Depuis quelques années, le monopole de quelques entreprises numériques qui « agissent sur l’écosystème mondial comme des monarques intouchables» est dénoncé. Plusieurs philosophes, économistes, juristes, politiciens, sociologues, psychologues, etc. de toutes tendances confondues, sonnent l’alarme : la croissance unilatérale de ces géants que sont les GAFAM et les NATU doit être limitée et régulée1. Christopher Hughes, un des cofondateurs et ancien porte-parole de Facebook, a été parmi les sonneurs d’alerte les plus virulents. Il appelle même au démantèlement de cette plateforme – et de ses annexes dont Instagram et WhatsApp sont les plus utilisées – affirmant que ce réseau constitue un réel danger pour tout débat démocratique à l’échelle mondiale. Dans le documentaire «Social Dilemma» 2, produit et mis en ligne — assez paradoxalement — par Netflix, plusieurs anciens concepteurs de plateformes numériques ont pris la parole pour mettre en garde les entreprises et les États contre les conséquences du gigantisme des GAFAM et NATU.
Tous ces détracteurs relativement récents n’ont pas les mêmes motivations, comme on s’en doute, de vouloir encadrer ou démanteler ces entreprises monopolistiques, mais les inquiétudes généralisées face à cette croissance exponentielle nous permettent d’envisager que certaines interventions puissent se concrétiser.
Quelques pistes d’actions
Certains États, comme le Canada et la France ont adopté le «Règlement général sur la protection des données» (RGPD), qui permet à l’utilisateur de refuser, entre autres, les témoins (cookies). Mais tenter individuellement de protéger nos données, non seulement est astreignant, mais sans doute bien inutile par rapport aux astuces algorithmiques. Cette timide mesure est susceptible, en plus, de créer une fausse illusion de contrôle et de sécurité.
Légiférer pour que ces gigantesques multinationales paient leurs impôts à leur juste part est une exigence citoyenne légitime et nécessaire3, que bien peu d’États — pour ne pas dire aucun — se sont risqués à concrétiser jusqu’à récemment. Les États sont en concurrence entre eux pour bénéficier de la «bienveillance» de ces entreprises. Une fiscalité mondiale — décidée et imposée par les États les plus puissants semble logique, mais difficilement accessible considérant l’influence de ces multinationales sur les États et les moyens qu’elles peuvent recourir pour l’empêcher4. De plus, le suivi, l’accumulation, l’analyse et le stockage des données sont à la base de l’enrichissement et de l’hégémonie de ces plateformes, ce qui leur permet de devenir, très insidieusement, plus puissantes que les États 5. Suite au conflit entre la France et les États-Unis sur une taxe GAFA, les pays du G7 et du G20 ont mandaté l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), pour que les États se donnent au niveau mondial le pouvoir de taxer les géants numériques. Ces discussions entre pays sont complexes et ardues et actuellement, elles semblent piétiner.
Parallèlement, la Commission européenne, en décembre 2020, a déposé deux projets de loi pour encadrer le numérique sur l’ensemble de l’Europe. Un des projets vise à responsabiliser ces plateformes des contenus qu’elles diffusent et ceci en tenant compte et en coopérant avec les régulateurs européens. L’autre texte les obligerait à rendre des comptes sur le fonctionnement de leurs algorithmes et de l’utilisation qu’elles font des données privées qu’elles accumulent.6 À suivre… pour les 3 ou 4 prochaines années… car les discussions doivent se faire avec tous les pays de l’Union européenne (UE) et sans froisser les États-Unis. Les géants du Web ont déjà réagi assez fortement à ces propositions : habitués à régner sur tous les territoires de façon hégémonique, la moindre contrainte à leur égard semble ressentie comme un «crime de lèse-majesté».
Les récents traités de libre-échange 7, accordent des droits de circulation sans entrave aucune partout à travers le monde. Les négociateurs de ces traités ont laissé s’ériger un obstacle de taille à l’application de quelque régulation que ce soit, sur n’importe quel territoire : les multinationales peuvent créer leurs propres tribunaux en cas de litige avec un pays. Mais jusqu’où ces traités peuvent-ils s’appliquer en cas de volonté contraire des États? Et qu’en est-il des pays du Sud dans ces discussions entre pays riches 8?
Y a-t-il d’autres avenues qui puissent arrêter ou du moins ralentir la croissance infinie de ces plateformes? Comment rééquilibrer tant soit peu leur pouvoir? Créer des entreprises numériques locales gérées en tout ou en partie par les États? Battre ces entreprises sur leur propre terrain en récupérant leur expertise? Les obliger à mettre à nue leurs algorithmes? S’approprier les entreprises numériques pour les transformer en biens communs? Créer un vaste forum mondial et s’octroyer un pouvoir réel de législation 9?
Un enjeu démocratique et citoyen
L’enjeu est colossal. Toutes ces avenues semblent insuffisantes si on les analyse individuellement, mais groupées et entérinées globalement, elles pourraient s’avérer positives. Mais les États s’y attaqueront vraiment seulement si un vaste mouvement citoyen se réapproprie le débat de façon démocratique. Mais comment éviter que ce débat ne soit tronqué par ces mêmes plateformes envahissantes? Cette contradiction est particulièrement mise en évidence en ces temps de confinement où chacun est convié à rester chez soi en interagissant presque uniquement avec son moi numérique. Même le premier ministre du Québec partage ses émotions, hésitations, mesures sanitaires, etc. sur Facebook et/ou Twitter.
Collectivement, nous n’avons pas prévu le contrôle que les GAFAM, NATU et autres réseaux du genre exercent actuellement sur l’organisation des sociétés et des États. Mais, les laisserons-nous — ainsi que d’autres inventions numériques, comme les hologrammes — nous façonner encore et encore individuellement et collectivement tout en nous imposant leur vision marchande?
Nous sommes encore loin d’une législation contraignante! Les pays du Sud, sont oubliés dans cette discussion et sans doute les inégalités intrinsèques au capitalisme de financiarisation vont-elles se creuser encore plus.
Notes
-
Les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Les NATU : Netflix, AirBnB, Tesla, Uber.
- https://www.presse-citron.net/the-social-dilemma-ce-nouveau-documentaire-netflix-pointe-la-face-sombre-des-reseaux-sociaux/
- https://www.oecd.org/fr/fiscalite/beps/l-ocde-livre-une-analyse-qui-revele-que-les-reformes-proposees-de-la-fiscalite-internationale-auraient-un-impact-considerable.htm
- La France s’est cassée les dents en 2016 en essayant de contraindre Google
- Les géants du Web ont «développé une puissance qui ne bat pas celle des États, juste ils s’en moquent un peu.» disait Joëlle Toledano, économiste et spécialiste de la régulation des marchés, sur les ondes de Franceinfo, le 21 janvier 2021.
- Voir l’article de Pierre Henrichon, Comment contrer les monopoles des Big Tech, dans cette publication.
- Voir l’article de Ronald Cameron, Les accords commerciaux et le virus numérique dans cette publication
- Tout comme la distribution des vaccins contre la Covid 19 doit se faire entre tous les pays pour éradiquer le virus, le virus numérique devrait être combattu sur l’ensemble de la Planète.
- La Chine aurait pris un moyen radical pour contrôler le puissant réseau ALIBABA : faire disparaître son fondateur propriétaire, Jack Ma!
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