Le mouvement citoyen de lutte contre les paradis fiscaux est entré, depuis quelques mois, dans une période creuse. Si, d’un côté, les sirènes de la réforme fiscale internationale de l’OCDE font miroiter la fin imminente des paradis fiscaux comme nous les avions connus jusqu’à présent 1, les échos provenant des terrains de lutte donnent, de l’autre, un son de cloche bien différent. La crise inflationniste actuelle met en évidence le lien entre le saccage de l’État-providence et les profits exceptionnels dégagés par les géants de l’énergie et de l’alimentation; chaque nouveau dollar empruntant le chemin des paradis fiscaux est une preuve supplémentaire de l’incapacité de la société de pourvoir à ses besoins. Or, la fin des scandales de fuites de documents financiers ou, pour être plus exact, la saturation de la capacité du public à s’émouvoir de ces scandales alimente aujourd’hui un sentiment d’aliénation politique qui, plutôt que d’inciter les individus à l’action, les en décourage. En dépit du manque à gagner, le cynisme est, par les temps qui courent, la réponse de la personne raisonnable à ce qui semble être la sempiternelle question des paradis fiscaux.
Comment réinsuffler à la lutte pour la justice fiscale l’ardeur qui était encore tout récemment la sienne? Car il serait, faut-il le souligner, injuste d’évaluer le succès de la dernière décennie de luttes à l’aune de ce passage à vide. De l’apathie à la mobilisation généralisée, le long chemin parcouru au fil des dernières années est ponctué de victoires qui rappellent l’importance de l’action collective. Mais il ne faut pas se laisser aveugler par ces succès. À vrai dire, le principal danger qui guette aujourd’hui la lutte politique contre les paradis fiscaux est moins l’opposition des tenants du système en place que la fétichisation de ces victoires par ceux qui voudraient les voir cesser. La reprise récente de l’initiative politique par des gouvernements ou des organismes internationaux soucieux de préserver le statu quo menace de transformer ce qui était autrefois une demande politique en un objet de débat technique. L’objectif d’une telle démarche est clair : retirer la question au processus de délibération démocratique afin d’en faire la prérogative d’une poignée de spécialistes.
Le collectif Échec aux paradis fiscaux, à l’instar de plusieurs autres organismes œuvrant pour la justice fiscale ailleurs dans le monde, a pris acte de la nécessité de prémunir la lutte aux paradis fiscaux de la réduction de la démarche militante à la stricte question fiscale. La campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser2 », lancée un peu plus tôt cette année, propose de poursuivre la lutte en tenant compte des mutations que le problème du recours aux paradis fiscaux a subies. Les solutions insuffisantes actuellement proposées ne sont susceptibles de persuader qu’à condition d’occulter les problèmes concrets qu’une réorganisation du système fiscal cherche à résoudre. Or, il s’agit là d’une confusion commune : si notre combat se déroule bien sur le front de la fiscalité, il s’inscrit cependant dans une perspective politique plus vaste. En ramenant la lutte politique contre les paradis fiscaux à ses trois mots d’ordre, le collectif Échec aux paradis fiscaux s’efforce de s’affranchir de la tendance à la technicisation excessive des enjeux de fiscalité. Démasquer, Condamner, Encaisser – ce sont trois perspectives complémentaires, trois ensembles de revendications qui, ensemble, brossent un portrait de la situation irréductible au langage technique. Revenons brièvement sur chacun de ces trois axes pour en expliciter le sens.
Démasquer les tricheurs. Dans un monde où le secret est la règle, l’accès à une information de qualité est le principe d’une action politique bien orientée. La lutte contre le recours aux paradis fiscaux a ceci de particulier qu’elle a affaire à un phénomène hermétique, qui se dissimule tantôt sous les allures de la légalité, tantôt sous celles de la nécessité économique. Afin de faire la lumière sur l’ampleur du manque à gagner dans les coffres publics, il ne suffit pas de mettre la main au collet des contrevenants, mais il faut encore exposer les processus et les structures sociales anonymes qui permettent à certains d’échapper à leurs responsabilités sociales.
Il faut reconnaître que, sur cet enjeu, quelques étapes ont été franchies au cours des dernières années. Par exemple, l’instauration progressive, ici comme ailleurs, de registres nationaux des bénéficiaires effectives a doté les autorités fiscales d’un puissant outil afin d’accroître la transparence de la fiscalité des sociétés. C’est pourtant encore nettement insuffisant. Plusieurs mesures plus globales, comme la généralisation des déclarations pays par pays ou encore la lutte contre l’opacité régnant au sein de l’Agence du revenu du Canada, demeurent encore largement ignorées par les gouvernements successifs. Loin d’être acquise, la transparence de notre système fiscal doit donc faire l’objet d’une pression politique soutenue, afin que les stratagèmes d’évitement fiscal soient connus et exposés au grand jour.
Condamner les bénéficiaires et les facilitateurs de l’évitement fiscal. Dans le débat technique entourant la question des paradis fiscaux, une chose est souvent passée sous silence : la charge symbolique forte de l’évitement fiscal. L’évitement fiscal n’est pas une subtilité comptable, mais bien un pied de nez fait à une conception de la société qui voit au-delà des intérêts égoïstes. Condamner signifie, dans cette perspective, user des recours mis à disposition par les régimes pénal et criminel afin de dissuader les contribuables de s’aventurer dans une forme de fiscalité « créative ». En instaurant de puissants mécanismes légaux et juridiques, nous nous donnons les outils pour que l’injustice n’ait pas lieu.
Le Canada a d’ailleurs, dans ce domaine, un important travail de redressement à faire. Notre pays est en effet connu pour son laxisme et pour la clémence de ses lois en matière de facilitation à l’évasion fiscale. Le régime fiscal canadien n’a pas, au fil des années, été adapté à la complexité grandissante des relations économiques et à ce que ces relations autorisent d’un point de vue fiscal. Une révision générale de ces règles, comme celle que nous esquissons dans notre récent mémoire sur la modification de la Règle générale anti-évitement 3 , aurait un important effet dissuasif et épargnerait à l’Agence du revenu du Canada de futures déconvenues semblables à celles connues dans le cadre de l’affaire KPMG4.
Encaisser pour financer les services publics. Depuis des années, les différents gouvernements nous présentent leurs programmes de coupes dans les programmes sociaux comme la seule perspective politique viable. Incapables de voir au-delà du seul horizon économique, ils prennent invariablement le parti des plus riches en espérant que, cette fois, les choses changeront. Or, il existe bien une voie alternative. Le mauvais état de nos services publics a, entre autres, pour cause l’incapacité des gouvernements à colmater les brèches qui traversent nos systèmes fiscaux. Il faut cependant, pour renverser cette tendance, s’atteler à la tâche essentielle de récupération des sommes évadées et illégitimement évitées.
C’est cette perspective qui donne tout son sens à la lutte contre les paradis fiscaux. Aux yeux du collectif Échec aux paradis fiscaux, la fiscalité a un rôle politique important à jouer dans l’organisation d’une société qui redistribue ses richesses d’une manière plus équitable. En encaissant l’argent évadé, nous ne nous contentons pas abstraitement de défendre l’intégrité de notre régime fiscal : nous nous dotons collectivement des moyens de mettre en œuvre une conception commune du bien. C’est, ultimement, cet objectif et son pouvoir mobilisateur qui, plus que l’indignation, poussent les citoyennes et les citoyens à l’action.
Nous venons de le voir, la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » s’efforce, à travers une remise en perspective de la lutte contre les paradis fiscaux, d’offrir un remède à l’essoufflement que connaît actuellement la mobilisation citoyenne. Ce qui est ainsi proposé par le collectif Échec aux paradis fiscaux, c’est une lunette de lecture, qui est destinée à être utilisée par les militantEs comme un outil politique à part entière. La sombre perspective qu’offre la situation actuelle de lutte montre que le combat principal demeure celui pour gagner l’opinion publique à la cause de la justice fiscale. L’éducation populaire, la sensibilisation à ces enjeux ont engendré et continuent de provoquer des changements lents, graduels, mais nécessaires. Aurons-nous le courage politique de mener la lutte à son terme ?
Notes
- Sur les objections quant au fond de la proposition de réforme de l’OCDE, on consultera à grand profit le récent article de Lison Rehbinder : « Taxation des multinationales : une réforme insuffisante » dans Relations, no. 818, automne 2022, p. 35-37. Pour une perspective humanitaire sur la question, voir le rapport de l’Experte onusienne Attiya Waris : « Vers l’instauration d’une architecture fiscale mondiale tenant compte des droits humains », 15 juillet 2022, URL : https://www.ohchr.org/fr/documents/thematic-reports/a77169-towards-global-fiscal-architecture-using-human-rights-lens-report.
- Une présentation complète des revendications de la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » est disponible sur le site internet du collectif Échec aux paradis fiscaux à l’adresse suivante : https://www.echecparadisfiscaux.ca/agir/demasquer-condamner-encaisser/ .
- Collectif Échec aux paradis fiscaux. « Moderniser et renforcer la Règle générale anti-évitement », mémoire présenté dans le cadre des consultations budgétaires du comité permanent des Finances de la Chambre des communes, septembre 2022, URL : https://www.echecparadisfiscaux.ca/wp-content/uploads/2022/09/Collectif-Echec-aux-paradis-fiscaux-Memoire-Modernisation-de-la-RGAE.pdf .
- Harvey Cashore, Frédéric Zalac. « Affaire KPMG : le fisc offre une amnistie secrète aux multimillionnaires », Radio-Canada, 8 mars 2016, URL : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/769235/agence-revenu-canada-millionnaires-paradis-fiscaux.
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