Le mythe de l’innovation
L’innovation est le grand mythe de notre époque. Elle est devenue une sorte de mantra, de solution à tous les maux. Mais on la confond le plus souvent avec la technologie, qui n’en est qu’un petit aspect. Certes, elle offre de nouvelles sources de profit à l’industrie. Mais ces progrès techniques sont bien inégaux. Plusieurs objets usuels, du ventilateur de table à plusieurs composantes automobiles, sont virtuellement identiques à leurs homologues d’il y a un siècle.
Et pendant que le monde se passionne pour les récits d’inventeurs ayant refait le monde dans leur garage, il faut admettre que l’innovation sociale stagne. La technologie se plaque sur des structures sociales figées dans le temps, dont elle s’accommode très bien.
Dans le discours de ses promoteurs, la technologie est censée nous fournir des solutions toujours plus efficaces pour un monde meilleur. Mais l’efficacité a ses effets pervers : plus les machines sont performantes, plus il est tentant de les utiliser pour tout et pour rien. Au final, on se retrouve avec plus de machines… et une consommation énergétique à la hausse. Ce paradoxe a été observé dès 1865 par l’économiste britannique Stanley Jevons et ne s’est pas démenti depuis: plus nous innovons, plus nous consommons.
Un exemple? Dans les années 1950, les climatiseurs étaient d’énormes machines, complexes, coûteuses et énergivores. On n’en retrouvait guère que dans les salles de cinéma. Mais la technologie s’est améliorée et la tendance est maintenant à l’installation de petites unités dans toutes les pièces de la maison. Bien que chaque appareil consomme beaucoup moins qu’avant, on estime que leur nombre est tel, aux États-Unis seulement, qu’ils consomment au total l’équivalent de toute l’électricité produite pour tous les usages de ce pays en 1950. Sans compter les ressources matérielles nécessaires.
Le paradoxe de Jevons nous entraîne dans une impasse et c’est pour nous aider à nous en extraire que l’ingénieur français Philippe Bihouix a publié L’âge des low tech en 2014. Ce petit livre, vite devenu un incontournable, dénonce l’illusion de la fuite en avant technologique et propose un trajet vers une civilisation techniquement soutenable – une véritable innovation sociale.
Le mythe de l’énergie infinie
Le premier mythe que dénonce Philippe Bihouix est celui des énergies renouvelables, qui nous promettent une énergie propre, en quantité illimitée. L’ennui avec cette promesse technologique, c’est que s’il y aura toujours du vent et du soleil, on ne peut pas en dire autant des machines transformant cette énergie primaire en électricité – et encore moins des ressources nécessaires à leur fabrication.
Les éoliennes, par exemple, exigent pour leur fabrication de grandes quantités de néodyme, un métal rare et difficile à recycler. De plus, couvrir la planète de panneaux solaires ou d’éoliennes représente plusieurs siècles d’efforts au rythme actuel. Bien qu’il soit techniquement possible d’accélérer le rythme, on se heurte, passé un certain seuil, à d’importants problèmes de disponibilité: celle des métaux d’abord, mais aussi celle de l’humble ciment. Le sable, ingrédient essentiel à sa fabrication, fait défaut partout dans le monde, alimentant même des réseaux criminels de contrebande!
En fait, les solutions de haute technologie partagent un même défaut : elles sont très performantes, mais leur mise en place repose sur des ressources rares et coûteuses: alliages complexes, terres rares pour doper les performances, produits de synthèse toujours plus élaborés… Nos écrans plats modernes ne pourraient pas fonctionner sans indium (production mondiale : 820 tonnes par année, pour des réserves de 11 000 tonnes). Les semi-conducteurs dépendent entièrement du gallium, extrait non sans mal de la bauxite, un minerai d’aluminium dont il ne représente que 0,003 à 0.008 % de la masse.
En 1970, seuls 30 des 92 éléments naturels du tableau périodique étaient exploités industriellement. Ce nombre atteint actuellement 60, dont certains sont rarissimes. Pas moins de 90 % des réserves connues de ruthénium, par exemple, se retrouvent dans un seul gisement, en Afrique du Sud. Mais même des métaux aussi courants que le cuivre ou le zinc sont au seuil de l’épuisement. La demande de métaux difficilement remplaçables, couplée à une mauvaise distribution mondiale, dominera sans doute la géopolitique du XXIe siècle.
L’illusion de la circularité
Face à ces contraintes grandissantes, il est de bon ton, depuis quelques années, de proposer l’économie circulaire comme solution à tous nos problèmes. Sur papier, l’idée est séduisante : chaque déchet devient la ressource d’un nouveau procédé industriel et, lorsque c’est impossible, le recyclage permet une récupération infinie de la matière. Le concept se heurte pourtant à deux principaux écueils, selon Philippe Bihouix: les usages dispersifs et la perte d’usage.
L’usage dispersif désigne une utilisation qui éparpille un élément dans l’environnement, le rendant du coup impossible à recycler. Les usages dispersifs sont plus fréquents qu’on le pense : 95 % de la production mondiale de titane, par exemple, est utilisée pour fabriquer des pigments blancs pour la peinture, les plastiques et d’autres produits. Tous ces pigments se perdent dans la nature, où ils sont irrécupérables. Dans le cas de l’étain, 14 % des usages sont dispersifs : la perte peut sembler minime, mais elle représente 50 % de la ressource en quatre cycles de recyclage seulement. La plupart des applications des nanotechnologies sont dispersives.
La perte d’usage concerne en général des matériaux spécialisés, renfermant de nombreux composés. Parce que c’est plus simple ou parce qu’on ne sait pas les séparer, ils sont recyclés en vrac, avec divers autres résidus. Le produit indifférencié qui en résulte est moins performant que le produit initial. Ainsi le nickel et le chrome de l’acier inoxydable sont souvent noyés dans des masses d’acier bas de gamme, où leurs propriétés spéciales sont perdues. On estime par exemple que le nickel, qui est pourtant facile à recycler, est à 45 % « fonctionnellement » perdu de la sorte, bien que le métal soit recyclé pour l’essentiel. Le taux de recyclage effectif d’autres métaux moins communs est encore plus bas.
L’idée d’une économie circulaire recyclant à l’infini paraît déjà moins réaliste, d’autant plus que pour diverses raisons, aucune ressource n’est récupérée à plus de 90 % en pratique.
Dominique Bourg, philosophe et environnementaliste français, ajoute une autre objection : dans une société en croissance rapide, le recyclage ne répond pas aux besoins. Le cycle du cuivre, par exemple, est d’environ 20 ans. Si l’on suppose une croissance économique de 3,5 % par année, les besoins de cuivre doublent tous les 20 ans. Donc, si l’on recycle, par exemple, 50 % des 100 unités de cuivre extraites il y a 20 ans, on n’obtient que 50 unités, contre un besoin total porté à 200. L’industrie minière doit donc continuer à augmenter sa production pour répondre à la demande, en dépit du recyclage. En pratique, conclut-il, le recyclage ne joue un rôle vraiment important que si la croissance économique est inférieure à 1 % par année.
Le cercle vicieux énergie-ressources
La réponse à ces objections se résume le plus souvent à affirmer, comme si c’était déjà presque fait, que la technologie apportera des solutions. L’ennui, c’est que la technologie, on l’a vu, dépend de quantités croissantes d’énergie et de minéraux rares. Mais la fabrication d’énergie, dans un contexte d’abandon des carburants fossiles, exigera toujours plus de métaux. Or, plus les gisements s’épuisent, plus il faut dépenser d’énergie pour extraire et traiter des quantités croissantes de minerais à faible teneur.
On a là les ingrédients d’un terrible cercle vicieux, où les besoins technologiques alimentent une course illimitée à l’énergie et aux ressources. Dans un système fermé – la Terre – où les ressources sont finies, une croissance infinie de la sorte est impossible, n’en déplaise aux économistes pour qui seul l’argent compte. La géologie aura le dernier mot.
Vers le low tech
Toute activité humaine a un coût environnemental que le recyclage, bien qu’utile, ne compense pas entièrement. Le low tech propose de nous sortir de cette impasse grâce à une démarche d’innovation orientée vers la préservation des ressources. Il s’agit de privilégier des technologies plus simples, plus robustes et plus économiques, faciles à fabriquer et à réparer avec des ressources locales. L’approche évite le recours aux matériaux et aux alliages complexes, qui compliquent le recyclage.
Elle a aussi l’avantage de rapatrier nombre d’emplois au niveau local – moins besoin d’usines géantes et de chaînes d’approvisionnement interminables – et de remplacer par du travail humain plusieurs tâches actuellement robotisées et mécanisées. Il ne s’agit pas de revenir au Moyen Âge ou au tout artisanal, mais de trouver un meilleur équilibre entre confort, utilisation des ressources et partage de la richesse.
Projet d’innovation sociale plus encore que technologique, le low tech propose la création de nouveaux réseaux – très décentralisés – de récupération et de réparation des objets du quotidien. La distribution, pour sa part, repose sur des emballages normalisés, consignés et réutilisables, pour réduire les emballages et les déchets au maximum. Le low tech nous invite à tourner le dos à la complexité toujours croissante des high tech. Non seulement, Small is beautiful, mais de plus, Simple is beautiful!
Philippe Gauthier est titulaire d’une maîtrise en science politique de l’Université de Montréal. Écrivain et journaliste, il a longtemps œuvré en presse technique et scientifique. Il a publié de nombreux articles sur les enjeux énergétiques, notamment dans son blogue du journal Voir et dans le livre Sortir le Québec du pétrole, en 2014.