Bulletin, avril 2024

L’agriculture est en souffrance...

par Catherine Pepin

L’agriculture est en souffrance un peu partout dans le monde. Cette souffrance s’exprime aujourd’hui en Europe par de grandes manifestations. Mais quelles sont les revendications de ces travailleurs qui nous nourrissent ? Quels problèmes rencontrent-ils dans leur pratique ? Quelles solutions pourrions-nous apporter afin que l’agriculture se porte mieux et que nos agriculteurs soient capables de bien vivre de leur travail ? Comment leur donner les moyens nécessaires pour qu’ils puissent concrétiser leurs projets professionnels ? Est-ce que l’approche des capabilités pensée par Adam Smith et développée par Amartya Sen et Martha Nussbaum peut nous apporter des pistes de solutions ? Pour que notre agriculture soit vertueuse et pour que nos agriculteurs soient heureux, réfléchissons à ces questions et essayons d’y répondre.

1.Quel modèle d’agriculture ?

Avant tout, il est fondamental de se demander quel type d’agriculture nous souhaitons : une agriculture néolibérale avec des fermes-usines pour concurrencer les méga-exploitations agricoles des États-Unis, du Brésil ou de l’Australie ou une agriculture régulée avec des fermes familiales à échelle humaine nous permettant de tendre vers une souveraineté alimentaire ?

Si le travail agricole a toujours été exigeant, il l’est d’autant plus lorsqu’il s’inscrit dans une économie néolibérale. Avec la multiplication des traités de libre-échange depuis les années 90, l’agriculture québécoise a subi d’importantes mutations. En effet, ces traités entrainent un dumping social et un dumping environnemental. Pour être compétitif avec l’agriculture mondiale, il faut produire toujours plus pour toujours moins cher. Les agriculteurs doivent donc augmenter leurs rendements et pour cela ils sont encouragés à s’endetter, à s’agrandir, à utiliser des engrais et des pesticides et à cultiver des espèces de céréales génétiquement modifiées tout en respectant les lois environnementales en vigueur sur le territoire. Actuellement au Québec, Run de lait, une pièce de théâtre documentaire de l’auteur et comédien Justin Laramée, fait la tournée des régions et traite de la détresse psychologique des producteurs laitiers. On y explique le système de gestion de l’offre (un modèle protectionniste québécois) menacé par le dernier traité de libre-échange avec les États-Unis. Sachant que le lait est la production la plus importante au Québec et que durant les 20 dernières années nous avons perdu la moitié de nos fermes laitières, nous sommes en droit de nous questionner sur la corrélation entre la multiplication des traités de libre-échange et la crise de notre agriculture. Les règles économiques néolibérales favorisent les grands groupes de l’industrie agroalimentaire et de la distribution. Ce sont eux qui engrangent les bénéfices pendant que les agriculteurs servent de variable d’ajustement afin que les consommateurs puissent conserver un pouvoir d’achat acceptable.

Heureusement, d’autres modèles agricoles existent. Une agriculture régulée, rétablissant une gestion de l’offre, mettant en place des systèmes de quotas et garantissant une juste rémunération du travail et des aliments, protègerait les agriculteurs de la concurrence internationale et permettrait du reprendre le contrôle de notre assiette. Un modèle agricole régulé permettrait également de diminuer l’impact environnemental des échanges internationaux. En 2021, 45% des poulets consommés en France étaient importés d’autres pays [1] alors que le produit agricole le plus exporté par la France est le poulet. Absurde ? C’est la réalité. En plus d’augmenter les déplacements de marchandises, une grande partie des poulets consommés par les Français ont donc été élevés sans respecter les règles sanitaires et environnementales auxquelles les éleveurs de poulets français sont soumis. Une gestion de l’offre avec un système de quotas permettrait d’avoir un meilleur contrôle sur la qualité de notre alimentation, de limiter collectivement notre impact sur l’environnement et de tendre vers la souveraineté alimentaire. On mange nos poulets et si nous avons un excédent, on l’exporte. Logique.

2. Mouvements sociaux dans le monde

En Inde, en 2020, les fonctionnaires se sont joints aux agriculteurs en prenant part à la plus grande grève de l’histoire de l’humanité. Pas moins de 250 millions de travailleurs et des millions de paysans ont bloqué la capitale pour protester contre les réformes néolibérales (privatisation, dérèglementation) mises en place par le premier ministre Narendra Modi [2].

Ces réformes favoriseront les grandes entreprises de l’agroalimentaires. L’application des réformes permettra à ces dernières de stocker les céréales et de spéculer sur les prix. Cela aura pour conséquence d’asphyxier les petits agriculteurs, car ces derniers n’auront plus de prix minimum garanti pour leurs récoltes. Les grandes exploitations agricoles pourront ainsi acheter les petites fermes et gagner des parts de marché. C’est ça le néolibéralisme ! La protestation a duré plus d’un an et en novembre 2021 le Premier ministre Modi annonçait l’abrogation des réformes agricoles votées en septembre 2020.

En France, en mars 2023, 30 000 militants écologistes, selon les organisateurs, protestent contre l’implantation de méga-bassines à Sainte-Soline [3]. La répression est violente. Dans le cortège, des manifestants de la Confédération paysanne (syndicat d’agriculteurs) sont présents. Ils revendiquent un partage équitable de l’eau et la préservation des nappes phréatiques. Les méga-bassines sont des retenues d’eau à ciel ouvert. Si l’eau de pluie ne suffit pas, on pompe l’eau des nappes phréatiques. Le problème est que cette eau est captée pour subvenir aux besoins en eau des grands céréaliers qui font de la monoculture intensive et il ne reste rien pour les petits maraîchers. De plus, l’utilisation de ces méga-bassines perturbe le cycle de l’eau et les écosystèmes environnants.

En Europe, depuis quelques mois, les agriculteurs crient leur souffrance. Financièrement, c’est l’impasse. Cependant, leurs revendications sont différentes : les plus grands producteurs demandent moins de normes environnementales (baisse des taxes sur le gaz, autorisation des néonicotinoïdes, dérèglementation des jachères, autorisation des méga-bassines, des semences OGM, etc.) pour être plus compétitifs sur le marché mondial, les petites fermes familiales demandent la fin des traités de libre-échange et la mise en application de lois protectionnistes sur les produits agricoles. En France, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), l’équivalent de l’Union des producteurs agricoles au Québec (UPA), après avoir négocié avec le gouvernement quelques primes et la fin (ou la suspension) de lois sur la protection de l’environnement, demande à ses membres de rentrer chez eux. Au même moment, nous apprenons que le président de la FNSEA a des intérêts financiers dans l’industrie agroalimentaire et qu’il souhaite le maintien des accords de libre-échange. Ce sont deux classes d’agriculteurs et deux modèles d’agriculture qui s’affrontent. Cependant, l’objectif n’est-il pas le même ? Les agriculteurs veulent bien vivre de leur travail, ils ne veulent plus survivre.

3. Pistes de solutions possibles : l’approche capabiliste

L’approche capabiliste peut être une avenue pour une agriculture plus juste. Cette approche tend à ce que la population devienne plus libre et capable de se réaliser. Or, aujourd’hui, les agriculteurs parlent de survie et de charges administratives trop importantes. Ils ne sont plus capables. Pour faire en sorte qu’ils vivent bien de leur travail et qu’ils subviennent aux besoins de leur famille, ils doivent gagner un revenu décent garanti. Sans quoi ils ne pourront ni prévoir, ni s’organiser dans la réalisation de leurs projets de vie personnels et professionnels.

Ce revenu doit prendre en compte les coûts de production et le temps de travail alors qu’aujourd’hui, il dépend surtout des cours mondiaux des matières premières agricoles et des subventions gouvernementales. Il faut changer de modèle. Une intervention de l’État semble nécessaire et compatible avec l’approche capabiliste. Pour Adam Smith, l’État doit intervenir en guidant ou en corrigeant les processus de marché dans certains domaines comme le contrôle de la qualité des produits, la fixation des prix des produits de première nécessité, la distribution de nourriture en cas de famine, l’organisation et la prévention en santé publique ou encore la protection d’industries liées à la production des biens de première nécessité [4] . Les produits agricoles étant, pour la plupart, des produits de première nécessité, l’intervention de l’État est peut-être le levier qui permettrait de mettre en place des solutions pour le monde agricole : prix minimum garanti, lois protectionnistes favorisant la souveraineté alimentaire, normes environnementales, etc.

Le fait de préserver les communs [5], de protéger la biodiversité et de développer une agriculture juste, équitable et respectueuse de l’environnement, permet à l’ensemble de la population d’accéder à des aliments sains et est cohérent avec l’approche capabiliste. Privilégier les circuits courts, l’agriculture biologique, la diversification des cultures, la préservation des sols, des nappes phréatiques, des écosystèmes, toutes ces mesures permettraient de poser les bases du capabilisme. Un cercle vertueux pour contrer le cercle vicieux dans lequel nous enlise le capitalisme.

Conclusion

L’agriculture n’est pas uniquement l’affaire des agriculteurs. Elle concerne l’ensemble de la société, car elle permet de subvenir à un besoin essentiel pour tous : se nourrir. Elle a un impact direct sur la santé publique, sur la biodiversité et sur le bien-être des humains, des animaux et des végétaux. Rendons nos agriculteurs capables de bien vivre pour qu’ils nous permettent de bien nous nourrir.


Catherine Pépin est membre du CA d’Attac. Fille d’agriculteur, elle a grandi sur la ferme familiale. Animatrice depuis l’âge de 11 ans, elle a terminé un baccalauréat en mathématiques en 2000. Elle prend vraiment conscience que nous pouvons agir sur le monde lors du Sommet des Amériques en 2001. Suite à cette prise de conscience, ses interventions en animation s’orientent vers l’éducation populaire. Elle complète une maîtrise en enseignement des mathématiques en 2012 et devient enseignante au secondaire.

Notes

[1Les Échos, juillet 2022

[2Médiapart, novembre 2020

[3Libération, mars 2023

[4Thierry C. Pauchant Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Sa théorie du capabilisme . Dunod 2023 p.127-128.

[5Le retour des communs, le bulletin d’Attac no 57, juin 2018.




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