord les émissions de gaz à effet de serre (GES) ont diminués de 25 % par suite du ralentissement des activités industrielles et des transports aériens, routiers et maritimes. La demande mondiale pour le pétrole a chuté de 30 %.

En Chine le ciel est redevenu bleu depuis l’arrêt de la production de l’électricité au charbon et la disparition des marées de véhicules automobiles. Au Québec alors que l’atteinte des cibles paraissait impossible, elle semble aujourd’hui à portée de main. Télétravail et confinement des VUS pollueurs en même temps que celui de leur propriétaire, montrent que les États retrouvent leur pouvoir d’agir, d’imposer, de contraindre quand l’urgence est là, visible et dramatique dans ses conséquences impossibles à occulter. rsz_billet_de_monique_ville_deserte.jpgLe confinement et l’obligation de distanciation sociale agissent également sur le vivre en ville. On redécouvre la marche et le vélo avec comme conséquence que nos rues tout à l’auto n’y sont pas favorables : trottoirs pas assez larges pour respecter la distanciation.

Des initiatives surgissent – tel l’aménagement de corridors sécuritaires qui redonnent à chacun sa place dans l’espace urbain. Rues devenues piétonnes ou réellement partagées entre autos, vélos et piétons on découvre que c’est possible quand les pouvoirs publics prennent les bonnes décisions. Les contraintes imposées par la crise seront longues, mais déjà les États préparent les mesures qui annoncent la relance de l’économie. Un fait s’impose : la seule façon de lutter contre la Covid19 a été de réorganiser la vie collective en se basant sur la science : statistiques, courbes, épidémiologie justifiaient chaque jour les injonctions des gouvernements. Progressivement il faudra sortir de cette vie et remettre en marche tout ce qui a été arrêté ou ralenti : remettre l’économie sur les rails et les travailleurs au travail. Les pressions seront fortes pour retrouver au plus vite les politiques destructrices antérieures.

Nous sommes à un moment historique : c’est ici que tout pourrait changer. Demain ne ressemblera pas à hier si nous luttons avec les centaines d’organismes qui comme nous voient ce moment comme la possibilité de changer de paradigme. La science du climat doit être le phare qui guidera les politiques de sortie de crise. Ses consignes sont connues : société sobre en carbone, qui produit moins et mieux et consomme moins, justice climatique pour réparer les injustices sociales et climatiques qui déchirent la planète. Nos gouvernements auront-ils le courage, comme ils l’ont fait pour la Covid19, de prendre les décisions qu’imposent la santé de la planète. A nous de les forcer et il faut commencer aujourd’hui.

Pandémie, écologie, économie et politique

par Jacques Bouchard
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Alors que les scientifiques cherchent toujours d’où vient le virus qui cause la Covid-19 – bien que l’on soupçonne très fortement qu’il provienne de chauves-souris chinoises dites «en fer à cheval» – la vraie question est de savoir comment la maladie est passée de communautés de chauves-souris, souvent non impactées par l’homme, à des êtres humains partout sur la terre. La réponse des zoologistes et des spécialistes en maladies est quant à elle assez unanime : c’est la destruction des habitats naturels ainsi que l’immense quantité d’individus se déplaçant à toute allure d’un bout à l’autre de la planète qui ont permis à des maladies autrefois confinées dans la nature de se propager rapidement chez les êtres humains. En fait, le problème ne provient pas des pathogènes présents chez les animaux sauvages, mais bien de la déforestation, de l’industrialisation, de l’urbanisation, de l’exploitation minière, de la chasse et de l’élevage industriel

La zoonosphère

Car «le risque de voir des agents pathogènes passer des animaux aux humains a toujours été présent», comme le dit Eric Fevre, titulaire de la Chaire des maladies infectieuses vétérinaires à l’Institut d’infection et de santé mondiale de l’Université de Liverpool. La différence entre aujourd’hui et il y a quelques décennies, explique-t-il, est que les maladies sont susceptibles de se développer à la fois dans les environnements urbains et naturels : «Nous avons créé des populations denses où nous avons à nos côtés des chauves-souris et des rongeurs, ainsi que des oiseaux, des animaux de compagnie et d’autres êtres vivants. Cela crée une interaction intense et des possibilités de passage d’une espèce à l’autre.» Bienvenue dans les «retombées zoonotiques», c’est-à-dire les conséquences d’un contact de plus en plus fréquent entre des agents pathogènes d’origine animale et les êtres humains – un contact lui-même causé par la présence toujours plus importante des humains dans des écozones qui, jusqu’ici, étaient hors de notre portée. Ce phénomène,Sonia Shaw 1 l’explique, en décrivant les interactions entre l’homme et la nature et les effets du passage de la barrière d’espèce qui explique la transmission de virus liés à l’Ébola, au Nipah, au Marburg. Elle ajoute que ce phénomène s’applique aussi aux vecteurs d’agents pathogènes comme les moustiques (soulignons à titre d’exemple, le virus du ZIKA et le Virus du Nil occidental qui sont apparus en Afrique, qui ont muté et qui se sont établis sur d’autres continents) ou les tiques (maladie de Lyme). Finalement, elle souligne, avec exemple à l’appui, les conséquences de l’élevage industriel sur la santé humaine. poules_diminuee_quart.jpg

On le savait

«Cela fait au moins une décennie que Dennis Caroll et de nombreux autres (dont, par exemple, Bill Gates et l’épidémiologiste Larry Brilliant, directeur de la fondation Google.org) nous avertissent que des virus inconnus menaceront toujours plus à l’avenir les êtres humains», nous rappelle Élia Alzouz 2 , socioloque franco-israélienne. Et, ils sont loin d’être les seuls. David Quammen 3 en rajoute dans le New York Times : «Nous coupons les arbres, nous tuons les animaux ou les mettons en cage et les envoyons sur les marchés. Nous perturbons les écosystèmes et nous débarrassons les virus de leurs hôtes naturels. Lorsque cela se produit, ils ont besoin d’un nouvel hôte. Or, c’est sur nous qu’ils tombent.» Les recherches tendent à démontrer que les épidémies de maladies issues d’animaux non-humains et d’autres maladies infectieuses telles que le virus Ébola, le SRAS, la grippe aviaire et maintenant la Covid-19 causées par un nouveau coronavirus, sont en augmentation. Les Centres américains de contrôle et de prévention des maladies (CDC) estiment que les trois quarts des maladies nouvelles ou en émergence qui infectent les êtres humains proviennent des animaux. Soulignons, entre autres, les résultats d’une première étude relevée par le groupe Terra-Nova qui indique que, bien que le nombre de victimes de maladies infectieuses ait diminué de 95% aux États-Unis entre 1900 et 1990 en raison des progrès de la médecine concernant les agents antimicrobiens et des antibiotiques, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Dans une autre étude, fondée sur l’observation de plus de 12 000 flambées épidémiques de 1980 à 2013 ayant contaminé près de 44 millions de personnes dans 219 régions différentes, les chercheurs relèvent que les épidémies se sont multipliées par 4 en l’espace de 33 ans. Une croissance portée, là encore, en bonne partie par les maladies zoonotiques: 140 des 215 maladies infectieuses concernées étaient en effet des zoonoses (65%) et elles ont expliqué 56% des flambées épidémiques observées.

Vous en voulez plus?

Sonia Shaw souligne également que l’étude, menée par des chercheurs du programme Prédic, financée par l’Agence des États-Unis pour le développement international (qui vient d’être arrêtée par décision de Donald Trump) a permis d’identifier, en moins de dix ans, plus de 900 virus liés à l’extension de l’empreinte humaine sur la planète. Christian Chavagneux 4 cite pour sa part un rapport élaboré en 2016 pour l’Académie nationale de médecine américaine qui faisait le constat qu’une pandémie aurait des conséquences humaines et économiques lourdes et que même les systèmes de santé des pays les plus riches n’y sont pas préparés. On y estimait que la probabilité que le XXIe siècle connaisse une pandémie mondiale est de 20 %, deux pandémies de 20 %, trois pandémies de 20 % et quatre pandémies de 15 %. D’autres chercheurs ont montré récemment que le risque épidémique peut également être sensible aux changements climatiques, la longueur des saisons pouvant favoriser le développement d’une épidémie et sa durée. Il faut donc en conclure que «les risques sont plus grands désormais. Ils ont toujours été présents et le sont depuis des générations. Ce sont nos interactions avec ce risque qui doivent être modifiées», déclare Brian Bird, chercheur virologue à l’Université de Californie (Davis School of Veterinary Medicine One Health Institute), où il dirige les activités de surveillance liées à Ébola en Sierra Leone et ailleurs. « Nous sommes maintenant dans une ère d’urgence chronique», affirme-t-il «Les maladies sont plus susceptibles de voyager plus loin et plus vite qu’auparavant, ce qui signifie que nous devons être plus rapides dans nos réponses. Il faut des investissements, un changement dans le comportement humain et cela signifie que nous devons écouter les gens au niveau des communautés.» Les statistiques du trafic aérien démontrent bien la vitesse potentielle de la propagation de virus, peu importe d’où il provient. 4,223 milliards de voyageurs transportés en 2018. En 2020, l’Asie domine avec 36 % du trafic suivi de l’Europe, 26%, devant l’Amérique du Nord, 24%.

«L’État compte les sous, on va compter les morts.»

Ce slogan que l’on pouvait apercevoir lors des mobilisations du personnel hospitalier en France en décembre dernier fait écho étrangement ces jours-ci. Depuis une trentaine d’années, la mondialisation libérale, financière et dévastatrice n’a eu qu’un credo : la planète entière, sa vie, ses ressources, ses habitant(e)s, leur travail, leurs rêves, leur pauvreté, leurs maladies, les pénuries auxquelles ils et elles font face, tout, absolument tout, pouvait être transformé en produit financier. Nous vivions dans un monde dépassé par la crise économique et sociale qui se traduit par de très grandes inégalités et des problèmes écologiques majeurs. La crise sanitaire est en train de précipiter une faillite politique déjà bien avancée. À titre de conclusion j’aimerais citer, encore une, fois Élia Alzouz : «Mais personne n’y a prêté attention. La crise actuelle est le prix que nous payons tous pour le manque d’attention de nos politiciens : nos sociétés étaient bien trop occupées à réaliser des bénéfices, sans relâche, et à exploiter la terre et la main-d’œuvre, en tout temps et en tous lieux. Le milieu des affaires, partout à travers le monde, peut enfin réaliser que pour pouvoir exploiter le monde, il faut encore qu’il y ait un monde.» La victoire sur la Covid-19 ne sera pas la fin de toutes les batailles ni la fin de tous les dangers. Nous devons nous unir pour construire un monde durable, pour nous, mais surtout pour nos enfants.5

Notes

  1. Sonia Shaw, « Contre les pandémies, l’écologie », Monde diplomatique mars 2020
  2. Eva Illouz, « L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé », https://www.nouvelobs.com/idees/20200323.OBS26443/l-insoutenable-legerete-du-capitalisme-vis-a-vis-de-notre-sante-par-eva-illouz.html
  3. David Quammen, SPILLOVER: Animal Infections and the Next Human Pandemic, W. W. Norton & Company
  4. Christian Chavagneux, Alternatives économiques, avril 2020, chronique éditoriale.
  5. Pour en savoir plus : Terra Nova, « Crise sanitaire et crise écologique » http://tnova.fr/ Florence Williams, « La pandémie qui vient », magazine Books n° 47, octobre 2013. https://www.books.fr/la-pandemie-qui-vient-2/ Nick Paton Walsh et Vasco Cotovio, « Bats are not to blame for coronavirus. Humans are », CNN 20 mars 2020. https://www.partage-le.com/2020/03/24/ »cessons-de-blamer-les-chauves-souris-pour-le-coronavirus-le-coupable-cest-la-societe-industrielle »-nick-paton-walsh-et-vasco-cotovio/

COVID-19: Ne plus tolérer la mort

par Claude Vaillancourt
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La rapidité et la radicalité des mesures prises contre la Covid-19 chez nous, mais aussi dans d’autres pays, ont eu de quoi surprendre. Tous s’entendent sur le fait qu’elles étaient nécessaires et que les gouvernements ne pouvaient pas agir autrement. La surprise vient surtout de ce que les individus au pouvoir font en général preuve de si peu de volonté politique et demeurent tellement effacés devant les grands problèmes qu’on ne s’attendait plus à une réaction aussi énergique. Ce qui paraissait nécessaire à accomplir aujourd’hui le semble un peu moins lorsqu’on s’informe sur les grandes pandémies qui ont marqué le XXe siècle. La grippe espagnole, qui a tué près de 50 millions de personnes en 1918, a été l’objet d’une importante dissimulation de la part des gouvernements. Ainsi, le nom même de cette pandémie est révélateur : il vient du fait que l’Espagne était le seul pays occidental qui parlait avec franchise de la maladie, parce qu’elle n’était pas en guerre. Tous les autres actionnaient les grands ciseaux de la censure afin de ne pas affecter le moral des troupes.

Devant un mal officiellement inexistant, il devient difficile d’imposer des mesures draconiennes pour le combattre. Les écrits sur cette grippe occupent d’ailleurs peu de place dans les livres d’histoire, surtout quand on les compare à ceux sur la Première Guerre mondiale : la disproportion est vraiment frappante. Pourtant, la pandémie a fait encore plus de morts que la guerre. La grippe asiatique, qui a frappé le monde en 1957, aurait fait entre 1 et 2 millions de morts (dont 7000 au Canada, selon l’Encyclopédie canadienne). Et fait, les chiffres demeurent très flous, tant cette pandémie a soulevé un intérêt limité. Une autre grande oubliée : la grippe de Hong Kong, qui a sévi de 1968 à 1970 et qui aurait causé près d’un million de morts (environ 4000 au Canada). Si on transpose ces chiffres proportionnellement à la population d’aujourd’hui, ils deviennent encore plus considérables. Chose curieuse, après quelques vérifications personnelles, même celles et ceux qui sont en âge de garder un vif souvenir de la grippe de Hong Kong ne semblent plus s’en rappeler. Le peu de réactions devant ces pandémies étonne aujourd’hui: à l’époque, il n’y avait pas de confinement (sinon un confinement partiel et arrivé trop tard pendant la grippe espagnole), pas de distanciation sociale. Les classes se poursuivaient tant que le professeur ne tombait pas malade. On explique la relative indifférence devant la grippe de Hong Kong par l’optimisme de ces années, par une confiance naïve en la science et par la place que prenaient d’autres actualités qui semblaient plus importantes.

Il est clair pour les scientifiques que la Covid-19 est plus meurtrière que les deux précédentes pandémies, qu’elle se transmet plus facilement, qu’elle s’étendra sur une période plus longue. Mais la réaction qu’elle a incitée s’explique aussi par le fait que nous avons développé depuis une intolérance beaucoup plus grande devant la mort, celle causée par la maladie ou par tout autre cause. On le voit aussi, entre autres, par les lois anti-cigarettes, par les sévères règlementations pour limiter les accidents de la route, par les progrès du pacifisme. La mort et la douleur ne sont plus autant des fatalités, et il est de la responsabilité de tous de voir à ce que la vie, dont la valeur a beaucoup augmenté, soit protégée le mieux possible. Ainsi, nos gouvernements ont mis en place des mesures fermes qu’on aurait cru inconcevables il n’y a pas si longtemps. Ils ont momentanément mis de côté l’imparable dogme de la croissance à tout prix, ils ont stoppé la grande roue de l’économie, au risque de déclencher une crise majeure, pour sauver des vies humaines. Cela n’a pas été spontané, des retards ont causé des catastrophes,certaines catégories de citoyens ont été négligées, mais l’effort a bel et bien été fait.

Cette volonté de combattre fermement la mort peut être vue comme l’une des avancées les plus considérables de notre civilisation. Aucune pandémie n’a provoqué une réaction aussi vive — bien que loin d’être parfaite encore. Alors que les raisons d’être pessimiste ne manquent pas, qu’on s’inquiète d’un avenir de plus en plus menaçant, certains comportements devant cette maladie nous rappellent au moins que nous ne reculons pas sur toute la ligne. Certes, cette forte réaction devant la mort se justifie peut-être parce que le drame se déroule dans notre pré carré. Où étaient nos pays pendant la guerre au Congo qui a fait près de 4 millions de morts au tournant du millénaire? Que font-ils, entre autres, devant le problème de l’extrême pauvreté qui décime des populations depuis des années? Qu’arrivera-t-il lorsque l’épidémie frappera les pays les plus vulnérables? Nos gouvernements semblent tout aussi incapables d’envisager l’avenir : leur faible réaction devant les changements climatiques, qui affectent en profondeur la vie humaine, animale et végétale, a de quoi donner des frissons. Nous sommes sans doute des millions, peut-être des milliards à le penser : il faut que la Covid-19, contrairement aux épidémies du siècle dernier, provoque une réaction significative et à long terme. Celle-ci entrainerait la remise en question en profondeur de notre système économique. Ce serait la plus belle consolation que nous pourrions retirer de cette terrible pandémie.

Cet article a également été publié dans le Le Blogue de la Rédac, À Babord, 4 avril 2020 [https://www.ababord.org/Covid-19-Ne-plus-tolerer-la-mort]

La pandémie peut-elle mettre fin à la mondialisation?

par Ronald Cameron
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François Legault n’est pas le seul à penser que la pandémie va amener une sorte de démondialisation. On ne compte plus le nombre de commentaires diffusés à travers la planète pour annoncer que l’heure de la mondialisation a sonné: le coronavirus, qui ne connaît pas de frontière, soutenu par une crise économique toute aussi planétaire, la fera disparaître, dit-on! Réflexions sur les marqueurs de la mondialisation et les solutions de rechange.

La mondialisation n’est pas un phénomène né avec le XXIe siècle. Différentes vagues ont existé par le passé sous forme de conquêtes coloniales ou de dominations impérialistes. S’il est un point commun à tous ces phénomènes, c’est cette tendance à la prédation des ressources, en particulier pour la période coloniale, et de la domination des territoires et des marchés, comme ce fut le cas avec les guerres impérialistes. La tendance à la mondialisation prise par le capitalisme de la fin du vingtième siècle est marquée non pas par la seule conquête des marchés, mais par une intégration à l’échelle mondiale de la production sur plusieurs sites. Elle amène l’unification de la production sans frontière à un stade jamais égalé auparavant et la soumission des appareils productifs des pays du Sud dans un système dominé par un capital mondialisé. Cette mondialisation a une exigence : l’implantation de politiques néolibérales sur la planète.

La mondialisation néolibérale

L’actuelle mondialisation est fondamentalement néolibérale, mais elle n’est toutefois pas la seule dimension du néolibéralisme. Ce modèle d’accumulation, associé par le_pire._altermondialites_petite.jpgailleurs à la financiarisation et à l’endettement, exige une déréglementation universelle des législations contraignantes au commerce. Elle exige la mise en place de mécanismes permettant l’appropriation sans contrainte de richesses, comme la réduction des impôts sur le capital et la légalisation de l’évasion fiscale! Pour les mêmes raisons, la délocalisation des sites de production et leur intégration mondiale furent des fers de lance de cette mondialisation du capital. Par ailleurs, elle implique des encadrements supranationaux et prévoit des ajustements structurels auprès des pays les plus en difficulté. Les accords de libre-échange ne sont pas seulement un exercice de réduction des barrières douanières, ils offrent aux grandes entreprises un pouvoir accru devant les États nationaux. La mondialisation néolibérale promettait l’amélioration des conditions de vie des populations locales. Elle a eu comme impact un enrichissement des grandes corporations et des investisseurs transnationaux, en accentuant les inégalités entre les pays du Nord et du Sud et au sein des pays du Sud comme du Nord.

La prétention d’un État-nation obsolescent

Les relations de pouvoir se sont modifiées au bénéfice des transnationales face aux États-nations, considérés comme des barrières du passé et qui subissent le chantage de l’endettement et de la cote de crédit. Il se trouve que les personnes politiques au pouvoir ont souhaité et repris ces politiques néolibérales contre l’intérêt de leur propre population. En signant les accords de libre-échange, en se désengageant des dépenses sociales, en permettant la délocalisation de la production, en réduisant les protections sociales, notamment les droits du travail, en privatisant et en mettant en concurrence les secteurs publics et privés, les États-nations n’ont pas été des victimes de la mondialisation, «ils en sont les auteurs», comme le dit Panitch (2001). L’État n’a pas d’existence indépendante des rapports sociaux et est au service des classes dominantes, pour reprendre une expression consacrée.

La démondialisation de Donald Trump

Pour plusieurs, l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche était la confirmation d’une remise en question de la mondialisation. Puis, malgré les effets de toge, il a souhaité conclure un nouvel ALÉNA, qui confirme toujours une volonté de déréglementer, notamment pour permettre aux GAFAs de se déployer partout sur la planète. Il leur a accordé une réduction énorme d’impôts, qui rendait inutile de maintenir leurs activités en dehors des États-Unis. Aussi, comme en 2008, on ne doit pas confondre l’intervention massive des banques centrales des pays industrialisés avec la mise à mort de l’entreprise privée et de la mondialisation néolibérale. Il s’agit plutôt d’une opération de sauvetage du capitalisme comme en 2008, mais élargie à différents secteurs de l’activité productive frappés par la fermeture des sites de production, au lieu d’être centrée sur le secteur plus financier. Ce retour à la maison n’annonce rien de bon pour la population américaine, mais dit tout sur la protection de leurs intérêts transnationaux. Il ne s’agit pas, comme le remarque Roger Martelli (2020), d’un «retour à la nation américaine, mais un chantage de la puissance étatsunienne sur le monde, ses nations et ses institutions».

Les limites des circuits courts et la réalité du développement au Sud mondialisation_ronald_.gif

Évidemment, il y a une différence entre la démondialisation néolibérale et celle promue dans le Manifeste sur la démondialisation comme l’a rappelé Éric Martin (2020) ou par celui qui était le premier à en parler en 2002, Walden Bello (2020). Il est devenu évident que les chaînes de production mondialisées desservent l’intérêt des populations locales, en particulier dans l’agriculture. Mais ce ne l’est pas seulement pour des raisons « nationales ». Étant donné les impacts des transports internationaux sur l’environnement, il y va de l’intérêt collectif international. Ce qui rend l’affaire plus complexe encore est que les économies des pays du Sud et des pays dits «émergents» sont subordonnées et intégrées dans la hiérarchie des rapports planétaires de domination. Autrement dit, l’existence et le maintien de la misère au Sud sont une composante de la chaîne de la mondialisation néolibérale. Toute démondialisation au Nord n’inspire rien de bon pour le Sud. Un nouvel internationalisme des pays industrialisés doit gouverner la démondialisation. Or c’est là que le bât blesse dans le nationalisme conservateur. La psychologie du confinement est en train d’obscurcir la vision que nous devons adopter pour un projet émancipateur de «retour à la base». Une telle option ne peut être définie seulement par la relocalisation de certaines activités économiques, même améliorée par la souveraineté populaire locale. Comme le sous-développement demeure enchâssé dans la mondialisation néolibérale, une autre mondialisation est vraiment nécessaire. Pour établir des relations égalitaires entre les différentes régions de la planète, cela exige une valorisation de leurs avantages relatifs et la disponibilité des moyens de développement pour les pays du Sud. L’accessibilité des pays du Sud aux outils de développement, et pas seulement sous forme de charité, demeure un élément important de progrès social pour l’immense population de damnés de la terre. Sans mettre en place des mécanismes d’organisation mondiale de la production, la relocalisation au Nord des activités économiques risque d’alourdir la crise au Sud.

Altermondialisme et démondialisation

Pour répondre aux besoins sociaux de la population d’ici, comme de celle des pays du Sud, des dispositifs doivent permettre une alter-intégration mondiale. Il n’y aura pas de démondialisation tranquille, car la sortie de crise ramène les enjeux d’une autre mondialisation, au premier plan, celui des changements climatiques et de l’environnement. L’altermondialisme n’est pas autre chose que la mondialisation de la solidarité, non pas celle fondée sur un « gouvernement mondial », mais sur la reconnaissance des peuples et des mouvements sociaux pour un autre monde!1.

Notes

  1. Walden Bello (2020), » Les gauches doivent s’armer pour mieux penser la démondialisation », Médiapart, 21 avril 2020. Roger Martelli (2020), « COVID-19 : non, la frontière n’est pas un absolu », Regards, 15 avril 2020 Éric Martin (2020), « Comment réussir la démondialisation », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques – IRIS, 7 avril 2020 Voir aussi Éric Martin, Jonathan Durand-folco et Simon-Pierre Savard-Tremblay (2018), « Manifeste québécois pour la démondialisation », Le Devoir, le 3 mai 2018. Leo Panitch (2001), Renewing Socialism : Democracy, Strategy and Imagination, Routledge – Taylor and Francis (2019)

Le développement numérique: prochain enjeu sociétal

par Jacques Bouchard
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Alors que pandémie oblige, nous consommons encore plus les réseaux sociaux, l’écoute de vidéos en continu, les services de vidéoconférences et de télétravail, nous pouvons penser que la crise du coronavirus deviendra un point historique confirmant la consécration d’un capitalisme numérique. Cette économie des Amazon, Netflix, Google, Alibaba nous interpelle à différents niveaux, notamment par l’absence d’une fiscalité adéquate pour ces grandes sociétés, de plus en plus omniprésentes et omnipotentes, qui leur évite de payer leur juste part d’impôt et de taxes. On pense également aux grandes inégalités numériques que l’on peut observer. Toutefois, il se pose des questions encore plus fondamentales sur l’urgence écologique et sur le respect de nos libertés et droits.

Enjeu écologique

Sur le plan environnemental, nous savions déjà que l’industrie numérique participait, avant cette explosion reliée à la crise sanitaire, aux environs de 4 % des émissions des gaz à effet de serre soit autant que ce qui a été émis par la flotte mondiale de camions, ou deux fois les émissions du transport aérien. Le numérique, c’est aussi désormais environ 10% de l’électricité mondiale (les serveurs en consommant 4% à eux seuls) et 80 % des données qui transitent concernent la vidéo. Rappelons que l’on estime que 40 % de l’énergie électrique est produit par des centrales à charbon et 25 % par des centrales à gaz. Pire, l’empreinte carbone de l’industrie numérique augmente de presque 10 % par an, de telle sorte qu’avant 2025, une poursuite de la tendance amènerait le digital à être aussi polluant que le milliard de voitures qui contribuent 6% des émissions mondiales. Nous savons qu’il faut consommer 2000 kilowatts-heures d’énergie et émettre une demi-tonne de CO2 en moyenne pour fabriquer un ordinateur portable, lequel contient 40 métaux différents pour l’essentiel, présents en quantité bien trop faible, pour être recyclés ensuite. S’ajoute la connectivité des objets, soit un autre besoin qui nous est imposé et surtout l’arrivée du 5G qui fera doubler ou tripler la consommation énergétique dans les prochaines années. Cet enjeu environnemental s’offre à nous par le biais de la volonté de l’implantation de cette nouvelle technologie. Il ne fait pas de doute que la Covid-19, et le confinement qu’elle a provoqué, a eu pour effet non seulement d’augmenter l’utilisation d’Internet pour les communications et les contenus, mais de créer un sentiment positif envers les fournisseurs et la construction d’un nouveau besoin essentiel de ces technologies pour la suite des choses. Serons-nous capables de reconvertir ces nouvelles habitudes de consommation ? Serons-nous en mesure, d’une part, d’arrêter le processus d’implantation d’une technologie impulsée par les grandes corporations? Nous entendrons dire qu’il faut relancer l’économie, qu’il faut être compétitif, que les accords commerciaux nous obligent à ne pas brimer la liberté de commerce, bref que nous n’avons pas le choix. Comme d’habitude, ce choix nous sera imposé sans véritable débat démocratique à moins que … nous puissions reprendre ce contrôle par le biais d’une transformation politique qui vise à mettre l’humain en priorité. Reste à établir comment y arriver.

Capitalisme de surveillance

rsz_1rsz_caricature_jacques.jpgDepuis 20 ans, sous le couvert de service gratuit, les Google, Facebook, Amazon et Microsoft de ce monde ont forgé, petit à petit, grâce à la technologie et à la capacité des calculs des algorithmes, un réseau de collectes de données personnelles, sans précédent. Alors que les collectes d’information leur permettaient au départ d’extraire des données visant à améliorer leurs services, il s’agit désormais de lire littéralement dans la pensée des utilisateurs et utilisatrices, au détriment de la vie privée afin de satisfaire leurs propres intérêts. Rentabiliser et marchandiser toutes les activités humaines mêmes les plus intimes, voilà le concept du capitalisme de surveillance que décrit la sociologue Shoshana Zuboff, autrice de The Age of Surveillance Capitalism (PublicAffairs). Selon elle, la technologie est un outil de contrôle invisible ; elle réduit la liberté des individus sans qu’ils s’en rendent nécessairement compte. Nous sommes passés d’une société reposant sur la division du travail à une organisation basée sur la division du savoir; de la propriété des moyens de production à la propriété des moyens de produire du sens. Certaines entreprises détiennent désormais suffisamment d’informations sur nous pour influencer nos comportements au service d’objectifs économiques, dans un glissement du contrôle vers l’action. Mais aussi pour manipuler l’opinion publique comme dans l’affaire Cambridge Analytica, alors que l’appropriation des données personnelles de 50 millions d’utilisateurs de Facebook a joué un rôle-clef dans l’élection de Donald Trump ainsi que dans le vote en faveur du Brexit. Déjà, en juin 2017, une étude de l’Université d’Oxford concluait que Facebook et Twitter étaient devenus des outils de contrôle social. Ces pratiques sont devenues monnaie courante en politique. Évidemment, il n’existe aucune régulation, sauf dernièrement en Europe, pour ce secteur qui usurpe la vie privée et mine la démocratie. Mais il y a pire encore.

La stratégie de choc

Profitant des attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis, qui s’auréolent d’être le pays démocratique, ont promulgué le Patriot act qui autorisait les services de sécurité à accéder aux données informatiques détenues par les particuliers et les entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les personnes utilisatrices. Cette loi temporaire a été reconduite à deux reprises, jusqu’en 2015. Par la suite, le Congrès américain, en 2018, a adopté le Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act ) qui permet notamment aux forces de l’ordre américain d’obtenir les données personnelles d’un individu sans que celui-ci en soit informé, ni que son pays de résidence ne le soit, ni que le pays où sont stockées ces données ne le soit. Ceci, sans compter les révélations sur les pratiques des services de sécurité dévoilées par Edward Snowden, au péril de sa vie, sur les violations des autorités quant à la captation des métadonnées des communications téléphoniques et sur Internet. En matière de contrôle et de surveillance, la Chine fait encore mieux : elle a mis en place un système qui attribue des notes à ses citoyen.enne.s en fonction de leurs comportements à l’école, au travail ou sur les réseaux sociaux, grâce aux données collectées et par le développement de la reconnaissance faciale. Il est à noter que ce contrôle social est bien accepté par une partie de la population. D’ailleurs, un grand nombre de personnes participent de manière volontaire aux expérimentations et y voient plus d’avantages personnels (distinction, reconnaissance, bonne réputation) et collectifs (sécurité, confiance) que d’inconvénients.

Et la Covid-19 arriva

Intelligence artificielle et contrôle des données sur les déplacements des personnes confinées: déjà les grandes entreprises proposent des solutions aux autorités afin de leur fournir des informations qui permettraient d’identifier non seulement le statut sanitaire des individus, mais également celui des personnes qu’ils ont rencontrées, La sortie du confinement risque de nous amener à reprendre ce que les pays asiatiques ont pratiqué depuis le début, à savoir de tester énormément et de suivre numériquement des personnes. Que dire du choix d’Israël d’autoriser les services de contre-espionnage à procéder à la surveillance électronique de sa population pour enrayer la propagation du Covid-19. En fait, ces outils sont les mêmes que ceux utilisés contre le terrorisme et sont très invasifs pour la vie privée.

Le risque d’une société de surveillance monte d’un cran.

Nous pouvons constater déjà que la pandémie a jusqu’ici suscité une grande adhésion des mesures limitant l’exercice des libertés fondamentales. Mais attention comme le disait Marco Bensani, un membre d’Attac-Italie : «Une des stratégies les plus efficaces mises en œuvre dans toute situation d’urgence par les pouvoirs forts consiste à culpabiliser les individus pour obtenir d’eux qu’ils intériorisent la narration déterminante sur les évènements en cours, afin d’éviter toute forme de rébellion envers l’Ordre constitué.» Au moment où se déroulent les débats sur la mise en place de mécanisme de surveillances de nos déplacements et nos interrelations humaines sous la responsabilité d’un petit nombres de personnes et d’entreprises, il est nécessaire de questionner les dangers de cette sorte de servitude volontaire. À long terme elle pourrait finir par se conjuguer avec la nécessité de se contraindre pour devenir une ou un citoyen responsable et faire accepter des mesures qui contraignent la liberté publique.

Technologie 5 G

Tous ces enjeux se déroulent dans un contexte de lutte technologique entre la Chine et les États-Unis dans le cadre de l’implantation de la technologie 5 G. Des accusations d’espionnage ont été lancées contre la compagnie Huawei qui pourrait en profiter pour infiltrer le cœur des réseaux de communication. Déjà l’application chinoise WeChat peut copier toutes les données, les contacts, les photos, les messages sur ses serveurs logés en Chine et savoir en permanence où vous êtes. Comme toutes les applications offertes par les géants du Web. Sauf que WeChat, en tant que société chinoise, doit tenir toutes ces données à la disposition des autorités chinoises : c’est écrit noir sur blanc dans les conditions de service. Ils n’ont pas le choix. Bref, nous sommes déjà espionnés en permanence et en l’occurrence, nous le sommes au profit d’un État policier. «Si les Américains, qui ne sont pas les derniers à espionner de cette manière, s’en préoccupent, c’est que la menace est réelle», disait le journaliste Nicolas Barré sur Europe 1. Dans ce contexte, demandons-nous si nous pouvons échapper à ce capitalisme de surveillance. L’heure est désormais à un débat plus large sur le rôle de la surveillance dans notre société de plus en plus numérisée.

Pandémie et encadrement numérique

Samuel Élie Lesage
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S’il y a bien un secteur économique qui non seulement n’est pas affecté par la crise, mais bien en profite, ne cherchons pas plus loin que les entreprises du numérique. Ainsi, en 4 mois et demi, la fortune de Jeff Bezos, grand patron d’Amazon, a cru de 24 milliards US. Dévoilés le 29 avril dernier, les premiers résultats de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada confirment que le « secteur de l’information et de l’industrie culturelle » est un des secteurs les moins affectés par la pandémie, ayant réalisé bien moins de mises à pied que d’autres secteurs.1 Conséquence prévisible du confinement, la nouvelle réalité du télétravail a fait exploser la demande pour des outils de travail en ligne, apportant le plaisir des réunions d’équipe dans le confort de son salon (et effaçant du même coup toute prétention au droit à la déconnexion).

En atteste l’exceptionnelle popularité du logiciel de vidéoconférence Zoom, dont les ventes ont permis à son PDG, Eric Yuan, d’empocher la rondelette somme de 4 milliards US, malgré des soucis quant aux dangereuses failles de sécurité du logiciel. Mais en confinement, on ne fait pas que travailler, il faut penser aussi à se divertir. Là aussi, la popularité du streaming est indubitable. Netflix enregistrait ainsi au Canada depuis janvier 15 millions nouveaux usagers. Conciliantes, les entreprises de streaming ont toutefois majoritairement accepté de réduire la qualité ou la vitesse du contenu diffusé, afin de ne pas surcharger les réseaux Internet. Pour les gens qui s’ennuient de leurs amis, l’application House Party permet de tenir des festivités virtuelles agrémentées de petits jeux rigolos, comme manger plus rapidement que ses comparses des burgers virtuels défilant sur les écrans. La pandémie a permis de réunir sous l’application 17,2 millions d’individus esseulés seulement en mars, une augmentation de 2902 % par rapport à février.

En isolement, passer son temps devant un écran semble ainsi avoir la cote. Du côté de la gestion de la pandémie, Apple et Google ont annoncé quant à eux un partenariat permettant de retracer les personnes infectées à l’aide d’une application installée sur les téléphones intelligents. Ce partenariat n’est pourtant pas sans susciter bien des inquiétudes quant à la confidentialité des données et au pouvoir démesuré de surveillance ouvert par de telles technologies – et mentionnons qu’Apple a forcé l’Allemagne à abandonner l’utilisation d’une application publique et de recourir plutôt à sa propre application de traçage, arguant que l’application publique allemande allait être trop gourmande en batterie ! Démonstration éloquente que le ridicule ne tue pas, mais qu’il désespère, le gouvernement canadien était quant à lui fier d’annoncer le 3 avril dernier un « partenariat » avec Amazon pour assurer la distribution d’équipements médicaux à travers la fédération, au détriment des services postaux, mais aussi de la santé et sécurité des travailleurs de la multinationale. Et comble du mauvais goût, la multinationale montréalaise Mindgeek, propriétaire du réseau Pornhub, offre des comptes VIP gratuitement aux populations des pays en confinement obligatoires.

La mesure, dit-on, vise à encourager l’isolement social tout en le rendant plus « supportable ». Cette liste pourrait continuer longtemps. caricature_samuel_petite.jpg On a répété ad nauseam comment la pandémie était un révélateur des contradictions sociales qui lézardent notre société. En voilà une qui, toutefois, n’est pas adressée avec la gravité qu’elle requiert : le fait que des multinationales non seulement profitent de la pandémie, mais le font tout en continuant à s’immiscer dans nos vies de sorte à se rendre indispensables. Innovations technologiques comportant des dérives sécuritaires et développements de moyens de communication toujours plus efficaces à nous maintenir connectés, le crédo du technocapitalisme ne semble pas s’arrêter en temps de pandémie. Bien au contraire, la crise du coronavirus semble n’être pour lui qu’une nouvelle opportunité à saisir. Le fait que cette situation se maintienne doit nous ouvrir les yeux sur notre état de dépendance aux services et produits offerts en ligne, le tout accessible par l’entremise de nos ordinateurs et autres appareils supposément intelligents – bref, de notre encadrement numérique. Le très haut niveau d’intégration de ces entreprises dans nos vies en vient à bloquer quasiment toute possibilité de vivre en dehors de l’encadrement numérique.

Mesurons à cet effet qu’il est plus facile pour un individu vivant éloigné de pourvoir à ses besoins grâce à Amazon (surtout en temps de pandémie) que d’aller au coin de la rue, que la principale source d’informations soit une plateforme comme Facebook (tandis que les nouvelles, elles, adaptent leur contenu pour mieux se partager sur les réseaux sociaux), ou que la culture soit massivement consommée par le biais des Spotify ou Disney+ de ce monde. L’encadrement numérique agit toutefois à un niveau encore plus subtil, soit notre rapport à autrui. C’est en effet isolé des autres, mais à travers ces petites fenêtres que sont les écrans qu’on partage massivement photos de pain maison, entraînements à domicile de yoga ou furieux débats sur les pour et les contres du déconfinement. Confinés dans nos salons, nous combattons le fait de l’isolation par une chimère véhiculée par l’entremise des médias qu’est celle de la pseudo-socialité : recherche du divertissement léger, réactions vives et passionnées réduites à quelques commentaires et un emoji, partage d’informations dans une chambre d’écho et superficialité en sont les principales caractéristiques. Cet ersatz de sociabilité en vient à devenir la seule sociabilité connue. Incapable d’échapper à l’encadrement numérique («Comment fais-tu pour ne pas être sur Facebook ? Les jeunes sont maintenant sur Tik Tok, c’est là qu’il faut les rejoindre!»), ce sont nos rapports sociaux qui se retrouvent dès lors nivelés aux paramètres et algorithmes qui régissent ces médias. Ce qui n’est pas sans conséquence. Car il faut bien comprendre qu’un média n’est pas qu’une courroie de transmission, mais qu’il a bien un impact important sur nous (on se rappellera pour s’en convaincre la phrase frappante de Patrick Le Lay, président de TF1, «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible»).

Se rapporter à autrui et au monde à travers un cadre aussi étroit en vient à avoir un impact sur la manière dont on se rapporte aux autres et au monde. Attitude consumériste face aux produits culturels (le bingewatching n’en est que le syndrome glamour), anxiété et solitude : Gunther Anders disait en 1957 que la télévision faisait de nous des «ermites de masse». Le confinement et la dépendance accrue aux médias qu’il accélère et encourage confirment de manière troublante ce diagnostic. L’encadrement numérique est en ce sens suffisamment implanté pour nous apparaître dorénavant indépassable, et le confinement ne semble pas remettre en question ce cadre. Et cet encadrement est d’autant plus pernicieux que personne ne remettra en question le fait que ces médias restent utiles, état de fait révélé par le confinement. Le fait qu’Amazon soit effectivement un service essentiel est un paradoxe difficilement supportable qu’il faudra néanmoins questionner. Cette question est celle de la possibilité de nous réapproprier les outils médiatiques plutôt qu’eux nous possèdent. Il faudra cultiver cette perspective critique et la déployer avec force dès que les choses se calmeront un peu. Il est en effet de bon ton de critiquer l’économie capitaliste en temps de pandémie et de refuser « le retour à la normalité », mais la critique n’ira pas bien loin si elle reste aveugle à ses propres conditions d’expression et de déploiement : le cadre numérique dans lequel nous évoluons. Car si la pandémie devait accélérer notre état d’encadrement et de dépendance – pour ne pas dire d’aliénation – au numérique, c’est tout autant la possibilité de comprendre notre monde et d’avoir une emprise sur ce dernier qui se retrouve en danger.

Notes

  1. Le présent texte a été écrit en fin avril, soit avant la publication des données les plus récentes de l’EPA. Ces dernières montrent que la baisse de l’emploi pour le secteur de « l’information, la culture et les loisirs » continue, de mars à avril. Cela étant dit, l’impact sur l’emploi continue à ne pas être aussi grand que pour d’autres secteurs.

    On remarquera que l’impact sur les heures travaillées, de février à avril, est plus important pour ce secteur que pour la moyenne canadienne, mais il faut rappeler que le secteur de « l’information, la culture et les loisirs » comporte des emplois très diversifiés. Ainsi, il n’est pas interdit de supposer que certains sous-secteurs aient été davantage impactés que d’autres. C’est du moins ce qui pourrait expliquer l’aide spécifique de 500 M$ accordée par le gouvernement fédéral aux organisations culturelles, patrimoniales et, dans une moindre mesure, sportives. Bref, les pertes en emploi et en heures travaillées (et n’oublions pas qu’une majorité importante des différentes plateformes numériques sont américaines) ne veulent pas nécessairement dire que l’économie numérique, elle, ralentit.

LES FINANCES PUBLIQUES POUR LES NULS

Justice fiscale au temps de la COVID-19

par Chantal Santerre
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Dans la première chronique de cette série sur les finances publiques, nous rappelions que certaines des dépenses, — et on prenait en exemple l’éducation — sont en réalité des investissements et devraient être comptabilisées en tant qu’actifs, justement parce que ce sont des ressources qui procureront des avantages futurs. En ce temps de pandémie, considérons les CHSLD. On peut penser que cela aurait été un investissement de mieux les financer et que cela aurait peut-être permis que la situation actuelle soit moins dramatique et moins coûteuse, en argent certes, mais aussi et surtout en vies humaines.

Dans cette première chronique, nous parlions aussi de la dette. Un gouvernement se finance en recourant à des emprunts, ce qui a pour effet de faire augmenter sa dette. Le 16 avril, Éric Girard, ministre des finances du Québec, affirmait qu’avec un déficit de plus de 12 milliards de dollars, le gouvernement du Québec prévoit, en puisant dans la réserve de stabilisation qui est à 14 milliards de dollars, respecter sa Loi sur l’équilibre budgétaire. Cette réserve de stabilisation provient des surplus budgétaires des années précédentes, qui sont gardés en réserve pour compenser les années où il y aurait un déficit. Par contre, ce ne sont pas des liquidités : en d’autres termes, on pourrait dire que ce sont des droits de pouvoir faire des déficits au cours d’autres années et ce, en respectant la Loi sur l’équilibre budgétaire. Il faudra donc faire de nouveaux emprunts. Cela dit, même s’il y a aura un endettement supplémentaire, on ne devrait pas non plus s’inquiéter et plonger dans des mesures d’austérité. Voici quatre raisons qui justifient cette conclusion. Premièrement, la dette est calculée en fonction du PIB. rsz_equation_dette.pngAvec la crise sanitaire de 2020, on prévoit que le PIB du Québec diminuera de 5%, au lieu d’augmenter de 2 % comme le prévoyait le budget 2020-2021. Quand la dette en % du PIB augmente, cela peut être principalement dû à une augmentation du total de la dette (le numérateur) ou bien à une diminution du PIB (le dénominateur), ce qui sera éventuellement le cas pour l’année 2020-2021, année de la pandémie. La dette en dollars n’augmentera pas autant qu’il n’y paraîtra en pourcentage du PIB, parce que ce sera principalement le PIB qui diminuera.

Deuxièmement, dans le budget 2020-2021, on prévoyait que la dette au 31 mars 2020 s’établirait à 197,7 milliards de dollars, soit 43 % du PIB. La Loi sur la réduction de la dette et instituant le Fonds des générations prévoit que, pour l’année financière 2025-2026, la dette brute ne pourra excéder 45 % du PIB. On a donc atteint cet objectif 6 ans plus tôt que prévu. La dette québécoise est donc loin d’être hors de contrôle.

Troisièmement, les taux d’intérêts étaient faibles avant la crise sanitaire et la Banque du Canada a annoncé des baisses depuis ce temps. Le coût moyen des emprunts en 2019 était de 2,3% pour le gouvernement du Québec. Des taux d’intérêts faibles sont une des conditions qui font que l’endettement n’a pas un trop gros impact sur les finances publiques. Quatrièmement, l’augmentation de la dette, dans le cas de cette crise sanitaire, ne sera pas due à des dépenses frivoles, mais principalement à de l’argent réinjecté dans notre économie, argent qui sera donc dépensé et contribuera à réduire l’impact qu’aura eu la crise sur elle. Dans notre deuxième chronique, nous parlions des revenus et des dépenses d’un gouvernement pour rappeler qu’au contraire d’une entreprise à but lucratif, un gouvernement n’encourt pas de dépenses pour générer des revenus. En fait, dans son cas, c’est plutôt l’inverse : il doit percevoir suffisamment de revenus pour financer correctement les dépenses en lien avec les missions qu’il doit réaliser. Et c’est justement pourquoi un gouvernement a le pouvoir de taxer. Le choix et la manière de taxer les citoyens du Québec, tout cela revient au gouvernement, et dans ces décisions, il est bien évidemment influencé par sa population.

Ce qui est choisi n’est donc en rien immuable et il est important de s’en souvenir. Notre système de taxation a ainsi évolué au cours des années, et il est le résultat des différents choix politiques qui ont été faits. En ce temps de pandémie, nous entendons aussi parler de différents moyens de taxer la population pour absorber les dépenses supplémentaires découlant de cette crise sanitaire. image-chantal_coalition.jpgLa fiscaliste Brigitte Alepin prône «une taxe sur la richesse», qui consiste à imposer les plus riches Canadiens à un taux exceptionnel de 1 % sur leur fortune pour compenser les sacrifices qui ont été réclamés à la population. Si on ne taxait qu’au taux de 1% le patrimoine des dix familles les plus riches au Québec, qui avaient une valeur nette totale en 2019 de 25,6 milliards$, cela rapporterait 256 millions$ par année.

Attac Québec, depuis ses tout débuts, promeut une taxe sur les transactions financières qui pourrait elle aussi générer des recettes supplémentaires pour les gouvernements, en plus de contribuer à réguler les marchés financiers et réduire la spéculation qui n’a aucun impact positif sur l’économie. La Coalition main rouge, de son côté, dans son document intitulé : Dix milliards$ de solutions fiscales, récemment mis à jour, propose plusieurs moyens de mieux financer les services publics tout en améliorant l’équité fiscale pour une société plus juste. Ce ne sont là que quelques exemples d’idées abordées dans les précédentes chroniques et dont nos gouvernements pourraient s’inspirer pour financer correctement nos services publics, tout en réduisant les inégalités.

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Coordonnatrice: Monique Jeanmart

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