L’approche des capabilités est aujourd’hui de plus en plus utilisée dans différents domaines, en théorie de la justice, en développement, en santé publique, en éthique ou en éducation. Elle a été introduite par l’économiste et le philosophe indien Amartya Sen en 1979. Celui-ci a reçu le prix Nobel d’économie en 1998. C’était la première fois que ce prix a été offert à un non-occidental. Son prix a été reconnu comme un plaidoyer pour un retour de l’éthique en économie1 . Après avoir été professeur à Oxford et Cambridge, Amartya Sen est aujourd’hui professeur à Harvard.
La notion de capabilité provient d’une fusion entre celle d’être libre et celle d’être capable. Pour Sen, de nombreux mouvements qui invoquent la liberté ne sont que théoriques, les personnes n’étant pas réellement capables de réaliser ces libertés. Par exemple, même si des adeptes du néolibéralisme affirment que le libre marché fait en sorte que l’accès à la propriété est accessible à toute la population, dans de nombreux cas même des personnes travaillant à temps plein ne peuvent acheter un logement, leur prix étant devenu trop élevé. Pour Sen, différentes politiques – privées, publiques et associatives – doivent être développées pour permettre à toutes les personnes, nanties et modestes, d’accéder à un logement. Sa notion de liberté appelle donc aussi celle d’égalité. De façon similaire, l’anthropologue libertaire David Graeber a proposé que si la notion de liberté doit permettre à chaque personne de formuler ses propres choix, celle d’égalité doit permettre à chaque personne de pouvoir accéder à des ressources pour réaliser ces choix 2.
Dépasser le PIB
Amartya Sen a aussi proposé la notion de capabilité afin de dépasser celle d’utilité. Cette notion est centrale dans l’idéologie actuelle en science économique, qu’elle soit néoclassique ou néolibérale. Cette idéologie présuppose que l’être humain est un être qui calcule son utilité financière, c’est-à-dire son profit potentiel, avant chaque décision et action. Selon cette idéologie, la seule responsabilité demandée aux entreprises est de maximiser leurs profits, selon Milton Friedman. De même, pour les gouvernements, la chose la plus importante à réaliser est, prétendument, d’accroître la croissance économique. Par exemple, le gouvernement actuel du Québec nous exhorte à gagner les mêmes « gros salaires » qu’en Ontario. Cette obsession au rendement financier s’observe aussi dans de nombreux autres domaines. Aujourd’hui, certaines professions sont choisies non pas par choix personnel, mais parce qu’elles sont payantes. Et des livres à succès vantent l’enquête financière à réaliser sur une personne avant de tomber en amour avec elle.
Amartya Sen a conseillé de dépasser le PIB dès 1979. Avec des collègues, il a proposé l’Indice de Développement Humain (IDH) qui combine des mesures économiques avec des données sur la santé des populations et leur niveau d’éducation. Cet indice est calculé pour chaque pays et chaque année par le PNUD des Nations unis depuis 1990. Il démontre qu’une seule mesure économique mène à des conclusions biaisées. Par exemple, si les États-Unis avaient en 2021 le plus gros PIB de toutes les nations, l’IDH de ce pays n’était que 21ième au niveau mondial. Il est clair que le développement économique ne garantit pas à lui seul la santé et l’éducation des populations, sans parler de la santé de l’environnement naturel.
Même si cette mesure de l’IDH présente encore des limites, elle démontre qu’une alternative au PIB est effective depuis 1990. Aujourd’hui d’autres mesures et critères ont été proposés dans une tentative de mieux balancer les réalités économiques avec d’autres, incluant la santé, l’éducation, l’écologie, l’équité, la sécurité, etc.
Le développement comme un élargissement des libertés
Le travail de Sen et de ses collègues a aussi modifié durablement notre conception du développement, en rajoutant à l’utilité économique la notion plus large de capabilité. C’est ainsi que le développement est aujourd’hui considéré par les Nations Unies comme mettant « l’accent sur l’élargissement des libertés et des possibilités offertes à chaque être humain plutôt que sur la croissance économique » 3.
Elle est en train de révolutionner tranquillement et pacifiquement notre conception du développement. Cette approche a, par exemple, modifié les critères internationaux retenus pour évaluer le développement humain depuis 1990. Elle est, de plus, au centre des nouveaux « Objectifs de développement durable », définis par les Nations Unies en 2015, comme nous le verrons dans le prochain article. Sen et Nussbaum sont aussi tous deux fondateurs de la Human Development and Capability Association qui fait la promotion de cette approche à travers le monde.
Il est aussi important de souligner que, contrairement à la théorie de l’utilité, supposée objective et exhaustive, l’approche des capabilités n’est pas présentée comme universelle, c’est-à-dire identique à travers le temps et l’espace. Cette approche n’utilise donc pas une prétendue liste de biens premiers, supposés identiques pour toutes les personnes. De plus cette approche se refuse d’utiliser la pensée magique, prétextant qu’une seule variable est responsable du progrès, comme celle de la maximisation des profits. Ce faisant elle s’oppose de façon radicale à l’idéologie dominante en économie et en affaires.
Les contributions de Martha Nussbaum
Martha Nussbaum est l’une des philosophes les plus respectées au niveau international. Professeure de droit et d’éthique à l’université de Chicago, spécialiste de la philosophe antique, notamment Aristote, elle a beaucoup contribué à l’approche des capabilités, Elle reconnait qu’une liste définitive des capabilités est impossible à établir, vu les différences culturelles et sociales existantes entre les sociétés. Cependant, elle a proposé une liste tentative de 10 capabilités, qui se doit d’être adaptée à chaque situation4 :
1. La vie. Être capable de mener une vie qui vaut la peine d’être vécue et d’une longueur normale.
2. La santé du corps. Être capable d’être en bonne santé, incluant une nutrition et un abri convenables.
3. L’intégrité du corps. Être capable de se déplacer librement, d’être en sécurité et d’avoir des possibilités de satisfaction sexuelle et de choix de reproduction.
4. Les sens, l’imagination et la pensée. Être capable de les utiliser de manière vraiment humaine, ayant reçu une éducation adéquate.
5. Les émotions. Être capable de s’attacher à des choses et des gens.
6. La raison pratique. Être capable de se former une conception du bien et du mal, ayant une liberté de conscience et de culte.
7. L’affiliation. Être capable d’être empathique avec autrui et avoir des bases sociales du respect de soi.
8. Les autres espèces. Être capable de vivre en relation avec les animaux, les plantes et le monde naturel.
9. Le jeu. Être capable de rire, de jouer, de jouir des loisirs.
10. Le contrôle sur son environnement. Être capable de participer à la vie politique, de jouir des droits de la propriété, de travailler de façon humaine et de recevoir une compensation financière adéquate et équitable.
Il est notable que la liste proposée par Martha Nussbaum, à titre indicatif, est résolument plurielle. Cette liste n’est pas définitive et ne tente pas d’évaluer si une politique est capabilisante ou non, en établissant un score optimal. Différemment, Nussbaum propose cette liste comme des possibilités susceptibles d’élargir les libertés des personnes et ainsi enrichir les décisions.
Libertés négatives et positives
Un trait essentiel, dans cette approche des capabilités, est sa conception large des libertés. Sen et Nussbaum font tous deux une distinction importante entre les libertés « négatives » et les libertés « positives »5 . Les libertés négatives tentent d’exclure l’ingérence d’autrui. Par exemple, la volonté de réduire le plus possible le rôle de l’État, dans l’idéologie néolibérale, provient en partie de cet attachement à cette conception négative des libertés. Dans certains cas, la notion de liberté est alors réduite à celle de « libarté ».
Différemment, les libertés positives s’ajoutent à celles négatives et visent à accroître les capabilités des personnes, leurs possibilités concrètes de vie. Bénéficier d’une éducation gratuite ou peu coûteuse, par exemple, ou avoir accès à des soins médicaux de base, sont des libertés positives. Elles permettent potentiellement à des personnes d’exercer des choix auxquels elles attribuent de la valeur, car elles sont, dans l’exemple pris, capables de lire et de s’instruire, ou car elles demeurent en santé, grâce, en partie, à un système de santé publique.
Cette notion de liberté positive est très importante pour évaluer le rôle d’un État. L’accroissement du secteur privé dans le système de santé, par exemple, peut faciliter les soins aux classes nanties, mais aussi réduire les capabilités disponibles aux classes plus modestes, par manque de moyens financiers. De même, l’accroissement des frais en éducation peut favoriser la qualité de l’éducation dispensée aux classes nanties, mais aussi diminuer les capabilités des classes plus modestes, de nouveau par manque de moyens financiers.
Il est à noter qu’actuellement au Québec, le secteur privé gagne en importance à la fois dans le système de santé et celui de l’éducation. Cette tendance réduit ainsi les capabilités d’une partie importante de la population. Elle va, de plus, à l’encontre de ses droits pour recevoir de façon équitable des services adéquats en santé, en services sociaux et en éducation.
Thiery Pauchant est membre du C.A. d’Attac Québec et professeur honoraire à HEC Montréal où il a fondé la Chaire de management éthique. Auteur de plus de 200 articles et de 13 livres, il fait la promotion de l’économie sociale et durable, notamment via Attac Québec, le CIRIEC au Canada, l’Institut Veblen à Paris et l’UNDP aux Nations Unies.
Notes
- Amartya Sen, L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 1999.
- David Graeber, Comme si nous étions déjà libres (Trad. A. Doucet), Montréal, Lux Éditeur, 2014, p. 270.
- Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Indices et indicateurs de développement humain, 2018, p. iii, disponible en ligne.
- Martha Nussbaum, Capabilités, Paris, Climats, 2012, p. 55-57.
- Amartya Sen, L’Idée de justice, (Trad. P. Chemla), Paris, Champs Essais, 2012, p. 341-342.
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