Le travail – comme élément structurant de la vie collective et individuelle - est encore un dogme lié à l’emprise tenace de la croissance sur l’économie mais surtout sur les mentalités. Qu’on le regarde d’un point de vue historique, social ou environnemental : il faut repenser le travail !
Benjamin Aucuit rappelle comment les droits des travailleurs sont le résultat à la fois de changements technologiques liés à l’industrialisation et d’âpres luttes sociales. La défense de ces droits -durement acquis – aujourd’hui mis à mal par la libre circulation des capitaux et la mondialisation de la production oblige à repenser des mécanismes de protection du travail dépassés et devenus inopérants.
Pour Andrea Levy, la réduction du temps de travail est un objectif qui permettrait – à la fois – de résoudre la crise sociale du travail (chômage et précarité), mais également et surtout d’être un antidote au productivisme et de promouvoir la décroissance.
Depuis Bruxelles, Cédric Leterme fait une relecture des résultats des récentes élections aux Pays bas et en France. Au-delà de la grille de lecture qui oppose un choix optimiste pour une Europe souhaitable, mais perfectible, et les forces du repli, de la xénophobie et du pessimisme, la montée de l’extrême droite montre l’importance d’une reconfiguration d’une gauche qui devra redéfinir un projet anticapitaliste et internationaliste, mais surtout écologique.
Dans la rubrique « livres », Jeanne Gendreau présente 2 livres. Le dernier de Normand Mousseau « Gagner la guerre du climat » dans lequel il déboulonne 12 mythes - solidement ancrés - sur la transition énergétique. Au Québec – comme ailleurs – la solution aux problèmes des changements climatiques est de nature politique avant d’être technologique et scientifique.
Dans son dernier livre Alain Deneault montre – au travers de l’histoire de la multinationale Total - comment l’ordre politique actuel est complice des multinationales et permet leurs activités destructrices. Le livre montre la stratégie avec laquelle Total fait la loi dans les pays où elle s’installe – dont elle fait et défait les gouvernements au mépris des droits humains et citoyens. La loi de Total c’est la loi des États !
Lima, janvier 2015 : s’ouvrait la conférence des Nations unies qui réunissait 190 États – session importante puisqu’elle préparait l’accord multilatéral de lutte contre les changements climatiques qui devait être signé à la Cop 21, à Paris, en décembre de la même année. À cette rencontre, Ban Ki-Moon rappelait au Canada – en termes polis et diplomatiques, mais fermes – ses devoirs et responsabilités pour souligner une réalité incontestable, le Canada n’en fait pas assez et il est un des pires cancres en matière de lutte contre les changements climatiques : 58e sur un classement de 61 pays parmi les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre (GES). Paris, décembre 2015 : Justin Trudeau participe en vedette à la Cop 21. Nouvellement élu, il prononce un discours où il multiplie les déclarations « Le Canada est de retour dans le concert des Nations qui luttent contre les changements climatiques. » « Le Canada peut faire plus pour s’attaquer au problème mondial que représentent les changements climatiques et nous le ferons. » « Les changements climatiques seront notre priorité… ils représentent un défi, mais également une occasion historique. » L’ère Harper, où il fallait rappeler au Canada ses devoirs, est terminée et on peut croire que le Canada de Justin Trudeau s’engage fermement vers une économie sans carbone. Autre vedette de sommet, la ministre Mc Kenna qui multiple elle aussi les déclarations et les engagements. À la face de la planète, le Canada se présente en leader incontesté de la lutte contre les changements climatiques. Houston, mars 2017: Justin Trudeau est le conférencier vedette du colloque CERAWeek où il reçoit le prix du « leadership mondial dans le domaine énergétique ». Organisme peu connu du grand public, le CERAWeek regroupe les grandes entreprises du secteur énergétique (Total, BP, Shell, Embridge, Transcanada pipeline, etc.). Il est ovationné quand il affirme « aucun pays qui trouverait 173 milliards de barils de pétrole dans le sol ne le laisserait sous terre. » À peine un an après son élection – et ses engagements à la Cop 21 – ce discours montre le vrai visage de Justin Trudeau, l’hypocrisie sur laquelle il a bâti son image, sa campagne électorale (à coup de selfies et de déclarations trompeuses) et sa victoire : désormais, l’économie canadienne ne peut se passer des emplois du pétrole sale dont l’exploitation est jugée compatible avec la protection de l’environnement et la « réduction des GES doit tenir compte du point de vue de l’industrie des énergies fossiles et de la science. » Au-delà des déclarations, une réalité s’impose : le gouvernement libéral continue de subventionner les entreprises pétrolières et gazières à raison de 3,3 milliards par année et autorise l’augmentation de la production sans limites. Contre la volonté de la population et des nations autochtones, il a autorisé la construction de 3 importants pipelines (Trans Mountain (Kinder Morgan), Embridge et Keystone XL) et d’un important projet de gaz liquéfié – le Pacific Nothwest LNG. En 10 ans de pouvoir, le gouvernement Harper n’a pas approuvé autant de projets ayant des conséquences majeures sur l’environnement ! Le seul projet de liquéfaction et transport du gaz devrait émettre entre 6,5 et 8,7 millions de tonnes de GES. De plus, le Devoir du 13 mai révélait que le gouvernement Trudeau envisage d’ouvrir une zone marine protégée aux pétrolières jugeant que la protection des milieux marins est compatible avec l’exploration pétrolière et gazière. Le report à 2023 de la réglementation des émissions de gaz méthane (un gaz 25 fois plus puissant que le CO2) fait partie de cette réalité. Pourtant des données scientifiques connues (Agence internationale de l’énergie (AIE), Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)) montrent que la seule façon de contenir le réchauffement climatique en dessous de 2 degrés est de laisser dans le sol les 3/4 des réserves de charbon, de pétrole et de gaz. La question se pose : malgré les déclarations, l’image de charme et l’apparence de changement sommes-nous vraiment sortis de l’ère Harper en ce qui concerne les questions environnementales? La réponse négative s’impose : les déclarations spectacles ne trompent plus personne ! Le monde doit changer, mais la planète ne sera pas sauvée par les politiciens ni par les ententes internationales (Donald Trump vient encore de le démontrer en reniant l’accord de Paris). Il n’y aura pas de « grand soir », ni de révolution pour sauver la planète. Seule la mobilisation citoyenne agissant localement et internationalement amorcera la transition vers un monde écologiquement durable. C’est la multiplication des initiatives – ici et ailleurs – écovillage et écoquartier, agriculture urbaine, transport urbain repensé, coopératives de solidarité, accorderies ainsi que le foisonnement des projets reliés à l’économie sociale et solidaire qui construisent aujourd’hui le monde de demain parce que la seule voie qui s’ouvre à nous est celle de la décroissance qui passe par la décolonisation de nos imaginaires et la transformation radicale de nos modes de vie.
La nature du travail dans nos sociétés contemporaines et les enjeux sur l’avenir du travail sont aujourd’hui l’un des sujets les plus débattus. Faut-il continuer à automatiser la production au risque d’éliminer des emplois ou faut-il laisser les gens s’en charger, malgré la nature souvent abrutissante du travail ? Le travail est au cœur de la réalité sociale de la grande majorité des sociétés humaines. Il est porteur d’un espoir d’ascension sociale ou d’amélioration des conditions de vie qui est très récente dans notre histoire et qui découle des gains de luttes sociales anciennes. Il est indéniable que de tout temps, le travail a été l’un des éléments fondamentaux de la société humaine. Sa complexification graduelle au fil des âges reflète à la fois les changements sociaux et les avancées technologiques et techniques des différentes sociétés humaines. La découverte de la machine à vapeur au XVIIIe siècle reste le point tournant de la conception moderne du travail. En l’espace de quelques décennies seulement, la production artisanale se voit concurrencée par une nouvelle manière de fabriquer les biens : la production mécanisée. D’entreprise collective, le travail s’individualise. Quelques machines peuvent accomplir plus avec une poignée d’ouvriers que des centaines d’artisans. C’est ainsi que l’Inde qui produit jusqu’à la toute fin du XVIIIe siècle la grande majorité des textiles utilisés en Grande-Bretagne se verra supplantée en quelques décennies seulement par les usines anglaises. Cette situation sera catastrophique pour la population indienne. Des millions d’Indiens perdent alors presque du jour au lendemain leur unique moyen de subsistance. Cet exemple n’est pas unique. Dans de nombreuses régions du globe, les économies sont secouées par le raz-de-marée des biens industriels exportés. En parallèle, au sein des sociétés en cours d’industrialisation (principalement d’Europe), l’espoir de meilleures conditions de vie ainsi que de meilleures opportunités pousse de nombreuses familles à quitter leurs terres pour s’installer en ville. Le travail d’usine est long, répétitif et dangereux pour des salaires misérables. Les ménages peinent tant à survivre qu’il n’est pas rare que les enfants participent au travail afin d’assurer la subsistance de la famille. Rapidement, l’afflux constant de nouvelles familles en zone urbaine crée une compétition intense entre les ouvriers. N’ayant aucune crainte de manquer de main-d’œuvre, les industriels imposent des conditions extrêmement dures aux travailleurs. De nombreuses nations européennes se livrent dès le début du XIXe siècle, une guerre économique féroce, et la production industrielle est au cœur de l’effort. Les grands propriétaires bénéficient donc d’un climat très favorable ainsi que d’une oreille attentive du pouvoir. Dans la population ouvrière cependant, cette ascension n’est pas vue sous le même angle, et des organisations ouvrières se mettent en place à partir du milieu du XIXe siècle. L’objectif est avant tout de faire entendre le mécontentement des classes exploitées. Loin de vouloir s’attaquer aux injustices systémiques, ces premiers syndicats militent surtout pour une amélioration des conditions de vie telle que le respect des lois sur les heures de travail ou des garanties de pension de vieillesse ou de maladie. Malgré la timidité des premières revendications, elles ont aussi favorisé une plus grande solidarité entre les travailleurs. La grande répression dont les premiers syndicats sont l’objet (ces associations sont souvent carrément illégales) les amène cependant à s’organiser et à répliquer par un moyen de pression ambitieux. Pour peu qu’il soit possible de survivre assez longtemps et que l’accès au lieu de travail soit bloqué, la grève est le moyen ultime de se faire entendre. Elle s’attaque en effet à la fois aux intérêts de l’élite économique et politique. L’une des premières du XIXe siècle se passe à Lyon en 1831, ou les canuts exigent l’application d’un salaire horaire. Alors illégale, la grève prend souvent des allures de révolution, les deux camps s’affrontant violemment dans des quartiers divisés entre les briseurs de grève et les grévistes. De nombreuses autres grèves éclatent tout au long du XIXe siècle et du début du XXe siècle, telles que celles des mineurs d’Anzin en 1884, des verriers de Carmaux en 1895, des ouvriers de la chaussure de Fougères en 1907. De ces luttes naîtront les premières formes de protections légales offertes à tous les travailleurs salariés. La reconnaissance du droit d’association, le droit à la liberté d’expression et le droit de vivre décemment, pour ne nommer que ceux-ci, en découlent. D’autres droits, d’une nature plus technique, tels que le nombre d’heures autorisé ou la prohibition de certains matériaux nocifs complètent le lot. D’abord réticent à engager le dialogue, le pouvoir politique s’y intéresse progressivement, à la condition que les partenaires économiques de l’État soient tenus aux mêmes restrictions. Les négociations visant l’application de normes minimales de protection commencent donc lentement, le contexte international de l’époque étant très tendu. Toute concession accordée par un État pouvant tourner à l’avantage d’un rival, les premières tentatives restent limitées. Une réalisation viendra cependant changer la donne. Tel qu’exprimé sur le site officiel de l’Organisation internationale du travail (OIT) : « Face à l’interdépendance croissante des économies nationales, les grandes nations commerciales comprirent qu’il était dans leur intérêt de coopérer pour que les travailleurs aient partout les mêmes conditions de travail et qu’elles puissent ainsi affronter la concurrence sur un pied d’égalité ». La première tentative significative de définition de normes date de la conférence de Berlin en 1890. De nombreux pays échangent sur les conditions de travail dans les mines et proposent pour la première fois l’application de normes communes telles que la limitation et l’encadrement du travail des enfants et des femmes, ainsi que la limitation du travail le dimanche. Pour favoriser l’application des recommandations et en assurer le suivi entre les États participants, deux mécanismes encore utilisés aujourd’hui commencent à voir le jour. En premier lieu, des inspecteurs du travail spécialisés et indépendants du patronat sont déployés pour assurer l’application de ces normes, mais les États eux-mêmes sont aussi invités à se rendre mutuellement des comptes par le biais de rapports déposés périodiquement. C’est sur la même lancée que prendront forme 20 ans plus tard les premiers droits du travail. Non plus des recommandations, mais des normes obligatoires que les signataires des conventions s’engagent à respecter. La première, qui réunira la majorité des puissances industrielles de l’époque limite le travail de nuit des femmes, et la seconde, signée uniquement par 7 États, vient interdire l’utilisation de phosphore blanc dans la fabrication d’allumettes ce produit causant des séquelles horribles aux travailleurs. L’institutionnalisation du droit du travail ainsi que des associations de travailleurs qui militent sans cesse pour améliorer les conditions de vie auront pour conséquence de former un contre-pouvoir efficace aux exigences de la classe bourgeoise. Durant les deux décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale, les syndicats seront le fer de lance de nombreuses revendications sociales et seront essentiels à la création de l’État providence, où les droits garantis à toute la population se veulent nombreux et inaliénables. Pourtant, aujourd’hui, et malgré une résistance acharnée des syndicats et de nombreux acteurs de la société civile, ce modèle de société est en train de s’effriter. S’il paraît aujourd’hui naturel et tout puissant dans nos sociétés occidentales, ses règles ne sont pourtant ni universellement appliquées ni inaliénables. Se rappeler à quel point ce changement est le fruit de luttes récentes met en lumière la fragilité de ces accomplissements. Alors que les classes économiques et politiques du monde se livrent une fois de plus à une guerre économique sans pitié sur le dos des travailleurs, allons-nous apprendre du passé, ou le revivre ? Aujourd’hui, la libre circulation des capitaux ainsi que des normes du travail très inégales entre les pays industrialisés et les États en voie d’industrialisation créent à nouveau un contexte très favorable aux grands capitalistes industriels. Le très grand nombre de personnes désespérées d’obtenir un travail dans le monde entier créent un contexte analogue au tout début de l’industrialisation, mais à l’échelle globale cette fois. En menaçant les États réfractaires à leurs agendas de délocaliser leurs entreprises dans des pays aux normes plus laxistes, ils ont trouvé réponse aux contre-pouvoirs que les luttes syndicales ont su construire. Cela leur a permis d’imposer des mesures très attentatoires au bien-être des travailleurs, qui n’ont désormais souvent plus de garanties quant à la durée de leur embauche, sur le nombre d’heures qui leur seront offertes ainsi que sur le salaire qui leur est payé. Les mécanismes de protection des droits des travailleurs n’ont toujours pas, pour l’instant, trouvé réponse à la mondialisation de la production industrielle. Face aux menaces, chantages et chimères que la bourgeoisie contemporaine utilise pour parvenir à ses fins, les mouvements de travailleurs devront se transnationaliser aussi. Malgré l’ampleur de la tâche, le processus est déjà en cours depuis plusieurs années. Reste à espérer que nos différences et nos intérêts particuliers seront mis de côté au profit d’une lutte pluraliste, inclusive et solidaire à l’échelle du globe. L’avenir de millions de personnes en dépend.
Malgré leurs différences philosophiques et politiques parfois profondes, socialistes, écosocialistes, objecteurs de croissance et même de temps à autre sociaux-démocrates partagent un préjugé favorable pour la réduction du temps de travail comme réforme économique souhaitable. Nous n’avons pas à chercher loin pour comprendre les fondements de ce consensus inusité : sous le capitalisme néolibéral actuel, il devient évident que la croissance n’assure plus la multiplication d‘emplois décents ; au contraire les emplois précaires – temps partiel imposé, contrats à court terme, travail à la pige, travail migrant temporaire, etc. – sont de plus en plus la norme, et les gains faramineux de productivité depuis deux siècles ne se traduisent plus en temps libéré ni en augmentation du pouvoir d’achat pour la majorité des travailleurs. Néanmoins l’emprise tenace de la croissance sur les esprits des gens reste centrée sur l’emploi. C’est la promesse, souvent illusoire ou exagérée, de création d’emplois, qui incite les citoyen(ne)s à accepter des projets néfastes pour l’environnement. « Je ne sacrifierai pas une seule job dans la forêt pour les caribous, » a juré le premier ministre Philippe Couillard il y a trois ans1 . Au nom des emplois on récolte le bois et on dit adieu aux caribous. Cette année, à Val d’Or, on a annoncé le transfert des 15 derniers caribous forestiers de la région à un zoo 2 . On voit le même scénario se répéter ad nauseam avec chaque projet de forage, d’oléoduc, de puits de gaz de schiste, de mine… Sans pouvoir répondre de façon constructive et convaincante à ce jeu à somme nulle – emplois ou environnement – les courants de pensée radicale telle la décroissance peineront à être pris au sérieux. Avec la réduction du temps de travail (RTT) nous avons un élément clé de la réponse. La RTT représente une façon de récolter ce que le chercheur David Frayne appelle « le dividende de la productivité »3 au profit de la majorité sociale. D’ailleurs c’est une stratégie ancrée dans le mouvement ouvrier depuis ses origines : est-il nécessaire de rappeler que la fête du premier mai est née avec la lutte pour la journée de 8 heures? Aussi, dans le cadre d’une orientation décroissanciste qui reconnait l’urgence de diminuer les flux d’énergie et de déchets – objectif qui ne peut se réaliser sans réduire la production et la consommation de marchandises – la RTT, comme l’affirme l’ancien coprésident d’Attac France Jean-Marie Harribey (qui ne se considère guère objecteur de croissance): « représente-t-elle la seule manière de dépasser ce qui pourrait apparaître comme une contradiction entre notre objectif de supprimer le chômage et notre volonté de renoncer à la croissance capitaliste dévastatrice. »4 Bien évidemment, pour les défenseurs de la décroissance, comme pour la tradition socialiste, ce n’est pas n’importe quelle forme de travail qui est visée par la RTT : il s’agit du travail fourni en échange d’un salaire; le travail abstrait qui ne sert pas à satisfaire nos besoins concrets; le travail marchandisé dont le dessein n’est pas le nôtre et auquel on se livre selon les méthodes et les horaires imposés par autrui. Naturellement, la diminution du temps occupé par l’emploi salarié n’est pas une panacée, mais elle doit faire partie d’un ensemble de mesures politiques et d’expérimentations sociales censées nous préparer à aller au-delà du modèle de la croissance et du règne des marchés, où l’augmentation des profits et la prolifération infinie des désirs prennent la priorité sur l’humain ainsi que sur la nature. Cependant il y a plusieurs bonnes raisons pour faire de la réduction du temps de travail une proposition centrale de la manière de voir et de promouvoir la décroissance. Tout d’abord, la RTT est une condition préalable à plusieurs autres propositions clés pour un scénario de décroissance. Pour réussir à réduire notre empreinte écologique, nous devrons nécessairement restreindre l’emprise tentaculaire du marché à tous les niveaux de notre existence ; il faudrait reléguer l’acte d’« acheter » au second plan par rapport à vivre, être ou faire. Si au final nous sommes voués à produire et consommer moins, si pour combattre les inégalités nord-sud, nous devons redistribuer la richesse plus équitablement entre les nations, il nous faudra du temps, avant tout ; du temps en tant qu’individus ou communautés pour reconstruire, pour réparer, pour prendre soin les uns des autres. Si nous visons également un partage plus équitable du travail domestique entre hommes et femmes et la fin de la « double journée de travail » cela suppose aussi une réduction du temps de travail salarié. Plus concrètement encore, il existe maintenant de multiples recherches qui démontrent un lien positif entre la réduction des heures de travail et celle de l’empreinte écologique. La relation est facile à comprendre : l’expansion de l’échelle de production alourdit le fardeau imposé au monde naturel: il y a plus de consommation de ressources naturelles, plus d’émissions de gaz à effet de serre, plus de déchets et de pollution. En outre, les gens privés de temps libre parce qu’ils travaillent de longues heures ont tendance à faire des choix qui engendrent une plus grande consommation de ressources et d’énergie. Par manque de temps on sera plus apte à prendre un taxi plutôt qu’un autobus, manger des aliments transformés au lieu de cuisiner, et ainsi de suite. Est-il réaliste d’envisager une réduction du temps de travail? Certes on ne peut songer à y arriver en l’absence d’une lutte acharnée par une coalition de forces sociales dont le mouvement ouvrier constitue le chef de file. C’est autour de la question de la réduction du temps de travail que la décroissance pourrait tenter de faire cause commune avec ce mouvement. En France par exemple, malgré le bilan mitigé des 35 heures, la CGT revendique une semaine de 32 heures5 sans réduction de salaire, ceci contre un patronat qui s’est battu avec succès pour la possibilité d’imposer du temps supplémentaire jusqu’à un maximum de 48 heures. Nous avons tendance à oublier par contre que la réduction et la redistribution du temps de travail est actuellement en cours, comme André Gorz l’a souligné dans plusieurs livres et articles, mais pour l’instant elle prend des formes qui conviennent surtout aux besoins du capital. C’est le cas de la flexibilisation, ce qui a accéléré les tendances vers la précarisation. On voit depuis les années 80 une polarisation de la répartition du travail avec une partie de la population active qui travaille de longues heures, alors qu’une proportion croissante, composée majoritairement de femmes, d’immigrants et de jeunes, se retrouve avec des emplois à temps partiel, contractuel ou saisonnier – souvent mal payés et offrant peu ou pas d’avantages sociaux, comme l’épargne retraite ou l’assurance santé, qui représentent une partie importante de la masse salariale pour un employeur. La question qui se pose alors n’est pas vraiment de savoir s’il faudrait une redistribution des heures de travail, puisque celle-ci a déjà lieu, mais plutôt la manière dont elle devrait s’organiser et à qui elle devrait bénéficier. En 2010, les chercheurs du New Economics Foundation au Royaume Uni ont fait un calcul intéressant : en prenant le nombre moyen d’heures travaillées par personne incluant chômeurs, travailleurs à temps partiel involontaire, etc. ils ont démontré que les gens passent en moyenne 21 heures par semaine à travailler pour un salaire (sans prendre en compte les heures non rémunérées consacrées au travail de reproduction sociale assumées en grande partie par les femmes)6 . L’idée serait de corriger cette mauvaise distribution en instaurant une semaine de 21 heures (ou son équivalent annualisé), ce qui demeure supérieur au 15 heures par semaine envisagée par John Maynard Keynes quand il imaginait à quoi ressemblerait le travail au 21e siècle. « Travailler moins pour travailler tous » — slogan qui date de l’époque du Front populaire en 1936 et qui a été repris par le mouvement syndical français dans les années 70 et tout récemment encore par le Collectif Roosevelt7 – demeure alors tout à fait d’actualité. Mais c’est le potentiel d’un antidote au productivisme qu’on voit dans la revendication de la RTT qui est particulièrement importante pour les objecteurs de croissance. Donc mettons à jour l’appel Travailler moins pour travailler tous et pour vivre mieux ainsi que plus légèrement sur la Terre. (Ce texte est adapté par l’auteur de divers de ses articles et conférences au même sujet) ___ Andrea Levy détient un doctorat de l’université Concordia. Depuis 3 décennies elle est impliquée politiquement au niveau municipal ainsi que dans différents mouvements écologiques, pacifiques et divers partis de gauche. Elle joue un rôle clé dans la revue Canadian Dimension où elle signe une rubrique régulière sur la crise écologique. Elle est également associée à la revue Les nouveaux cahiers du socialisme où elle a codirigé un numéro spécial sur la décroissance.
Notes
« Couillard: les jobs avant les caribous », La Presse, 9 mars 2014, http://www.lapresse.ca/le-quotidien/actualites/201403/08/01-4745891-couillard-les-jobs-avant-les-caribous.php
Alexandre Shields, « Le transfert de caribous dans un zoo suscite des inquiétudes », Le Devoir, 22 avril 2017, http://www.ledevoir.com/environnement/actualites-sur-l-environnement/496971/demenager-les-caribous-de-val-d-or-dans-un-zoo-est-la-seule-facon-de-les-proteger-affirme-quebec.
“Automation will mark the end of our work-obsessed society,” The Guardian, 24 février 2016, https://www.theguardian.com/sustainable-business/2016/feb/24/automation-end-work-obsessed-society-dystopia-jobs.
Jean-Marie Harribey, « L’enjeu de la RTT : transformer les rapports sociaux et le sens du progrès », http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/enjeu-rtt.pdf.
Le 15 mars dernier, l’Europe politique et médiatique poussait un premier « ouf » de soulagement. Ce jour-là, en effet, les élections qui se tenaient aux Pays-Bas n’ont finalement pas donné la victoire tant redoutée au parti d’extrême droite et anti-européen de Geert Wilders (PVV, Parti pour la liberté), mais bien aux libéraux pro-européens du VVD emmenés par le premier ministre sortant Mark Rutte. Ce résultat fut accueilli avec d’autant plus d’enthousiasme que ce scrutin était perçu comme un « test » avant une séquence électorale chargée et à haut risque en Europe, sur fond de Brexit et de « montée des populismes ». Dans ce contexte, la « victoire » des libéraux néerlandais fut donc largement interprétée comme un signal positif pour l’Europe à partir d’une grille de lecture opposant d’un côté les forces du repli, de la xénophobie et du pessimisme aux forces de l’ouverture sur le monde, de l’optimisme et de la confiance dans une Europe perfectible, mais foncièrement désirable. Or, l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française près de deux mois plus tard allait permettre de confirmer ce récit : en « triomphant » de Marine Lepen au second tour après être arrivé en tête au premier, Macron faisait à nouveau la preuve que, pour l’heure du moins, la démocratie, le respect des libertés et la tolérance était plus fort que la haine en Europe. De bon augure donc, alors que les Allemands, les Italiens ou encore les Espagnols seront bientôt appelés à renouveler également leur exécutif dans les mois à venir. Pourtant, à mieux y regarder, cette lecture pose au moins deux problèmes majeurs. D’abord, elle a tendance à surestimer la « victoire » du camp européen et parallèlement à sous-estimer l’ampleur des bouleversements intervenus au sein des populations européennes en se concentrant uniquement sur l’identité du « vainqueur » des élections considérées. Or, si l’on prend le cas des Pays-Bas, par exemple, le principal enseignement du scrutin n’était pas tant la « victoire » des libéraux que la sanction de leur coalition sortante avec les sociaux-démocrates du PvdA 1, les premiers, bien qu’en tête du scrutin, perdant tout de même 5 points et 8 sièges par rapport aux précédentes élections de 2012, tandis que les seconds s’effondraient de 19 points en passant de 38 à 9 sièges ! La réelle « victoire » était ainsi bien davantage à rechercher du côté des écologistes de gauche du GL (GroenLinks) qui quadruplent quant à eux leur score en ayant notamment critiqué l’austérité en vigueur en Europe depuis la crise de 2008. Et de la même manière, le « succès » d’Emmanuel Macron en France doit d’autant plus être relativisé que son score au premier tour fut inférieur à celui obtenu en 2012 par un certain François Hollande, tandis que son résultat au second tour est dû bien plus à un rejet de Marine Lepen qu’à une franche adhésion des électeurs à son programme. Ici aussi le réel enseignement du scrutin fut ainsi surtout l’effondrement des sociaux-démocrates du PS et l’essor sur leur gauche d’une force politique ancrée dans un agenda éco-socialiste encore plus clairement en rupture avec la ligne austéritaire dominante en Europe à travers le mouvement de la « France Insoumise » de Jean-Luc Mélenchon. Ce qui nous amène au second problème, à savoir le fait d’interpréter systématiquement ces « victoires » électorales comme étant celui du « bien » européen sur le « mal » populiste. Cette tendance ne doit évidemment rien au hasard, puisqu’elle permet de rejeter en bloc à la fois les critiques identitaires et les critiques socio-économiques portées au projet européen dans le camp honteux des « nationalistes » et autres partisans du « repli sur soi », tout en présentant, à l’inverse, la défense des valeurs européennes d’ouverture et de tolérance comme étant irrémédiablement liées à celle du libéralisme économique le plus débridé. Cet amalgame marche d’ailleurs d’autant mieux qu’il est également mobilisé dans l’autre sens par une extrême droite trop contente de se voir concéder le fait qu’une critique radicale des politiques économiques européennes doit nécessairement être aussi une critique xénophobe et identitaire de ses « valeurs culturelles ». Pourtant, s’il est bien un domaine où les dirigeants européens ont multiplié les concessions vis-à-vis des thèses et propositions de l’extrême droite c’est bien celui des valeurs de liberté et de tolérance. Il faut ainsi rappeler qu’une des clés de la « victoire » des libéraux néerlandais le 15 mars dernier fut leur reprise sans complexe de toute une série de thèmes et propositions du PVV , une voie également suivie par le gouvernement « socialiste » de Manuel Valls en France et dont celui qui en fut le ministre de l’Économie n’a jamais vraiment cherché à se désolidariser… Quant à l’Europe « rempart contre la xénophobie » qu’il suffise de rappeler le traitement honteux que réserve l’Union européenne aux réfugiés sur son sol et la facilité avec laquelle elle s’est accordée avec la Turquie pour éviter qu’ils n’y arrivent pour se convaincre de son véritable attachement à ces valeurs. À l’inverse par contre, sur le plan économique, il n’est cette fois pas question de céder quoi que ce soit. Au contraire même, puisque Emmanuel Macron a par exemple prévu de poursuivre en l’approfondissant la même politique néolibérale qui a pourtant coûté son second mandat à François Hollande2, tandis que le président de la Commission européenne n’a pas attendu deux jours après son élection pour lui rappeler que l’austérité et les « réformes structurelles » seraient de toute façon la seule voie tolérée par ses « partenaires » européens 3. On le voit, c’est donc bien son projet économique et non pas tant « civilisationnel » que l’Europe cherche à tout prix à défendre contre les « populismes », au risque croissant de sacrifier celui-ci à celui-là, comme en témoignent à la fois l’installation durable de l’extrême droite dans le paysage politique européen et les propres renoncements de ses dirigeants actuels en matière de liberté et de démocratie. Dans ce contexte, la tâche de la gauche n’est pas simple. Elle doit en effet parvenir à réaffirmer la possibilité d’une défense universaliste des intérêts des classes populaires, là où l’extrême droite et ses meilleurs ennemis européens s’accordent pour en faire nécessairement une défense ethnique et xénophobe. L’effondrement des anciens partis sociaux-démocrates qui partageaient également cette lecture est de ce point de vue une bonne nouvelle puisqu’elle ouvre la possibilité d’une reconfiguration des forces de gauche autour d’un projet authentiquement anticapitaliste et internationaliste. Mais le temps presse, sans même parler de l’urgence climatique que les partisans du statu quo s’obstinent à continuer d’ignorer…
Alain Deneault est l’auteur de plusieurs livres dénonciateurs, dont Noir Canada, Offshore, Paradis fiscaux, la filière canadienne. Il vient de commettre un autre récit passionnant sur l’histoire d’une pétrolière tentaculaire qui sévit aujourd’hui dans plus de 130 pays : De quoi Total est-il la somme ?1 Comploter, coloniser, collaborer, corrompre, conquérir, délocaliser, polluer, vassaliser, nier, asservir… sont douze modalités qui illustrent comment Total s’est imposée à travers le monde. Le récit de cette expansion fait frémir. Inextricablement mêlée aux destinées de la République française depuis sa naissance, la compagnie s’est déployée vers différents continents à la recherche de territoires où le pétrole était une richesse. Elle y a fait « la loi », sa loi, tout en affirmant ne pas faire de politique. De sa création (anticonstitutionnelle) en 1924 jusqu’à aujourd’hui, cette « entité pétrolière » a dévasté des pays, détruit la vie de populations, corrompu de multiples élites politiques, réduit à néant des centaines de procès. Elle a aussi détruit l’environnement, forcé le déplacement de populations et financé des guerres occultes.
Naissance d’une créature hybride
Total est née en 1924, sous l’appellation Compagnie française des pétroles (CFP): 35% des parts étaient détenues par l‘État français, 65% par des banques privées et des groupes pétroliers. Après la Première Guerre mondiale, le pétrole est déjà un enjeu mondial. Les compagnies pétrolières se divisent le monde. Certains États puissants, dont la France et la Grande-Bretagne, officialisent ce partage. L’État français confère à la CFP, lors de sa création, une mission : « réaliser une politique nationale du pétrole et développer une production de pétrole sous contrôle français, toute privée qu’elle demeure », écrit Alain Deneault citant l’ouvrage, De la FTP au groupe Total d’Emmanuel Catta et Victor de Metz. L’État français se met ainsi au service d’une compagnie pétrolière, qui à son tour, utilise l’État pour son expansion à travers le monde. Les destins de la pétrolière et de la République française se sont entremêlés et le sont encore aujourd’hui, même si l’entreprise est maintenant entièrement privatisée. « C’est la plus grande entreprise française et elle représente d’une certaine manière le pays lui-même » a affirmé le PDG de Total devant Vladimir Poutine en 2016. François Hollande, alors président de la République, a en quelque sorte acquiescé confirmant que la France est une entité bicéphale. La CFP est le premier membre de l’actuelle Total. Alain Deneault explique comment elle a vécu plusieurs guerres économiques et perdu plusieurs territoires. Ayant vécu ces pertes comme « un camouflet », la France a décidé d’investir d’autres territoires pour diversifier les sources d’approvisionnement. Le général de Gaulle, de retour au pouvoir en 1958, se méfie de la CFP, qui a dû s’allier avec des groupes non français pour son expansion en Algérie française. Il préfère des structures placées directement sous le contrôle de l’État. Pour les encadrer, il fonde l’Union générale des pétroles (UGP). De nouvelles entités sont créées et progressivement fusionnées jusqu’à devenir l’ELF-ERAP. (L’Entreprise de recherche et d’activités pétrolières) que l’on appellera finalement ELF, du nom de ses produits. (tout comme la CFP sera nommée « Total » comme la marque de ses stations-service). La fusion d’Elf et CFP-Total, au début des années 2000, est la dernière mutation de la multinationale Total qui possède alors 880 filiales à travers le monde.
Libérer en asservissant
« Notre ligne de conduite, c’est celle qui assure la sauvegarde de nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous découvrirons. » Cette déclaration du général de Gaulle, au moment où il négocie les termes de l’indépendance de l’Algérie, donne le ton à toutes les pratiques souterraines de la compagnie pétrolière. Le président de Gaulle veut du pétrole « français ». Après l’aventure algérienne, il se tourne vers son « empire africain » En lien direct avec Elf, de Gaulle fonde une cellule politique pour s’occuper de ses relations avec les États africains. Au Gabon, le président Omar Bongo est nommé président du pays à partir de son ambassade à Paris en 1967. Il règnera 41 avant que son fils lui succède. Elf finance aujourd’hui 70% du budget du Gabon. C’est ce que l’on appelle un « pétro-état » observe Alain Deneault. Au Cameroun, la France organise un assassinat politique pour y installer un président « intelligent, ouvert et désireux de progresser », selon les termes de Maurice Delauney (administrateur de la France d’outre-mer de 1945 à 1965, promu ambassadeur du Gabon en 1965) lors d’une entrevue accordée à Patrick Benquet ( in Françafrique). Le Congo-Brazzaville a aussi payé cher le fait d’avoir du pétrole : des clans adverses ont été soutenus par Elf et la France jusqu’à l’éclatement d’une guerre civile en 1997. Des armes ont été livrées, des hommes sont morts. Et tous les mois, lorsque leur pétrole est vendu, les Congolais voient une partie de leur argent aller directement chez Elf pour rembourser ces armes. La guerre d’indépendance du Biafra (entre 1967 et 1970) a également été financée par Elf et la France. Les photos des enfants affamés sont encore dans la mémoire des Occidentaux. Cette guerre a fait entre deux et trois millions de morts. La France et Elf se tournent également vers les pays lusophones. Survient la guerre en Angola (premier état mercenaire) qui durera jusqu’en 2002. La guerre fera jusqu’à 300,000 morts parmi les civils, entre 1992 et 1994. « Peu de gens savent cependant par quels arrangements cyniques les comptes ont été soldés entre les différents parrains après que les soldats eurent agonisé au soleil sur le champ de bataille », écrit Alain Deneault. La liste des États spoliés, dont le destin a été bouleversé par Total, est longue. Que ce soit Elf ou CFP-Total, ces multinationales ont sévi partout dans le monde. L’Afrique n’en représente qu’une partie. Ces manigances, délits, atrocités à l’égard de ces pays au sous-sol convoité, constituent l’expertise d’Elf. « L’art de régner dans la politique intérieure de pays conquis sous des formes impérialistes » est, selon l’auteur, la contribution d’Elf à la nouvelle Total. La privatisation d’Elf n’a pas changé la donne : « L’actuelle Total compte encore aujourd’hui sur des gens qui sont au courant du système, qui peuvent l’expliquer et n’ont jamais été convoqués par la justice », déclare Loic Floch-Prigent (PDG d’Elf entre 1989 et 1993) dans une entrevue à France 2.
La « totale » impunité judiciaire
Total fait la loi dans les États. Elle s’y installe et agit à sa guise, sans être inquiétée. Comme c’est le cas pour l’évasion fiscale, la multitude de filiales installées partout dans le monde rend le processus confus, le crime insaisissable. « C’est en morcelant le problème que les condamnations tombent, en laissant une « impression d’absurdité au vu de l’ensemble de la situation ». Juge-t-on le siège social ou la filiale? Sous quelles lois? La loi du pays conquis ou la loi française? « L’affaire Elf », qui étale publiquement les méfaits, les magouilles et corruptions entremêlées des dirigeants privés et des dirigeants politiques français en Afrique, a fait couler plus d’encre que de condamnations. En Birmanie, entre autres, Total a eu recours au travail forcé. Il y a eu des allégations de tortures, d’exécutions extrajudiciaires, de viols et d’extorsions de biens commis par l’armée birmane sous l’égide de Total. À la suite de ces allégations, le PDG de Total, est poursuivi pour crime contre l’humanité. « La République française a plutôt fait tout ce qui était en son pouvoir pour nuire au déroulement de procédures judiciaires contre Total où que ce soit dans le monde » Aucune condamnation n’a donc suivi ce long processus judiciaire où quelques courageux plaignants Birmans ont affronté Total. En fait, aucun dispositif judiciaire n’est compétent pour juger de l’activité globale de Total sur les plans social et écologique. « Bien des états apparaissent comme des confettis face à ces puissances privées », constate ironiquement l’auteur.
Un Canadien au CA de Total
Des personnages connus, comme De Gaulle, Pompidou, Mitterrand, Sarkozy, Hollande, ont été impliqués d’une façon ou l’autre dans les stratégies de Total. Mais d’autres acteurs, à l’ombre des médias, ont joué des rôles importants dans l’établissement de la multinationale à travers le monde. Au Québec et au Canada, le nom de Paul Desmarais est célèbre, notamment parce qu’il est propriétaire du groupe Gesca. Alain Deneault décrit le clan Desmarais comme le « gouvernement invisible » du Canada. Plusieurs ministres canadiens et provinciaux seraient issus de son entourage et des membres de sa famille occupent des postes importants à de nombreux conseils d’administration au Québec et au Canada : Fêtes du 375e de Montréal, CHUM, HEC, etc. Par contre, que Paul Desmarais soit devenu un important actionnaire de Total lors de la fusion de Total-Fina avec Elf en 2000 et qu’il ait contribué à l’élection du président Sarkozy en 2007, sont des faits moins connus. Avec un Desmarais à son CA, Total peut espérer investir dans le pétrole de l’Alberta. Bien que ce pétrole soit parmi les plus sales et couteux à extraire, l’exploitation de ces sables bitumineux est alléchante : un potentiel de 175 milliards de barils de pétrole, équivalent à la 3e plus importante ressource de pétrole brut au monde. Le Québec, étonnamment, est associé à l’exploitation de ce pétrole sale par la Caisse de dépôt et placement (CDPQ), le « bas de laine » des Québécois. Cette institution se trouve au cœur de montages visant à doter la région d’oléoducs qui achemineraient le pétrole des sables bitumineux vers les États-Unis et l’Europe. Une grande proximité existe donc entre les Desmarais et la Caisse de dépôt et placement. La présence de Total dans l’exploitation du pétrole canadien inquiète Alain Deneault : les lois pro-extractivistes, le nombre de lobbyistes de l’industrie et leur proximité avec les dirigeants, l’intervention directe du gouvernement pour promouvoir et protéger le pétrole albertain, les tentatives avortées des Premières Nations pour que soient appliquées les lois reconnaissant leurs droits, offrent des similitudes avec les agissements de Total dans d’autres pays.
Un crime parfait
Chaque chapitre de ce livre dense et dérangeant relate des méfaits, voire des abominations. L’ampleur des stratagèmes utilisés pour nier les droits élémentaires des populations et des États donne le vertige. L’absence de conscience morale des protagonistes n’a d’égal que leurs déclarations déconcertantes d’innocence. La manière dont Total, bientôt centenaire, a implanté ses 882 sociétés dans plus de 130 pays révèle une culture internationale systémique qui ne semble vouloir n’épargner aucun État. « Total ne fait pas de politique, elle fait de la géopolitique ». Et elle impose sa loi. Total est partout et quadrille la totalité des champs de l’activité politique et sociale. Elle subventionnerait même la journée de la femme ! La loi de Total devient la bible de tous les États. Il ne s’agit plus d’assurer le bien-être des populations, des humains, mais celui de la finance. Tous les crimes commis au nom de cette loi les transforment en crimes parfaits. « Se pencher sur l’histoire de Total et de ses composantes (…) c’est montrer comment l’État du droit et la complicité des États ont permis à une firme, souvent légalement, de comploter pour la fixation des cours du pétrole ou le partage des marchés, de coloniser l’Afrique à des fins d’exploitation, de collaborer avec les régimes politiques officiellement racistes, de corrompre des dictateurs et des représentants politiques, de conquérir des territoires à la faveur d’intervention militaire, de délocaliser des actifs dans des paradis fiscaux, des pressurer les régimes oligarchiques en tirant profit de dettes odieuses », conclut Alain Deneault.
Notes
Alain Deneault, De quoi Total est-il la somme ? Multinationales et perversion du droit. Écosociété, 2017
Gagner la guerre du climat : douze mythes à déboulonner Normand Mousseau, Boréal, 2017 Le Québec est un leader de l’énergie verte, dit-on. « Faux »! affirme le physicien Normand Mousseau. Ce titre de meneur, le Québec se l’est lui-même donné! Le ton est donné à cet ouvrage dans lequel il déboulonne les mythes solidement ancrés sur la transition énergétique. Ayant participé à certaines commissions, en tant que scientifique, Normand Mousseau a constaté que le processus de transition énergétique au Québec et au Canada nécessite une vision politique affirmée et cohérente. Les mythes véhiculés et partagés par plusieurs nous « cuisent lentement tout en nous faisant croire que nous nous adaptons ». Pour le chercheur, il y a urgence de penser et d’agir autrement.
Un leader de l’énergie verte?
Pourquoi le Québec n’est-il pas un leader de l’énergie verte, alors qu’il est riche en hydro-électricité (100% de l’énergie primaire produite sur son territoire est renouvelable)? La nationalisation de l’électricité et les grands projets rendus possibles grâce à cette ressource naturelle ont certes profité et profitent encore aux Québécois. Mais cette position presque unique au monde n’a pas suscité l’élan nécessaire à la créativité et à l’innovation, déplore Normand Mousseau. Il y a eu des barrages spectaculaires en béton, mais la plupart des technologies sophistiquées viennent de l’étranger. On subventionne l’achat de voitures électriques qui ne sont ni fabriquées ni assemblées au Québec. Des « grille-pains » ont été également installés pour un chauffage plus vert, mais sans trouver des mécanismes plus performants pour conserver la chaleur. La filiale internationale d’Hydro-Québec a été fermée, réduisant ainsi les chances de cette compagnie (« fleuron de l’État québécois ») d’avoir un rayonnement international. Le Québec semble se reposer sur ses acquis, ce qui l’empêche d’être hautement compétitif. Même si le mythe persiste, il ne fera pas en sorte que le Québec « contribue directement au verdissement du reste de la planète » ironise l’auteur.
Le mythe de la voiture électrique
La lutte aux changements climatiques passe-t-elle d’abord par la voiture électrique? Non, dit Mousseau. Les 100,000 voitures électriques qui seraient ajoutées au parc automobile d’ici 2020 diminueraient seulement de 0.1% l’ensemble des gaz à effet de serre du Québec. Pourtant, les leaders gouvernementaux clament haut et fort que les changements progressifs dans le parc automobile sont l’action déterminante pour gagner la guerre du climat. Ce mythe maintient le citoyen dans la douce illusion que son style de vie ne changera pas et que le gouvernement agit sérieusement pour atteindre sa cible de réduction des GES. Il laisse aussi croire que la subvention accordée à l’acquisition de voitures électriques (environ 8000 dollars par achat) est une subvention écologique. Et, effet pervers, il cautionne le désinvestissement de l’État dans le transport collectif.
Un chiffre gonflé
Comment en est-on arrivé à adopter la cible de réduire de 37.5% les émissions de gaz à effets de serre (GES) pour 2030? Normand Mousseau dit avoir été estomaqué par le processus de calcul. « Le choix du gouvernement Couillard aurait été arrêté par pure bravade : pas question de faire moins que son voisin », l’Ontario qui avait précédemment annoncé la cible de 37%. Cette image du premier ministre du Québec qui griffonne un chiffre sur le coin d’une table ne déboulonne pas seulement le mythe de la « stratégie détaillée », elle laisse entrevoir une incurie inquiétante, soutient le chercheur. Ce chiffre est colossal. Atteindre un taux de 37.5%, demanderait une transformation radicale de la société. Néanmoins, le gouvernement n’offre aucun scénario ou piste pour l’appuyer. Cet objectif démesuré, étonnamment, n’a pas été questionné par les groupes écologistes et autres groupes de pression qui ont défilé en commission parlementaire en 2015. Pourtant l’absence de stratégie est flagrante. Aucun budget n’a été annoncé. Les ministères responsables d’atteindre cet objectif sont des ministères dédiés à l’environnement, mais sans portefeuille. Une telle inconscience pourrait-elle être stratégique?
Gestion à la pièce
Gagner la guerre du climat, ou du moins ne pas la perdre est un chemin qui n’est pas tracé d’avance. Cette lutte nécessite des observations et des analyses globales et à long terme. Des structures de gestion sont indispensables. Leur création et leur encadrement ne peuvent procéder que d’une volonté politique claire. « Le gouvernement Couillard maintient une gestion à la pièce des dossiers touchant l’énergie et les changements climatiques, une décision qui nous coûtera très cher », souligne Normand Mousseau. Pourtant, les objectifs reliés aux changements climatiques et à l’économie devraient fonctionner en symbiose et être au cœur des planifications étatiques L’organisation des ministères en silos ne facilite en rien la transition énergique qui nécessite une planification d’ensemble sur de nombreux fronts en même temps. Une structure transversale qui transcenderait les ministères et relèverait du bureau du premier ministre pourrait être un début de gouvernance plus éclairée. Mais les autorités provinciales et fédérales veulent-elles être éclairées? Sont-elles incompétentes ou aveugles?
Des inquiétudes
Les gouvernements semblent agir de façon plus stratégique et déterminée quand il s’agit de promulguer des lois -Loi 106 adoptée sous le bâillon en décembre 2016 et PL 102- protégeant ou encourageant les investissements de l’industrie extractiviste. La population est peu informée en général sur le fait que ces lois et ces décisions ont un impact sur les changements climatiques. Les organismes d’encadrement comme le BAPE sont progressivement réduits à des structures vides et leurs décisions influencées par une armée de lobbyistes. Plusieurs médias qualifient les militants environnementaux de rétrogrades et de passéistes, enlevant beaucoup de crédibilité à leur discours et à leur expertise. L’auteur ne se limite pas à la gouvernance du Québec. Il montre aussi des obstacles importants au Canada. Par exemple, les intérêts des provinces divergent et il n’y a pratiquement pas de mécanisme de concertation et de coordination entre elles. Le gouvernement fédéral a plutôt tendance à imposer ses décisions sans consultation, ce qui est à l’origine de séquences improvisées et inarticulées dans la lutte canadienne contre le réchauffement climatique. Pour Ottawa, l’exploitation des sables bitumineux est non seulement encouragée, mais semble être le fer de lance de l’économie du pays. Le gouvernement de Justin Trudeau affirme pourtant vouloir participer aux efforts internationaux dans la lutte contre les GES. Normand Mousseau préconise un État fort dont l’objectif de la transition énergétique serait prioritaire. Cette direction politique qui accompagnera les citoyen(ne)s et l’ensemble des secteurs « dans les choix et les changements complexes qui devront être réalisés au cours des trente prochaines années » devra véhiculer un message limpide qui se répercutera dans tous les secteurs de la vie collective, ajoute l’auteur. Des outils de communication et d’éducation devront être intégrés à cette démarche pour convaincre les citoyen(ne)s d’adhérer à ce virage. Conscient des difficultés que comporte un tel objectif il souhaite que ce livre soit le point de départ d’une prise de conscience : en regardant au-delà des mythes, il y a des choix cruciaux à faire.
Pour toute suggestion, commentaire ou questions, veuillez vous adresser à Monique Jeanmart, coordonnatrice du bulletin moniquejeanmart@videotron.caMise en page électronique : Wedad Antonius
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