On a tous le sentiment que l’on sait ce qui est juste, mais ce n’est pas aussi simple que cela peut paraître. Étant donné que le concept de justice a plusieurs définitions et s’applique à plusieurs objets et comme nous parlerons plus spécifiquement ici de justice économique et sociale, nous allons retenir la définition de la justice distributive telle que propose Aristote : elle est le principe politique permettant la répartition des charges et des avantages de la vie sociale.
Nous commencerons par présenter trois des théories de la justice les plus influentes pour nous aider à bien comprendre la richesse de l’approche par les capabilités développée par Amartya Sen.
Amartya Sen part de cette idée que toutes les théories contemporaines de la justice sont égalitaires. Chacune d’elles, pose en effet que c’est l’égalité d’un élément en particulier qui est à la base de la justice, que ce soit le revenu, le bien-être, la liberté ou la qualité de vie. Cet élément auquel une théorie attribue plus de poids ou d’importance a été définie par Sen comme étant sa base d’information, autrement dit, le critère de choix qui est retenu. Qu’est-ce que l’on veut répartir justement ?
L’utilitarisme
L’utilitarisme pour déterminer si une action est juste ou non procède par l’évaluation des plaisirs et des déplaisirs qui en découleront. Ce sont donc les conséquences d’une action qui permettront de déterminer si elle est juste ou non. L’utilitarisme est dit pour cette raison une doctrine conséquentialiste. Une action sera dite juste si elle procure une plus grande quantité de plaisir que de déplaisir et ce, que l’intention soit bonne ou non. En d’autres mots, on évalue la justesse de l’action et non la moralité présumée de l’agent.
Selon l’utilitarisme, comme son nom le laisse entendre, c’est l’égalité des utilités qui est à la base de la justice.
La théorie de la justice comme équité de John Rawls
La théorie de la justice de John Rawls a pour base d’information les biens premiers qui comprennent : les droits et libertés ; les opportunités ; le revenu et le bien-être ainsi que le respect de soi. Si une société fait la promotion de l’égalité des biens premiers, alors le champ des libertés possibles pour chacun des individus s’en trouve grandement élargi.
En d’autres termes, les biens premiers sont des avantages individuels formulés en termes d’opportunités sur lesquelles les individus peuvent s’appuyer pour atteindre les fins qui leur sont propres. Les biens premiers fournissent une information beaucoup plus complète quant aux ressources nécessaires aux individus, quelles que soient les fins qu’ils poursuivent.
Le libertarianisme
La base informationnelle du libertarianisme est celle des droits libertariens que l’on pourrait aussi appeler négatifs, c’est-à-dire tous ces droits où nos libertés ne sont pas entravées. On ne nous empêche pas de faire des choses, mais on ne nous donne pas nécessairement un contexte nous permettant de réaliser nos libertés, ce qui relèverait des droits positifs.
La théorie libertarienne ne tient par ailleurs aucunement compte des résultats issus de la priorité accordée à la liberté. Pour les libertariens, c’est la liberté économique qui est prioritaire, car c’est elle qui mène à la liberté politique. Cette liberté économique est assurée par le droit à la propriété privée et c’est pourquoi ce droit est si fondamental dans la théorie libertarienne.
L’approche des capabilités.
Sen, dans sa propre théorie de la justice a défini pour base informationnelle celle des libertés de choisir un mode de vie que l’on a raison de souhaiter et qu’il a nommé les capabilités.
La « capabilité » d’une personne recouvre les différentes choses qu’une personne peut aspirer à faire ou à être. Chaque individu, selon sa situation, fera des choix différents, depuis les plus élémentaires — se nourrir convenablement, jouir de la liberté d’échapper aux maladies évitables — jusqu’à des activités ou des états très complexes — participer à la vie de la collectivité, jouir d’une bonne estime de soi, etc. C’est ce qu’on appelle la liberté d’accomplir d’un individu.
Chacun des choix comprend un état et une action. L’état correspond à la liberté, soit les possibilités réelles de jouir du bien-être qui comprend la possibilité de choisir et la capacité d’accomplir. L’action correspond à l’accomplissement c’est-à-dire la liberté réellement exercée, le bien-être accompli, ce que la personne, considérant toutes les options possibles, choisit de réaliser. C’est ce qu’on appelle l’étendue de la liberté.
Finalement ce qu’on peut mesurer c’est l’accomplissement réel d’une personne, c’est-à-dire sa liberté réalisée.
Selon l’approche par les capabilités, on utilise donc deux bases d’information que l’on résume par ces deux mots : accomplissements et liberté. C’est ainsi parce qu’il existe une différence profonde entre ce qu’accomplit un certain individu car c’était le seul choix possible pour lui et ce qu’il choisit d’accomplir à travers un ensemble de choix possibles.
L’approche par les capabilités pour une société plus juste et plus équitable.
L’approche par les capabilités nous fournit une information sur la qualité de vie de l’individu ou d’une population et en favorisant l’égalité des libertés, cette approche souhaite donner les moyens d’exercer sa liberté et mesure aussi la réalisation de cette liberté. En englobant nombre des avantages des autres théories de la justice, l’approche par les capabilités nous offre une définition de la justice fondée sur la richesse du concept de liberté, cette liberté nécessaire à l’existence de toute société démocratique.
La théorie utilitariste recherche la maximisation des plaisirs du plus grand nombre, autrement dit la maximisation des utilités : si on remplace le terme (utilité) par (liberté) nous obtenons la recherche de la maximisation des libertés. Si on poursuit ce raisonnement, on peut donc affirmer qu’une politique qui offre plus de libertés est préférable à une politique qui en offre moins. L’accès à une plus grande liberté tant au niveau de la disponibilité que de la capacité de l’exercer permet à un individu de maximiser ses utilités et ainsi sa qualité de vie. De là, on peut conclure que le concept de capabilités inclut ce principe des utilitaristes qui est la maximisation des plaisirs du plus grand nombre.
L’approche par les capabilités de Sen s’inspire aussi en partie de la théorie de la justice de Rawls. Le premier principe de Rawls qui réclame: « des libertés de base égales pour tous » trouve sa contrepartie dans l’accès à la liberté que préconise Sen. En outre, la première partie du principe de différence, soit celle des opportunités équitables pour tous est formulée selon l’approche de Sen par la possibilité de faire des choix. Dans le même esprit que Rawls, Sen tient ainsi compte des circonstances de la vie et souhaite le maximum de liberté pour tous, incluant la liberté de choix.
La deuxième partie du principe de différence de Rawls, selon lequel les inégalités doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société, représente l’expression de la fraternité. Cette fraternité, pour Rawls, passe par l’amélioration des institutions politiques qui font disparaître les conflits d’intérêts, les barrières et autres inégalités qui encouragent les citoyens à n’avoir aucune considération pour les demandes des autres. On retrouve chez Sen les mêmes préoccupations. La nécessité d’institutions justes ainsi que la nécessité d’un État qui assure aux citoyens un minimum de ressources permettant d’accéder à une certaine qualité de vie doit passer par l’accès aux libertés substantielles. Pour Sen, tout comme pour Rawls, si cela est assuré, on peut par la suite laisser le mécanisme du marché agir là où il est efficient.
Sen pousse plus loin que Rawls cette idée car il souhaite que l’on évalue l’accomplissement de la liberté en mesurant la qualité de vie. Ainsi, si on reformule en termes rawlsiens la pensée de Sen, on pourrait dire que nous aurons une société juste si ce sont ceux qui sont les plus désavantagés qui bénéficient de la plus grande hausse de la qualité de vie. Les libertés négatives des libertariens sont, d’une certaine façon, elles aussi prises en compte par l’approche par les capabilités. Les libertariens souhaitent l’égalité des libertés négatives ou droits libertariens tandis que l’approche par les capabilités vise en plus de l’égalité des libertés négatives, celle de toutes les libertés. Sen, tout comme les libertariens, reconnaît l’importance de l’efficacité et de la liberté. C’est pourquoi il est en faveur de la liberté du marché, mais seulement là où il est efficient.
Ainsi, pour la répartition des ressources, en utilisant comme base d’information les capabilités, nous tiendrons compte des ressources minimales qui sont nécessaires à l’individu pour exercer sa liberté. Pour le reste, cette approche s’en remet au processus du marché dont elle reconnaît l’efficience pour les biens qui ne sont pas publics ou semi-publics.
C’est que pour avoir une société juste et permettre que les libertés s’exercent, il faut que les biens et les droits tels que la sécurité, la défense et la propriété privée soient assurés par l’État ; mais il faut aussi que l’éducation et la santé soient accessibles à tous pour assurer aux gens les capacités d’exercer leur liberté, en permettant de pallier aux injustices dues aux circonstances dans lesquelles on naît. Sen rappelle que si les sociétés se sont développées, ce développement est en grande partie passé par l’accès à l’éducation et aux soins de santé pour tous.
En conclusion, l’approche par les capabilités est la théorie de la justice qui permet l’existence d’une société plus juste. Tout en incluant les avantages des autres théories de la justice, elle va au-delà en assurant la meilleure qualité de vie pour tous et surtout ce n’est pas seulement en mettant les conditions nécessaires pour que cela advienne mais bien aussi en l’évaluant.
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