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Bulletin, avril 2024

L’apport des capabilités aux Nations Unies, dans les entreprises et en éducation

par Thierry Pauchant

L’approche des capabilités ne vise pas seulement une vie meilleure au niveau individuel. Elle implique aussi des changements radicaux au niveau collectif. L’insistance que le développement n’est pas seulement économique mais qu’il vise la croissance des capabilités humaines, se retrouve aujourd’hui dans les Objectifs de développement durable (ODD). Promulgués par plusieurs entités des Nations Unies depuis 2015, ce modèle pluriel présente 17 objectifs de développement pour les nations et les entreprises. La motivation derrière ces ODD n’est pas la maximisation des profits. Elle est de favoriser les capabilités de toutes les personnes, sur une planète en santé, en leur permettant d’accroître leur pouvoir d’agir. Et cette croissance des capabilités est, de par nature, illimitée. Dans cette perspective, un développement est durable quand il permet la croissance des libertés humaines à travers le temps.

Le développement durable humain

Malheureusement, l’appellation « développement durable », introduite dans le Rapport Brundtland de 1987, est souvent mal comprise. Beaucoup de personnes ont cru que ce développement ne mettait l’emphase que sur les enjeux environnementaux. Cependant, les Nations Unies parlaient déjà à l’époque du développement des capabilités pour chaque humain sur la longue durée, de leurs libertés déjà réalisées et de celles potentielles, en harmonie avec la nature. Cette conception sociale implique l’art et la science du politique, dont l’objet est de faciliter ce développement humain au niveau collectif.

Par exemple, les sept premiers objectifs rappellent la nécessité qu’un investissement dit durable ou qu’un nouveau produit ou service durable doit : 1. Diminuer la pauvreté ; 2. Contribuer à l’éradication de la faim ; 3. Promouvoir la santé ; 4. Faciliter une éducation de qualité pour tous ; 5. Favoriser l’égalité des sexes ; 6. Garantir une eau propre ; et 7. Produire une énergie renouvelable à un coût abordable. D’autres objectifs visent la consommation et la production responsable ainsi que la coopération entre les entreprises, les gouvernements et la société civile, soit le privé, le public et le commun.

L’aspect concret de ces objectifs permet à chaque personne de juger si un investissement, un bien, un service ou une entreprise peut être considéré comme durable ou non. Il n’y a pas besoin ici d’explications compliquées faisant appel à une théorie supposément scientifique ou au calcul d’un algorithme prétendument objectif.

Le modèle des ODD présente l’avantage d’être accepté au niveau international. Il ne provient ni d’une nation spécifique, ni d’un parti politique particulier. Il a aussi fait l’objet d’un consensus établi entre des gouvernements, des multinationales, des ONG, des coopératives, des syndicats et des associations, à la fois dans des pays développés et en développement.

Il est évident que la poursuite de ces objectifs demande une certaine rentabilité en entreprise et, dans les collectivités, des coûts raisonnables. Mais dans tous les cas l’objectif n’est pas de maximiser les profits financiers. Bien que certaines nations et entreprises adhèrent au modèle des ODD pour verdir leur image, d’autres sont plus sincères et trouvent dans ces objectifs économiques, sociaux et environnementaux des raisons fondamentales pour agir. Ces raisons visent à rendre les gens capables d’actualiser leurs propres aspirations, tout en réduisant les inégalités sociales et les problèmes environnementaux.

Aujourd’hui, 70 % des entreprises dans tous les secteurs ont commencé à intégrer certains de ces objectifs dans leurs stratégies. Des écoles de gestion tentent également de les utiliser afin de définir un management plus éthique et responsable. Les objectifs les plus populaires, intégrés par plus de 50 % des entreprises participantes, sont : 1. Lutte contre les changements climatiques, 63 % ; 2. Travail décent et croissance économique, 52 % ; et 3. Consommation et production responsables, 51 %. Les objectifs les moins populaires, étant pris en compte par moins d’un quart des entreprises participantes, sont : 1. Paix, justice et institutions efficaces, 23 % ; 2. Vie terrestre, 22 % ; 3. Faim zéro, 20 % ; et 4. Vie aquatique, 16 %.

Malgré le fait que certains de ces chiffres soient encourageants, António Guterres, le secrétaire général des Nations Unies, a déclaré en septembre 2023 que les progrès réalisés sur ces objectifs sont encore trop lents, surtout pour les pays en développement. Il a demandé un nouvel engagement politique et un plan de relance de 500 milliards de dollars.

La résolution des Nations Unies sur l’économie sociale et solidaire

L’an dernier, le 18 avril 2023, les Nations Unies ont adopté une résolution concernant la contribution de l’économie sociale et solidaire (ESS) au développement durable. Le texte souligne que ce type d’économie contribue de façon exemplaire aux ODD et qu’il faut l’encourager.

De nos jours, l’ESS est surtout réalisée par des coopératives, des mutuelles, des associations et des fondations. Mais d’autres types d’organisations sont actuellement en émergence, comme des B-corporations, des sociétés à mission, des firmes à impact sociétal et des entreprises collectives [1]. Ces nouveaux types d’organisations reformulent des tensions déjà présentes dans l’ESS, comme la place du profit en économie sociale, les modalités de gouvernance démocratique ou l’intégration de l’intérêt général dans des projets d’entreprise. Cependant l’ESS vise elle-même à remplacer l’ancienne raison d’agir de la croissance économique par une nouvelle raison d’agir, le « bien-être soutenable » [2] .

Il est encourageant de constater que l’essor de l’ESS est aujourd’hui important dans les organisations, faisant travailler plus d’un milliard de personnes sur la planète. Mais si nous voulons globalement réduire les inégalités actuelles et diminuer nos problèmes environnementaux, il est aussi important de réintroduire l’enseignement de l’économie sociale, solidaire et durable dans nos écoles et nos universités et d’inciter nos gouvernements à y investir.

Aujourd’hui de nombreuses facultés en sciences économiques et d’écoles de gestion promulguent encore l’idéologie dominante en économie. Ceci renforce l’influence des think tanks néolibéraux et des lobbyistes d’affaires. Ce faisant, l’économie sociale est peu enseignée dans nos universités et peu encouragée par nos gouvernements. Mais les choses sont peut-être en train de changer. Depuis 1991, après la dislocation de l’URSS, la guerre froide entre le capitalisme américain et le communisme soviétique s’est estompée. Aussi, avec l’amplification de la crise environnementale, le crash financier de 2017 et la pandémie de 2022, les bienfaits du néolibéralisme sont de plus en plus remis en question [3] . Enfin, même Adam Smith, l’auteur le plus invoqué dans l’idéologie dominante en économie, est de plus en plus considéré aujourd’hui comme un fondateur de l’économie sociale, en faveur du développement des capabilités des gens [4].

La lente redécouverte du capabilisme d’Adam Smith

Les grands anniversaires sont souvent l’occasion de revisiter des vérités qu’on pensait immuables. La publication à la fin des années 1970 de l’œuvre complète d’Adam Smith, célébrant le bicentenaire de La Richesse des Nations (1776), a permis de corriger certaines fausses vérités véhiculées à son sujet. Petit à petit, on a réalisé qu’il associait à l’intérêt personnel des sentiments moraux envers les autres, qu’il était en faveur de l’intervention de l’État dans plusieurs domaines et qu’il n’était pas à l’origine de la fausse théorie de la main invisible du marché. De nombreux auteurs et autrices, se basant sur les textes véritables d’Adam Smith, ont aussi rappelé qu’il n’a jamais employé des expressions qu’on lui attribue cependant souvent, comme capitalisme, néolibéralisme, laissez-faire ou homo economicus.

Autour du tricentenaire de sa naissance (5 juin 2023), le ton s’est même durcit. Des prix Nobel en économie, tels Friedrich Hayek ou Milton Friedman, ont été dénoncés pour leur lecture biaisée de certains textes de Smith. Pour Glory Liu de Harvard, par exemple, Adam Smith a été réduit, surtout après la grande dépression et durant la guerre froide, à un logo afin de défendre le capitalisme américain. Il devint ainsi « le symbole de l’intérêt individuel, du choix et de la liberté » [5].

Cependant et comme dans l’approche actuelle des capabilités, Smith n’a jamais proposé que la seule responsabilité des entreprises était de maximiser leurs profits. L’auteur de La Richesse des Nations a même insisté que la richesse n’est pas réductible à de l’or ou de l’argent. Pour lui, une nation riche se mesurait, comme dans les ODD d’aujourd’hui, par la productivité de ses champs, le nombre de ses emplois, le bien-être de sa population, la progression effective de la justice, l’innovation en sciences ou l’accès pour tous et toutes à une éducation de qualité.

De même, Adam Smith définissait l’économie politique comme devant rendre le peuple capable de subvenir à ses besoins et l’État capable d’assurer son service public. Les fondateurs de l’approche des capabilités ont d’ailleurs explicitement salué cet héritage capabiliste d’Adam Smith. Pour Amartya Sen « la perspective des capabilités implique dans une certaine mesure un retour à une approche intégrée en économie et en développement social », défendue en particulier par Adam Smith. Aussi pour Martha Nussbaum, « Adam Smith utilisait déjà le langage des capabilités pour décrire la base matérielle d’une vie humaine florissante et les théoriciens actuels en capabilité peuvent tirer des leçons de ses riches intuitions » [6].

Cette redécouverte des véritables conceptions d’Adam Smith pourra à terme diminuer l’idéologie néoclassique et néolibérale disséminée faussement en son nom dans les facultés de sciences économiques et les écoles de gestion. Aussi, se réapproprier les vues du père fondateur de l’économie politique pourra dynamiser l’enseignement et la diffusion de principes favorisant une économie plus sociale, solidaire et durable, l’idéal défendu actuellement par les Nations Unies et de nombreux mouvements progressistes.

Notes

[1Pour les Nations Unies, l’ESS fait partie de la « nouvelle économie pour le développement durable », avec l’économie verte, de la sollicitude ou circulaire. Elliott Harris, Chantal Line Carpentier et al. New economics for sustainable development. An overview, United Nations Economist Network, Policy brief, March 2023.

[2Timothée Duverger, L’économie sociale et solidaire, Paris, La Découverte, 2023, p. 100.

[3Claude Vaillancourt, La fin du néo-libéralisme. Regard sur un virage discret, Montréal, Écosociété, 2023.

[4Thierry Pauchant et Chantal Line Carpentier, L’invention de l’économie sociale et solidaire. L’héritage surprenant d’Adam Smith, Revue internationale de l’économie sociale, 2024, sous presse.

[5Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton University press, 2022, p. 250.

[6Thierry Pauchant, Adam Smith, l’antidote ultime au capitalisme. Sa théorie du capabilisme, Préface de Normand Baillargeon, Paris, Dunod, 2023, p. 138-139.




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