L’appel explicite à une «décroissance soutenable» ou «conviviale» a été lancé il y a un peu plus de 15 ans maintenant, en Europe d’abord. Et il a été lancé surtout contre l’idéologie du «développement durable». Selon les «objecteurs de croissance», le projet d’un «développement durable» représente en effet un triple danger.
Polluer moins pour polluer plus longtemps
En premier lieu, ce projet laisse entendre qu’une croissance économique infinie dans un monde fini serait possible. Bien qu’il n’y ait pas de lien linéaire entre la croissance économique (mesurée en monnaie) et la dégradation de notre habitat terrestre, on ne peut prétendre produire toujours plus de marchandises sans utiliser toujours plus de «ressources naturelles» ni produire toujours plus de déchets. Au mieux, disent ironiquement les objecteurs de croissance, le développement durable permettra de «polluer moins pour polluer plus longtemps». Mais les limites biophysiques de la planète finiront par stopper cette course à la production de marchandises. Et ces limites sont déjà atteintes, pour une part d’entre elles au moins.
En réalité, on constate que l’idéologie du développement durable n’a même pas permis de «polluer moins» depuis que les grandes organisations internationales l’ont promue à la fin des années 1980 . Ce qui ne veut pas dire que cette idéologie est restée sans effet. Au contraire. Elle a calmé une bonne part des inquiétudes qui se sont exprimées avec force en Occident, au moins depuis les années 1960, concernant le caractère destructeur de notre civilisation, et elle a canalisé une part de la volonté de changement qui s’exprimait à cet égard vers des projets réformistes.
Le développement durable a servi en somme d’anxiolytique sur le plan psychologique et de contre-feu ou d’éteignoir sur le plan politique. En ce sens, c’est une idéologie dangereuse, parce que pendant que nous dormions paisiblement ou que nous contemplions avec soulagement le joli dessin des «trois piliers du Développement durable», la destruction a continué et a même accéléré, si l’on en croit tous les chiffres qui sortent à ce sujet. Si l’on veut éviter de rendre inhabitable la planète Terre à une grande partie ou à la totalité de l’espèce humaine, il est grand temps de se réveiller. La décroissance est d’abord un slogan provocateur qui veut susciter ce réveil!
Faire durer un monde injuste
Mais il ne s’agit pas seulement de rappeler qu’une croissance infinie est impossible. Les partisans de la décroissance soutiennent par ailleurs que la croissance n’est pas souhaitable, pour des raisons de justice.
Contrairement à ce que présuppose l’idéologie du «développement durable», la croissance n’est pas au service du bien-être de l’humanité. Elle est au service du Capital. Elle est une exigence du Capital. Or, le Capital est un rapport social et ce rapport social est un rapport d’exploitation, comme Marx n’a eu de cesse de le montrer. Une minorité contrôle les moyens de production ce qui force la majorité à travailler au profit de cette minorité si elle veut obtenir de quoi vivre. C’est sur cette base pour le moins inégale que repose la course à la production de marchandises.
Il faut ajouter à cela le fait que ce rapport d’exploitation s’est doublé dès son origine, au sein de la classe ouvrière en devenir, d’un rapport d’exploitation des femmes par les hommes. Comme Silvia Federici et d’autres féministes marxistes le rappellent, l’accumulation capitaliste n’a été possible que parce que les femmes ont assumé gratuitement la «reproduction» de la force de travail des hommes exploitée dans le rapport salarial. Absolument essentiel au capitalisme, ce travail «invisible» (préparation des repas, entretien ménager, soins de santé, éducation des enfants, manifestations d’affection, etc.) a été imposé aux femmes au nom de « l’amour » et de « l’instinct maternel ».
On ne doit pas oublier non plus que la croissance fabuleuse des derniers siècles est indissociable de formes d’exploitation entre humains encore plus violentes, telles que l’esclavage, le servage ou encore le péonage, qui n’ont jamais cessé d’exister jusqu’à aujourd’hui, au moins sur les marges du monde occidental. Enfin, outre ces rapports entre humains qui contredisent l’idéal égalitaire que l’on trouve en principe au fondement de nos sociétés, l’exploitation industrielle de la nature se traduit par des rapports avec les autres animaux qui posent eux aussi des problèmes en termes de justice. D’une part, la course à la production de marchandises favorise la destruction massive des animaux sauvages. Elle tend à nier leur droit à l’existence. D’autre part, elle repose sur la production industrielle d’animaux d’élevage à qui on impose des conditions de vie effroyables, véritablement barbares.
Contrairement à ce que prône l’idéologie du développement durable, il faut donc refuser la croissance, non seulement parce qu’elle menace nos conditions d’existence sur terre, mais aussi parce qu’elle est indissociable d’injustices graves entre humains d’une part et entre animaux humains et non-humains d’autre part.
La technoscience au pouvoir
Enfin, les objecteurs de croissance reprochent à l’idéologie du développement durable d’être bien trop technophile. Les partisans de cette idéologie attendent beaucoup en effet de la techno-science et des experts pour éviter ou limiter les catastrophes écologiques.
Il n’est pas sûr du tout que la technique puisse nous sauver sur le plan écologique. Le problème est particulièrement évident dans le cas de l’énergie : contrairement à ce que nous répètent tous les marchands d’espoir qui occupent ce qu’il reste d’espace public, nous sommes actuellement dans l’incapacité totale d’accomplir la transition énergétique. Nous ne pouvons maintenir nos capacités de production actuelles sans les énergies fossiles dont nos machines dépendent encore à 80%. Ces énergies présentent en effet des caractéristiques physico-chimiques proprement extraordinaires. Elles n’ont donc pas de réels substituts. Mais l’avenir est inconnaissable et on ne peut écarter totalement l’éventualité d’une série de miracles technologiques, même si les signes d’un tel salut se font attendre.
Ce qui est certain, c’est que le déploiement et l’expansion continuelle de la techno-science présentent une menace grave pour notre liberté, entendue ici au sens de la capacité à décider de nos manières de vivre ensemble. La croissance des derniers siècles repose en effet sur la prolifération de machines qui constituent aujourd’hui une mégamachine dont nous faisons partie intégrante et au service de laquelle nous déployons des efforts individuels et collectifs toujours plus colossaux. Pensons notamment à tout ce qu’il nous faut faire pour garantir à cette mégamachine l’énergie qu’elle réclame. Dans une large mesure, nous sommes devenus les moyens de nos outils. Parier sur des solutions techniques toujours plus sophistiquées pour limiter la catastrophe écologique, c’est renoncer encore un peu plus à notre liberté.
Les objecteurs de croissance ne se soucient donc pas seulement de sauver notre maison planétaire. Cela n’en vaut la peine que si l’on peut y vivre dans le respect des deux valeurs essentielles sur lesquelles nos sociétés sont en principe fondées, l’égalité et la liberté. Or, ces préoccupations sont bien trop discrètes dans le discours et dans les projets qui se revendiquent du «développement durable». Surtout, ces projets ne remettent jamais en question les institutions fondamentales de notre civilisation, comme si l’on pouvait tout changer sans rien changer vraiment à nos manières de vivre ensemble.
Il faut faire la révolution!
Le «développement durable» participe en fait de ce que le sociologue Bertrand Méheust appelle la «politique de l’oxymore», qui consiste à utiliser systématiquement cette figure de style qu’est l’oxymore pour tenter de nier ou d’occulter les contradictions profondes de notre monde. C’est la fonction sociale d’expressions telles que : «croissance verte», «économie sociale», «finance éthique», «économie du partage», «entrepreneuriat social». Nous ne pourrons pourtant dépasser ces contradictions qu’en inventant d’autres mondes, radicalement différents du nôtre, c’est-à-dire en faisant la révolution! <img682|center>
Il s’agit non pas de faire du «développement durable», mais de rompre avec l’obsession du développement; non pas viser une «croissance verte», mais arrêter la course à la croissance; non pas «démocratiser l’économie», mais sortir de l’économie; non pas faire de «l’économie sociale», mais socialiser nos moyens d’existence; non pas inventer une «finance éthique» ou «responsable», mais cesser de faire de l’argent avec de l’argent; non pas pratiquer «l’économie du partage», mais partager vraiment ce dont nous avons besoin pour vivre dans la dignité; non pas faire de «l’entrepreneuriat social», mais en finir avec l’entreprise.
Cette remise en question de l’entreprise en particulier est essentielle. Comme le soutient le sociologue Andreu Solé, tout indique en effet qu’elle constitue la principale force organisatrice de notre monde et la cause des maux évoqués plus haut. La «gauche», en continuant à se donner pour cible le «marché», poursuit une chimère (l’entreprise fait disparaître le marché) et a donc perdu d’avance ses combats. Si nous tenons vraiment à la vie, à la justice et à la liberté, il faut avant tout s’attaquer à la centralité de l’entreprise dans nos vies et dans nos sociétés.
Pour ce faire, il y a d’abord une reconquête spatiale à mener, notamment sous la forme de luttes contre l’envahissement publicitaire, contre les paradis fiscaux ou plus largement contre la libre circulation des capitaux et des marchandises. Mais nous devons aussi reconquérir ce temps dont l’entreprise nous dépossède largement – les vacances elles-mêmes n’étant jamais qu’un temps de consommation et de récupération pour le travail. D’où la pertinence de militer pour une réduction significative du temps de travail sans perte de revenu et/ou pour des dispositifs tels que le revenu inconditionnel d’existence.
A plus long terme, il s’agit de reprendre le contrôle de nos moyens de vivre (ressources naturelles, outils, savoirs) pour que nous ne soyons plus contraints de vendre notre force de travail aux entreprises. Ces moyens pourraient être pris en charge collectivement, de façon équitable, soutenable et démocratique, sur le modèle des «communs», qui représente une voie de sortie prometteuse de l’alternative propriété privée/propriété collective dont nos sociétés sont prisonnières depuis trop longtemps.
Yves-Marie Abraham est professeur aux HEC Montréal, ou il enseigne la sociologie de l’économie et mène des recherches sur le thème de la décroissance. Écrivant pour diverses publications, il a codirigé (avec Hervé Philippe et Louis Marion ) l’ouvrage Décroissance versus développement durable. Débats pour la suite du monde (Écosociété, 2011).
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