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Bulletin, avril 2024

L’approche par les capabilités appliquée à la fiscalité

par Chantal Santerre

L’approche par les capabilités vise la plus grande égalité possible des libertés et favorisera pour cela des politiques ayant la plus grande incidence possible sur celles-ci. Et c’est pourquoi, s’il y a des différences, il faudra qu’elles soient à la faveur des plus défavorisés, ceux-là même qui gagneront le plus d’une augmentation de leurs libertés. De tout cela s’ensuit directement un des rôles que l’on reconnaît généralement à la fiscalité, à savoir celui de redistribuer la richesse.

Selon l’approche par les capabilités un système fiscal est équitable s’il permet d’assurer des opportunités égales pour tous en permettant de financer correctement les systèmes d’éducation et de santé ainsi que les autres biens et services publics ou semi-publics. De plus, dans la manière de percevoir ces impôts, il faut maximiser les libertés en assurant le maximum de qualité de vie pour tous.

Nous n’ambitionnons pas de produire ici un programme complet de ce que pourrait être notre système fiscal : nous proposerons seulement des pistes de solution inspirées de l’approche par les capabilités de Sen. Pour les présenter, nous utiliserons les principales sections que l’on retrouve dans une déclaration de revenus.

Les revenus

Actuellement, notre système fiscal utilise comme base d’imposition les revenus provenant de différentes sources, et non le capital ou la richesse. Les revenus de dividendes et les revenus de gain en capital ne sont pas, comme les autres revenus, imposés à 100 %. On peut donc légitimement dire qu’en ne traitant pas ces revenus de la même manière que les autres sources de revenus, on favorise le capital plutôt que le travail.

Selon le principe d’équité tel que défini par Sen, toutes les sources de revenus devraient avoir le même traitement fiscal.

Nous proposons donc que toutes les sources de revenus soient taxées de la même manière. Et, dans l’esprit du principe d’équité de Sen, toute augmentation de la qualité de vie d’un individu devrait être imposable — et pas seulement le revenu, celui-ci étant une mesure insuffisante de la qualité de vie. Il faudrait donc aussi prendre en considération l’enrichissement global de l’individu.

Pour y parvenir, il faudrait prendre comme base d’imposition l’augmentation de la valeur du patrimoine de l’individu, son enrichissement : cela permettrait de mesurer l’accomplissement de la liberté et pas seulement sa disponibilité. Le revenu de 25 000 $ d’une personne qui possède une maison qui n’est pas hypothéquée et qui possède en plus des placements qui lui rapportent un revenu annuel n’est pas équivalent à celui d’une personne qui doit payer un loyer et qui n’a aucune autre ressource que le fruit de son travail. Ces deux personnes ne devraient pas payer les mêmes impôts.

Les déductions du revenu

La principale fonction du régime fiscal est de générer les revenus nécessaires pour couvrir les dépenses de l’État. Ces dépenses sont le reflet des priorités de la société. Un autre des rôles que l’on peut attribuer au régime fiscal est celui de financer des choix politiques en offrant des déductions pour induire les comportements souhaités. Ces mesures sont souvent appelées « dépenses fiscales » parce qu’elles permettent d’atteindre des objectifs stratégiques au prix d’une réduction des revenus fiscaux, une réduction des revenus étant l’équivalent d’une dépense.

Pour les individus, les dépenses fiscales sont des déductions qui viennent réduire le revenu total. On obtient ainsi le revenu imposable sur lequel sont appliqués les taux d’impositions qui permettent de calculer l’impôt à payer dans notre régime fiscal actuel.

L’approche par les capabilités propose d’imposer l’enrichissement de l’individu et non son revenu. Il n’existe donc plus de déductions. En imposant l’enrichissement de l’individu, ce n’est que l’augmentation de la valeur de son patrimoine qui est imposé, et donc ce qu’il n’a pas dépensé pour vivre.

Les dépenses, quant à elles, continueraient d’être imposées via la taxe à la consommation. La taxe à la consommation ne serait appliquée que sur les biens non essentiels et pourrait être modulée selon les types de biens de consommation, tout cela en respectant l’approche par les capabilités.

Ce qui n’est pas taxé par ces deux moyens n’est pas taxé du tout.

Donnons un exemple. Si une personne souhaite remettre en don une partie de ses revenus, elle ne s’enrichira pas de cette somme et ne se procurera pas de biens avec elle. Donc cette somme ne sera tout simplement pas imposée pour elle, mais pourra l’être par l’enrichissement qu’elle procurera à une autre personne.

Nous pensons donc que toutes les dépenses fiscales devraient être éliminées. De plus, cela aura pour effet de simplifier la déclaration de revenus et de permettre plus d’équité entre les contribuables.

Des crédits d’impôt non remboursables au revenu de citoyenneté

On retrouve dans les crédits d’impôt personnels le montant personnel de base, les déductions pour les enfants, les personnes à charge et les handicaps, ainsi que les montants payés pour l’assurance emploi, le régime des rentes du Québec et les autres charges sociales. Si on n’impose que l’enrichissement au bilan, ces déductions sont encore une fois déjà déduites indirectement.

Par contre, nous pensons que l’instauration d’un revenu de citoyenneté, qui remplacerait toutes ces déductions personnelles ainsi que tous les différents programmes sociaux — que ce soit l’assurance emploi, les régimes de pension ou la sécurité sociale — permettrait d’assurer un revenu minimum de base qui serait l’équivalent des biens premiers que l’on retrouve chez Rawls et donnerait les moyens de la liberté comme le propose Sen.

De plus, un revenu de citoyenneté n’aurait pas tous les impacts négatifs que peuvent avoir les différents transferts ou autres aides sociales, notamment les effets pervers qui découlent de ce qu’on appelle le ciblage et qui consiste à allouer des ressources seulement aux personnes qui répondent à certains critères. Un revenu de citoyenneté assurerait à chacun un minimum lui permettant de participer à la vie de la collectivité.

Ce revenu de citoyenneté donnerait aussi la liberté aux travailleurs de choisir un emploi de qualité, car ils auraient un revenu minimum qui leur permettrait de faire des choix et aussi d’avoir un réel pouvoir de négociation vis-à-vis des employeurs potentiels. En fait, on peut prétendre qu’une telle mesure augmenterait l’efficience des marchés. Pour que les marchés fonctionnent, les contrats doivent être acceptés librement et sans contraintes. Pour ce faire, il faut qu’il existe des alternatives connues, à des taux et à des conditions intéressantes. En créant une alternative, même minimale, nous insérons dans le système une alternative qui demeure un mécanisme essentiel à l’existence des marchés.

Le revenu de citoyenneté, tel que nous l’envisageons, serait versé à tous les citoyens enfants et adultes. Il faut donc que cette somme soit un minimum. Les citoyens qui ont d’autres besoins en raison de différents problèmes de santé ou d’handicap, continueraient d’avoir accès aux biens et services nécessaires pour assurer leur qualité de vie.

L’impôt à payer

Nous avons vu précédemment que l’assiette fiscale sera constituée de l’enrichissement des individus et des dépenses de consommation non essentielles via les taxes à la consommation. L’impôt à payer s’appliquerait donc à l’enrichissement des individus. Le revenu de citoyenneté serait non imposable puisqu’il ne contribue qu’à assurer le coût des biens et services de base. Par contre, l’enrichissement serait imposé, et ce sans aucune déduction. Chaque dollar qui nous aurait permis de nous enrichir d’une manière ou d’une autre serait imposable. De plus, toutes les déductions sont indirectement non imposées : en effet, si on n’impose plus le revenu mais bien l’enrichissement, alors les déductions auxquelles nous aurions eu droit pour certaines sommes déboursées sont donc des montants non épargnés, et donc non imposables.

Nous avons déterminé précédemment l’assiette fiscale sur laquelle s’appliquerait le taux d’imposition. Il faut maintenant déterminer quel serait ce taux. Pour déterminer le taux d’imposition, il faut connaître nos besoins de financement, qui correspondent aux sommes requises par le gouvernement pour assurer un revenu de citoyenneté, pour financer convenablement l’éducation et la santé et les autres services publics.

Notre base d’imposition étant l’enrichissement, nous pouvons faire le choix d’appliquer un taux unique ou taux proportionnel à l’ensemble de l’enrichissement ou bien appliquer des taux progressifs à différents paliers définis.

Dans la perspective de la définition de l’équité de Sen, nous favorisons l’égalité des libertés, mais des libertés pour tous, ce qui implique aussi les moyens d’exercer cette liberté. C’est pourquoi nous ne voyons pas la redistribution de la richesse comme une entrave à la liberté, mais bien comme un moyen de l’étendre. Nous sommes donc en faveur de la progressivité des taux d’imposition.

La progressivité de l’impôt tient compte de la capacité de payer de chacun et permet de réduire les trop grands écarts de richesse.

Dans sa théorie de la justice, Sen prône l’égalité des libertés et il veut aussi donner les moyens d’exercer cette liberté. De trop grands écarts de fortunes découlent des écarts au niveau des opportunités et, par conséquent, des écarts au niveau des libertés. Dans cette optique, le rôle de redistribuer la richesse qui est celui de l’impôt est donc nécessaire pour assurer l’équité de notre système fiscal.

En résumé, un système fiscal plus équitable s’inspirant des capabilités aurait pour base d’imposition l’épargne et la consommation. Toutes les déductions et autres dépenses fiscales disparaîtraient, puisque nous n’aurions plus pour base d’imposition le revenu. Nous aurions seulement une taxe à la consommation et des taux d’imposition progressifs appliqués à l’enrichissement. Et si cela n’était pas suffisant pour financer le revenu de citoyenneté, l’éducation et la santé il faudrait alors maintenir des assurances sociales prélevées sur les salaires et auprès des employeurs.

Voici de modestes propositions pour poser les bases de ce que pourrait être un système fiscal équitable qui prônerait l’égalité des capabilités et permettrait d’assurer un minimum de qualité de vie pour tous.




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