Les dernières années auront été marquées par les mesures de «réingénérie de l’État» imposées par les gouvernements successifs tant au Québec qu’au Canada. La hauteur des coupes n’aura eu d’égal que les commentaires rassurants du gouvernement sur les impacts de celles-ci. Les uns après les autres, les services publics furent attaqués, les montants investis drastiquement coupés, les conditions de travail remises en question. Pourtant, lorsque des voix s’élèvent contre ces mesures draconiennes, elles sont taxées de gâtées, de malhonnêtes ou encore de déconnectées de la réalité. Du même souffle, nos gouvernements font l’éloge de nos démocraties libérales qui les ont portés au pouvoir, légitimant leurs actions en les présentant comme la volonté d’une majorité sans laquelle ils n’auraient jamais été en mesure d’agir, et se présentent comme un gouvernement ouvert à la critique et au dialogue. Les coupures, loin de se limiter au «gras» de nos services publics, risquent au contraire de porter atteinte à toute une branche de droits acquis de haute lutte, mais qui n’ont jamais acquis un statut aussi flamboyant et intouchable que d’autres droits possèdent depuis bien longtemps. En effet, si les droits civils et politiques (tel que les droits à la protection, de s’assembler, ou encore la liberté d’expression, par exemple) ont de tout temps été à l’avant-scène de la lutte pour les droits de la personne, cela ne veut pas dire que les droits sociaux sont de simples privilèges. Il n’est pas question ici de revenir sur les conséquences des mesures d’austérité ou encore sur le manque de légitimité du gouvernement québécois actuel, sujets qui ont déjà été abordés à de nombreuses reprises sur autant de tribunes, mais plutôt de replacer les mesures d’austérités dans un cadre plus large : celui des droits sociaux qui codifient, dans une large mesure, les éléments essentiels d’une vie saine et digne à tous et à toutes. Ces mêmes droits qui sont aujourd’hui instrumentalisés ou poussés sous le tapis par nos gouvernements et qui sont, dans bien des cas, relégués au niveau de concessions accordées uniquement en temps d’abondance.
Les droits de la personne sont typiquement regroupés en deux grandes branches égales tant dans leur portée qu’au niveau des obligations qu’elles créent. Alors que les premiers, les droits civils et politiques, visent à garantir la participation active de chaque individu à la vie publique de l’endroit où il vit ainsi que sa protection face à des traitements cruels ou arbitraires, les droits sociaux visent plutôt à garantir un certain niveau de vie à la population en lui garantissant des services accessibles et des conditions de travail dignes. On pourrait donc aisément convenir qu’il s’agit des deux revers d’une seule médaille. Pourtant, alors que les droits politiques ont toujours fait l’objet d’une grande attention tant au Canada qu’au Québec, les droits sociaux n’ont jamais eu le même traitement. Il n’a en effet jamais été question d’inscrire le droit à l’éducation ou à des services de santé gratuits et de qualité dans la Constitution alors que la liberté d’expression et d’association ou encore le droit de vote y figurent depuis toujours. Cette inégalité fait d’ailleurs bien l’affaire des gouvernements, puisque les droits sociaux ont tendance à être bien plus engageants que les droits civils et politiques, qui peuvent souvent être garantis par de simples législations ou codes de conduite stricts. Il n’en reste pas moins que, comme le stipule la Convention de Vienne sur les droits de l’Homme de 1993 à l’article 5, «Tous les droits de l’homme sont universels, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter les droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité en leur accordant la même importance».
Le fait de jouir d’un système de santé efficace et accessible, d’une éducation de qualité, de normes du travail équitables et respectueuses ou encore d’un logement bien desservi et sain a donc la même importance que d’assurer la présomption d’innocence ou encore le droit de vote. Il est donc profondément déplorable que les droits sociaux soient toujours les premières victimes des politiques de nos dirigeantEs. Il est pourtant bien difficile de considérer que la vitalité démocratique est préservée si une grande proportion de la population n’a pas les moyens de se tenir informée, de développer son esprit critique ou encore si son esprit est accaparé par des besoins de base mal comblés. Au-delà de « cadeaux » que nous nous faisons, c’est de notre cohésion sociale elle-même dont il est question lorsque l’on parle de droits sociaux. Bien plus que de simples cadeaux que nous nous offrons collectivement, ces droits se veulent les protections les plus efficaces contre certaines des pratiques les plus horribles de notre histoire. À l’image du droit du travail qui est né des souffrances inimaginables des classes ouvrières durant les premières phases de l’industrialisation, les autres droits sociaux se veulent aussi être des solutions aux plus grands maux de notre passé. Qu’il s’agisse d’une parade aux discours faciles et populistes, à la ségrégation raciale ou de genre ou encore d’un coup durable à cette violence extrême qu’est la pauvreté, les droits sociaux sont avant tout porteurs de cet espoir intarissable que nos valeurs collectives ne sont pas que des utopies. Peut-être notre grande richesse nous fait-elle perdre de vue leur caractère fondamental au développement de notre société?
Quoi qu’il en soit, il semble difficile d’être fier de nos protections sociales dans le contexte actuel. Le grand débat sur les frais de scolarité qui a toujours lieu malgré cinq années de lutte acharnée le démontre bien. Au droit garanti internationalement d’avoir un système d’éducation accessible à tous et à toutes de manière égale, les tenants de hausse des frais de scolarité ont répondu par des arguments économiques basés sur une lecture partisane. Le fait que le Québec possède les frais de scolarité les plus bas au Canada (après Terre-neuve) ne devrait pas être un argument en faveur de la hausse, mais plutôt la preuve irréfutable que, en éducation à tout le moins, le Québec est sur la bonne voie. Pourtant, c’est l’inverse qui arrive. Le fait que l’on demande aux étudiantEs de payer «uniquement» 10% des frais associés à leur scolarité permet à certainEs de les présenter comme des enfants gâtés qui refusent de se sacrifier au nom de notre pérennité collective. Cette tendance à présenter les défenseurEs de droits sociaux comme des personnes déconnectées de la réalité économique de la province est à la fois une tendance dangereuse et fort discutable. Pourtant, le PIDESC (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) explicite à l’article 13 ce qui forme le droit à l’éducation. L’éducation supérieure «doit être rendue accessible à tous […] notamment par l’instauration progressive de la gratuité». Le fait d’aller à contresens de cette obligation internationale du Canada (partie depuis 1976), sans être surprenant vu le peu de cas que les néolibéraux font des droits sociaux, n’en reste pas moins un exemple frappant de l’évolution de la pensée de nos dirigeantEs depuis les 40 dernières années.
Cependant, l’augmentation des frais de scolarité n’est pas la seule atteinte qui témoigne du recul du droit à l’éducation au Québec. L’augmentation du nombre d’élèves par classe, la diminution des services aux élèves en difficulté d’apprentissage, la détérioration de nos écoles ainsi que la compétition entre les écoles publiques et privées sont autant de symptômes de la gravité du délaissement dont souffre aujourd’hui notre système d’éducation. La situation en est à ce point accablante que le Québec a reçu en 2016 le triste titre de province dont le système d’éducation est le moins équitable au Canada selon le Conseil supérieur de l’éducation!
Comme l’exprime si clairement la Déclaration de Vienne citée ci-haut, aucun droit n’évolue seul. Leur interrelation ainsi que leur interdépendance font que tous souffrent du recul d’un seul. Un recul du droit à l’éducation aura donc des conséquences sur une multitude d’autres droits sociaux. De par leur nature protectrice, tout recul des droits sociaux touchera toujours plus fortement les populations les plus pauvres ou les plus vulnérables. En effet, les personnes aisées financièrement sont typiquement capables de recourir au privé pour garantir la plénitude de leurs droits. Les plus grandes victimes seront donc toujours les populations qui dépendent d’un système public de qualité afin de pourvoir à leurs besoins. Or des établissements aux prises avec des problèmes de moisissure, d’humidité ou de chauffage posent de grands risques pour la santé des élèves et des professionnels qui s’y côtoient. Dans la même optique, la surpopulation étudiante dans certaines écoles et le manque d’encadrement met à risque la santé mentale des élèves comme du corps professoral. Un désintéressement prolongé de la part de nos politicienNEs en éducation cause donc des atteintes parfois graves à la santé. Dans les cas les plus extrêmes, c’est carrément leur droit à la dignité qui est atteint tant le simple fait de devoir œuvrer dans un tel environnement est dévalorisant.
Il est aussi à noter que le désengagement de notre gouvernement en éducation met aussi à mal les conditions de travail des employéEs de notre s
ystème d’éducation, lesquelles sont dans une certaine mesure aussi garanties par les Conventions encadrant les droits sociaux (tel qu’à l’article 7 du PIDESC, par exemple). À l’inverse aussi, des mesures portant atteinte à d’autres droits garantis nuisent aussi à une éducation accessible et de qualité. Par exemple, un enfant devant faire de longs trajets pour se rendre à l’école ou vivant des difficultés à la maison tels que la faim ou vivant dans un logement inadapté à sa situation familiale sera en effet dans une situation où il lui sera très difficile de profiter pleinement de son éducation.
C’est en raison du caractère indissociable des droits humains qu’il est difficilement concevable que les arguments du gouvernement selon lesquels les coupes dans les services publics ne causent aucune atteinte à l’accessibilité et à l’efficacité de nos services publics ne soient autre chose qu’une preuve supplémentaire de la déconnexion de celui-ci face à la réalité. Une limitation inconsidérée de l’un d’eux aura forcément des conséquences sur tous les autres. Ultimement, c’est notre filet social lui-même qui est intégralement attaqué, malgré la prétendue précision des coupes. Il n’est pas simple de déterminer les conséquences exactes qu’aura un te l régime sur la capacité des plus vulnérables d’entre nous à continuer de jouir de ces droits qui faisaient notre fierté par le passé, ce qui rend d’autant plus déplorable de constater le peu de cas qu’en fait notre gouvernement et l’approche cavalière avec laquelle il va de l’avant. Ce qui est certain cependant, c’est qu’encore une fois, ce seront les plus pauvres et les plus vulnérables qui en feront les frais les premiers. Pour bon nombre d’entre-deux, ils souffrent déjà, et le silence de certains de nos élus face à leur déni de droit est en lui-même éloquent. Alors que de nombreuses obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne sont encore insuffisamment défendues faute d’un cadre législatif suffisant, il est éloquent que le projet de loi mettant en application le tout dernier traité de libre-échange du Canada soit, lui, déjà bien avancé. Les priorités à la bonne place disent–ils ? Je laisse l’avenir en décider.
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Benjamin Aucuit termine présentement un baccalauréat en relations internationales et en droit international à l’UQAM. Stagiaire à Attac il s’investit sur la question du libre échange en participant à des campagnes d’éducation populaire, de mobilisation et de contre-argumentation.
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