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Bulletin, juin 2017

Travailler moins pour vivre mieux et plus légèrement sur la terre : décroissance et réduction du temps de travail

par Andrea Levy

Malgré leurs différences philosophiques et politiques parfois profondes, socialistes, écosocialistes, objecteurs de croissance et même de temps à autre sociaux-démocrates partagent un préjugé favorable pour la réduction du temps de travail comme réforme économique souhaitable. Nous n’avons pas à chercher loin pour comprendre les fondements de ce consensus inusité : sous le capitalisme néolibéral actuel, il devient évident que la croissance n’assure plus la multiplication d‘emplois décents ; au contraire les emplois précaires – temps partiel imposé, contrats à court terme, travail à la pige, travail migrant temporaire, etc. – sont de plus en plus la norme, et les gains faramineux de productivité depuis deux siècles ne se traduisent plus en temps libéré ni en augmentation du pouvoir d’achat pour la majorité des travailleurs.

Néanmoins l’emprise tenace de la croissance sur les esprits des gens reste centrée sur l’emploi. C’est la promesse, souvent illusoire ou exagérée, de création d’emplois, qui incite les citoyen(ne)s à accepter des projets néfastes pour l’environnement. «  Je ne sacrifierai pas une seule job dans la forêt pour les caribous, » a juré le premier ministre Philippe Couillard il y a trois ans [1] . Au nom des emplois on récolte le bois et on dit adieu aux caribous. Cette année, à Val d’Or, on a annoncé le transfert des 15 derniers caribous forestiers de la région à un zoo [2] . On voit le même scénario se répéter ad nauseam avec chaque projet de forage, d’oléoduc, de puits de gaz de schiste, de mine…

Sans pouvoir répondre de façon constructive et convaincante à ce jeu à somme nulle – emplois ou environnement – les courants de pensée radicale telle la décroissance peineront à être pris au sérieux.

Avec la réduction du temps de travail (RTT) nous avons un élément clé de la réponse. La RTT représente une façon de récolter ce que le chercheur David Frayne appelle « le dividende de la productivité » [3] au profit de la majorité sociale. D’ailleurs c’est une stratégie ancrée dans le mouvement ouvrier depuis ses origines : est-il nécessaire de rappeler que la fête du premier mai est née avec la lutte pour la journée de 8 heures ? Aussi, dans le cadre d’une orientation décroissanciste qui reconnait l’urgence de diminuer les flux d’énergie et de déchets – objectif qui ne peut se réaliser sans réduire la production et la consommation de marchandises – la RTT, comme l’affirme l’ancien coprésident d’ATTAC France Jean-Marie Harribey (qui ne se considère guère objecteur de croissance) : « représente-t-elle la seule manière de dépasser ce qui pourrait apparaître comme une contradiction entre notre objectif de supprimer le chômage et notre volonté de renoncer à la croissance capitaliste dévastatrice. » [4]

Bien évidemment, pour les défenseurs de la décroissance, comme pour la tradition socialiste, ce n’est pas n’importe quelle forme de travail qui est visée par la RTT : il s’agit du travail fourni en échange d’un salaire ; le travail abstrait qui ne sert pas à satisfaire nos besoins concrets ; le travail marchandisé dont le dessein n’est pas le nôtre et auquel on se livre selon les méthodes et les horaires imposés par autrui.

Naturellement, la diminution du temps occupé par l’emploi salarié n’est pas une panacée, mais elle doit faire partie d’un ensemble de mesures politiques et d’expérimentations sociales censées nous préparer à aller au-delà du modèle de la croissance et du règne des marchés, où l’augmentation des profits et la prolifération infinie des désirs prennent la priorité sur l’humain ainsi que sur la nature. Cependant il y a plusieurs bonnes raisons pour faire de la réduction du temps de travail une proposition centrale de la manière de voir et de promouvoir la décroissance.

Tout d’abord, la RTT est une condition préalable à plusieurs autres propositions clés pour un scénario de décroissance. Pour réussir à réduire notre empreinte écologique, nous devrons nécessairement restreindre l’emprise tentaculaire du marché à tous les niveaux de notre existence ; il faudrait reléguer l’acte d’« acheter » au second plan par rapport à vivre, être ou faire. Si au final nous sommes voués à produire et consommer moins, si pour combattre les inégalités nord-sud, nous devons redistribuer la richesse plus équitablement entre les nations, il nous faudra du temps, avant tout ; du temps en tant qu’individus ou communautés pour reconstruire, pour réparer, pour prendre soin les uns des autres. Si nous visons également un partage plus équitable du travail domestique entre hommes et femmes et la fin de la « double journée de travail » cela suppose aussi une réduction du temps de travail salarié.

Plus concrètement encore, il existe maintenant de multiples recherches qui démontrent un lien positif entre la réduction des heures de travail et celle de l’empreinte écologique. La relation est facile à comprendre : l’expansion de l’échelle de production alourdit le fardeau imposé au monde naturel : il y a plus de consommation de ressources naturelles, plus d’émissions de gaz à effet de serre, plus de déchets et de pollution. En outre, les gens privés de temps libre parce qu’ils travaillent de longues heures ont tendance à faire des choix qui engendrent une plus grande consommation de ressources et d’énergie. Par manque de temps on sera plus apte à prendre un taxi plutôt qu’un autobus, manger des aliments transformés au lieu de cuisiner, et ainsi de suite.

Est-il réaliste d’envisager une réduction du temps de travail ? Certes on ne peut songer à y arriver en l’absence d’une lutte acharnée par une coalition de forces sociales dont le mouvement ouvrier constitue le chef de file. C’est autour de la question de la réduction du temps de travail que la décroissance pourrait tenter de faire cause commune avec ce mouvement. En France par exemple, malgré le bilan mitigé des 35 heures, la CGT revendique une semaine de 32 heures [5] sans réduction de salaire, ceci contre un patronat qui s’est battu avec succès pour la possibilité d’imposer du temps supplémentaire jusqu’à un maximum de 48 heures.

Nous avons tendance à oublier par contre que la réduction et la redistribution du temps de travail est actuellement en cours, comme André Gorz l’a souligné dans plusieurs livres et articles, mais pour l’instant elle prend des formes qui conviennent surtout aux besoins du capital. C’est le cas de la flexibilisation, ce qui a accéléré les tendances vers la précarisation. On voit depuis les années 80 une polarisation de la répartition du travail avec une partie de la population active qui travaille de longues heures, alors qu’une proportion croissante, composée majoritairement de femmes, d’immigrants et de jeunes, se retrouve avec des emplois à temps partiel, contractuel ou saisonnier – souvent mal payés et offrant peu ou pas d’avantages sociaux, comme l’épargne retraite ou l’assurance santé, qui représentent une partie importante de la masse salariale pour un employeur.

La question qui se pose alors n’est pas vraiment de savoir s’il faudrait une redistribution des heures de travail, puisque celle-ci a déjà lieu, mais plutôt la manière dont elle devrait s’organiser et à qui elle devrait bénéficier.

En 2010, les chercheurs du New Economics Foundation au Royaume Uni ont fait un calcul intéressant : en prenant le nombre moyen d’heures travaillées par personne incluant chômeurs, travailleurs à temps partiel involontaire, etc. ils ont démontré que les gens passent en moyenne 21 heures par semaine à travailler pour un salaire (sans prendre en compte les heures non rémunérées consacrées au travail de reproduction sociale assumées en grande partie par les femmes) [6] . L’idée serait de corriger cette mauvaise distribution en instaurant une semaine de 21 heures (ou son équivalent annualisé), ce qui demeure supérieur au 15 heures par semaine envisagée par John Maynard Keynes quand il imaginait à quoi ressemblerait le travail au 21e siècle. « Travailler moins pour travailler tous » — slogan qui date de l’époque du Front populaire en 1936 et qui a été repris par le mouvement syndical français dans les années 70 et tout récemment encore par le Collectif Roosevelt [7] – demeure alors tout à fait d’actualité.

Mais c’est le potentiel d’un antidote au productivisme qu’on voit dans la revendication de la RTT qui est particulièrement importante pour les objecteurs de croissance. Donc mettons à jour l’appel Travailler moins pour travailler tous et pour vivre mieux ainsi que plus légèrement sur la Terre.

(Ce texte est adapté par l’auteur de divers de ses articles et conférences au même sujet)
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Andrea Levy détient un doctorat de l’université Concordia. Depuis 3 décennies elle est impliquée politiquement au niveau municipal ainsi que dans différents mouvements écologiques, pacifiques et divers partis de gauche. Elle joue un rôle clé dans la revue Canadian Dimension où elle signe une rubrique régulière sur la crise écologique. Elle est également associée à la revue Les nouveaux cahiers du socialisme où elle a codirigé un numéro spécial sur la décroissance.

Notes

[1« Couillard : les jobs avant les caribous », La Presse, 9 mars 2014, http://www.lapresse.ca/le-quotidien/actualites/201403/08/01-4745891-couillard-les-jobs-avant-les-caribous.php

[2Alexandre Shields, « Le transfert de caribous dans un zoo suscite des inquiétudes », Le Devoir,
22 avril 2017, http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/496971/demenager-les-caribous-de-val-d-or-dans-un-zoo-est-la-seule-facon-de-les-proteger-affirme-quebec.

[3“Automation will mark the end of our work-obsessed society,” The Guardian, 24 février 2016, https://www.theguardian.com/sustainable-business/2016/feb/24/automation-end-work-obsessed-society-dystopia-jobs.

[4Jean-Marie Harribey, « L’enjeu de la RTT : transformer les rapports sociaux et le sens du progrès », http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/enjeu-rtt.pdf.




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