L'Aiguillon, le bulletin d'ATTAC L’urgence de changer

L’urgence de changer

Bulletin no 70 - Mars 2022
Une fois encore le bulletin est un appel à changer. Il appelle à plus de solidarité pour plus de justice et surtout pour réenchanter notre monde. Le billet de Bertrand Guibord met en évidence que loin de se résorber les écarts de richesse planétaire sont en pleine explosion, résultat des dérives du capitalisme. La solution existe : aller chercher la richesse où elle se trouve. Les mécanismes de redistribution sont connus ainsi que le manque de volonté et de courage de nos dirigeants politiques. La mobilisation et l’action citoyenne sont déterminantes pour forcer l’action de nos représentants politiques. Dans un article long et rigoureux Yves-Marie Abraham questionne la course à la croissance qui ne livre plus la marchandise. L’appel s’amplifie pour rompre avec cette obsession qui fonde nos sociétés. Si l’idée de la décroissante n’est pas nouvelle, elle s’impose de plus en plus dans de nombreux milieux. L’article montre que non seulement le retour des Trente glorieuses n’apporterait pas plus de justice, mais serait écologiquement désastreux. Tout autant que le sont les effets de cette course sur ceux qui y participent à la fois sur le plan physique par les maladies de civilisation, que sur la santé mentale et la vie sociale. D’où l’appel grandissant à une « décroissance soutenable ». L’article de Monique Jeanmart montre une autre dérive du capital financier. Si la crise sanitaire a eu des conséquences sur nos vies individuelles et sociales, elle a créé un « apartheid vaccinal » qui accentue la fracture entre les pays riches et les pays pauvres. La pandémie est un mal mondial, seul un changement de modèle pour faire des vaccins des « biens communs mondiaux » permettra d’en sortir. La lutte contre les paradis fiscaux est une des batailles les plus importantes menées par Attac. Pour Jacques Bouchard l’entente intervenue à l’OCDE pour la création d’un impôt minimal pour les multinationales ne contribuera pas à plus de justice fiscale, mais en quelque sorte on peut y voir une officialisation d'un permis de frauder pour les plus puissants. Nos gouvernements ne prennent pas les meilleures mesures pour lutter contre le réchauffement climatique non pas uniquement par manque de volonté politique, mais surtout, comme le montre l’article de Claude Vaillancourt par le lobbying intensif – souvent méconnu - des multinationales bien décidées à défendre leurs intérêts. Si nos gouvernements l’utilisaient, « l’écofiscalité » est un outil efficace pour lutter contre le réchauffement climatique. Dans sa chronique, Chantal Santerre, analyse les réglementations et les instruments qui sont appliqués – avec succès – dans d’autres sociétés comparables. Un autre domaine qui met en évidence le manque de volonté de nos dirigeants politiques qui ne parviennent pas, année après année, à atteindre les cibles auxquelles ils se sont engagés.
LE BILLET DU CA

Mobilisons-nous pour la justice

par Bertrand Guibord
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Comme chaque année, on apprenait, quelques jours – quelques dizaines d’heures à peine – après le Nouvel An, que les chefs d’entreprise avaient engrangé l’équivalent du salaire que leurs employé-es mettraient en moyenne l’année à gagner. Ce serait surprenant, si ce n’était devenu la routine. Ce serait révoltant, si nous n’y étions pas collectivement habitué-es. En plus, on apprenait cette année que la fortune des dix hommes les plus riches de la planète a augmenté au rythme de 900 000$ dollars à la minute . Prenez le temps de relire cette phrase. Les plus riches de ce monde font, en une minute1, plus d’argent que l’écrasante majorité de la population de la planète n’en fera dans toute sa vie. En un an, la fortune collective de ces dix über-privilégiés s’est accrue de 3600 milliards de dollars, ce qui correspond, selon Oxfam-Québec, au total des dépenses annuelles dans le domaine de la santé pour tous les pays du monde combinés2. L’énormité de ce scandale est telle qu’on a peine à la concevoir, et donc à s’en révolter.

rsz_1rsz_11-homme-riche-pauvre_-_copie.jpgIl faut bien prendre acte de ce que de tels chiffres signifient : loin de se résorber, les écarts de richesse planétaires sont au contraire en pleine explosion. Au Québec, le confort relatif dans lequel nous vivons peut peut-être contribuer à faire passer la pilule, ou du moins à nous consoler. Mais lorsque l’on se place du point de vue de la majorité de la population humaine, celle qui survit avec moins de 5,50 $ par jour 3 , on ne peut plus fermer les yeux sur une situation moralement, économiquement, humainement inacceptable. Cinq dollars cinquante par jour correspondent à 2007,50 $ par année : en temps de milliardaire, cette somme équivaut à un peu plus d’un dixième de seconde, si on se fie aux chiffres rapportés plus haut. Les dix personnes les plus riches de la planète gagnent, en un dixième de seconde, plus que ce que la majorité de l’humanité gagnera en une année. Une autre phrase à relire et à méditer.

Pendant ce temps, nos gouvernements nous annoncent que, pour éviter de dépasser la capacité d’accueil de nos services de santé et de nos services sociaux, il faut procéder au délestage des opérations et rendez-vous non urgents. Ils blâment du même souffle les personnes qui refusent de se faire vacciner en raison de la pression qu’elles font subir sur le système de santé et du danger auquel elles exposent leurs concitoyens. Pas un mot sur les effets de décennies de mesures néolibérales d’austérité, de coupures et d’investissements insuffisants dans les réseaux publics.

La pandémie a clairement démontré le cul-de-sac dans lequel nous ont entraîné quarante ans de néolibéralisme. De quelle manière, en favorisant systématiquement les intérêts des plus riches, celui-ci nous mène collectivement au bord du gouffre. Il y a longtemps qu’on aurait dû remédier à la situation, mais cela aurait certainement demandé beaucoup plus de vision et de courage politiques que ceux dont disposent nos dirigeant-es, tous partis confondus. Plus encore, les importants défis écologiques et environnementaux auxquels nous sommes confrontés ne pourront être relevés si les ressources nécessaires pour y parvenir ne sont pas au rendez-vous, ce qui implique nécessairement une imposition et une taxation imposantes des plus riches et des corporations. La répartition équitable de la richesse devient alors une condition de la survie de notre espèce. rsz_112-planete_entraide.jpg

La solution n’est donc pas très complexe, en théorie du moins : aller chercher la richesse où elle se trouve. Nous sommes très nombreuses et nombreux à le dire. Une foule de mécanismes de redistribution de la richesse concrets et applicables sont proposés depuis longtemps par des expert-es de même que par des groupes militants, comme Attac Québec et nos allié-es de la Coalition Main rouge et d’Échec aux paradis fiscaux, pour ne nommer que ceux-là. Ce n’est donc pas une fatalité ou une impossibilité réelle de changer les choses qui explique la situation actuelle, mais bien le manque total de détermination et de courage de celles et ceux qui ont été élu-es pour veiller au bien public. À cet égard, nos « démocraties », dans la mesure où il est toujours possible de qualifier de « démocratiques » des systèmes aussi profondément inéquitables et injustes, sont un échec lamentable.

Il est plus que temps que les choses changent. L’attentisme ne nous mènera à rien. Aucun sauveur prophétique ne viendra rendre justice et rééquilibrer le rapport de force entre les possédant-es et les démuni-es. Ce n’est que par la mobilisation et l’action citoyenne que nous pouvons espérer contraindre nos représentant-es politiques à agir. C’est pourquoi Attac Québec invite toutes les personnes soucieuses du bien commun à rejoindre ses rangs et à contribuer, avec l’ensemble de nos allié-es de la société civile, à faire en sorte que le monde dans lequel nous vivons devienne plus juste, démocratique et humain. C’est du moins l’espoir qui nous porte ! Solidarité !

 

Notes

  1. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/663714/la-vie-gelee
  2. Ibid
  3. https://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2018/10/17/nearly-half-the-world-lives-on-less-than-550-a-day

Pourquoi la décroissance est-elle entrée dans l’air du temps?

par Yves-Marie Abraham
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Voilà 20 ans, presque jour pour jour, qu’a été lancé dans l’espace public l’appel explicite à une décroissance de l’économie dans nos sociétés. L’idée n’était pas nouvelle. On la trouve en germe dans les nombreuses critiques anti-productivistes que le capitalisme industriel a suscitées dès ses origines 1 . Le mot lui-même avait déjà été utilisé dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui par André Gorz au début des années 1970. Toutefois, les notions de « décroissance soutenable » ou de « décroissance conviviale » sont apparues pour la première fois au début de l’année 2002. Et, depuis, l’idée que ces slogans tentaient d’exprimer ne cesse de gagner du terrain dans le débat public.

Parmi les indices de cette progression, il est plaisant d’évoquer les résultats de cette enquête commandée à la fin de l’année 2019 par le MEDEF, principale organisation patronale française, sur le thème du rapport au progrès des Européens. L’institut de sondage Odoxa y avait inséré la question suivante : « Selon certains, la croissance économique et l’augmentation des richesses apportent plus de nuisances que de bienfaits à l’humanité. Selon eux, il faudrait donc réduire la production de biens et de services pour préserver l’environnement et le bien-être de l’humanité. Vous personnellement êtes-vous plutôt favorable ou plutôt opposé à ce concept que l’on appelle « la décroissance » ? ». Réponse positive pour 59 % des Européens, 67 % des Français et même 70 % des Britanniques 2!

Bien entendu, les réponses que l’on peut fournir dans le cadre d’une enquête de ce genre n’engagent à rien. Il est permis de penser par conséquent qu’une bonne partie de ces personnes ayant répondu positivement à la question du MEDEF ne seraient pas disposées à assumer pleinement la révolution profonde qu’impliquerait la mise en œuvre d’une véritable politique de décroissance. Mais tout de même, force est d’admettre que cette idée a cessé de faire peur et d’être totalement marginale, y compris au Québec où, depuis la création du Mouvement québécois pour une décroissance conviviale (MQDC) en juin 2007, de nombreux signaux témoignent eux aussi de l’intérêt grandissant que suscite dans la population cet appel à rompre avec la course à la croissance économique. rsz_23-quebec_decroissance_n.jpg

La croissance ne livre plus la marchandise

Quand on a soi-même participé à défendre cette idée, il est tentant d’expliquer son relatif succès actuel en faisant valoir le travail intellectuel et militant qui a été accompli depuis vingt ans pour la sortir de sa marginalité. Sans nier l’importance de ces efforts, je crois cependant que la principale cause de cette progression de la décroissance dans le débat politique contemporain est ailleurs. Et c’est à mon avis cette fameuse phrase de Marx qui nous lance sur la piste la plus intéressante : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience 3 » Autrement dit, il convient de se demander si ce n’est pas d’abord dans l’évolution de nos conditions de vie que se trouve l’origine de la désaffection ambiante à l’égard de la quête de croissance économique illimitée.

En réalité, l’intérêt pour la décroissance semble grandir à mesure que la croissance échoue de plus en plus à tenir ses promesses. Rappelons en quoi consistent principalement ces dernières : la réduction des inégalités socioéconomiques les plus criantes entre les participants à cette course à la production de marchandises et, au minimum, une amélioration des conditions d’existence matérielle pour tout le monde. Or, au cours des récentes décennies, le taux de croissance des économies occidentales a eu beau rester positif, cela ne s’est généralement pas traduit par un progrès significatif sur aucun de ces deux plans.

Le tout récent Rapport sur les inégalités mondiales 2022, coordonné entre autres par Thomas Piketty, souligne notamment, et après bien d’autres, que « [l]es inégalités mondiales sont proches du niveau qui était le leur au XIXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental 4». Certes, les inégalités entre pays semblent diminuer quelque peu, mais s’aggravent en revanche au sein des pays : « le rapport entre le revenu moyen des 10 % des individus les plus aisés et celui des 50 % les plus pauvres au sein des pays a presque doublé, passant de 8,5 à 15. Du fait de cette montée en flèche des inégalités intérieures, le monde reste aujourd’hui particulièrement inégalitaire, et ce malgré le rattrapage économique et la forte croissante des pays émergents 5. »

La hausse du PIB, disent parfois ses promoteurs, est censée avoir un effet analogue à celui de la marée dans un port, qui soulève les petits bateaux autant que les grands ! Or, depuis les années 1980, la « marée » monte effectivement presque sans arrêt, mais sans que tout le monde en profite. Comme l’ont montré parmi d’autres les travaux de Branco Milanovic, les « classes moyennes inférieures » des pays riches ont vu généralement leurs revenus stagner au cours de cette période6. En ce qui concerne le Québec, on pourrait évoquer à l’appui d’un tel constat cette note de l’IRIS qui soulignait il y a déjà quelques années : « si l’on ne tient pas compte de l’impôt et des transferts, les revenus des 99 % ont diminué de 2 % entre 1982 et 2010, tandis que ceux du centile supérieur ont augmenté de 271 %7 . »

Bref, et pour emprunter à Andrea Levy l’une de ses bonnes formules, la croissance ne livre plus la marchandise, si l’on peut dire. L’essentiel du mécontentement ou de la désillusion suscités par ces promesses non tenues vient sans doute nourrir le populisme de droite qui s’exprime avec de plus en plus de force dans les sociétés occidentales. Cela dit, on peut faire l’hypothèse raisonnable qu’une part de ces insatisfactions est aussi en cause dans la montée en puissance du mouvement politique de la décroissance depuis 20 ans, mais dans la partie gauche du champ politique cette fois.

En finir avec l’espoir d’un retour aux Trente glorieuses

rsz_22-30_glorieuses.jpgCependant, pour une large frange de ce que l’on appelle la « gauche », la meilleure manière de mettre un terme à ces insatisfactions et de marginaliser les idéologies par lesquelles elles s’expriment reste dans le fond d’imposer une distribution plus juste des fruits de la croissance tout en soutenant cette dernière aussi énergiquement que possible. Il s’agirait en somme d’en revenir à l’époque « bénie » des Trente glorieuses, caractérisée effectivement par une forte réduction des inégalités de revenus et l’émergence en Occident d’une importante « classe moyenne » salariée, conséquences de politiques de redistribution bien plus ambitieuses qu’aujourd’hui et d’un taux de croissance annuelle très élevé, comme l’a soutenu Thomas Piketty.

Un tel projet bute toutefois sur au moins trois difficultés. La première est que nos économies semblent tout simplement incapables de générer un niveau de croissance approchant celui qu’ont connu les sociétés occidentales dans les années d’après-guerre. Il est fort tentant d’y voir la confirmation du pronostic de Marx selon lequel le « moteur » du capitalisme est conçu de telle sorte qu’il ne peut que s’éteindre de lui-même, la lutte pour les chances de profit entre capitalistes leur imposant de produire des marchandises avec toujours moins de travail humain, alors même que ce travail constitue la seule source de la valeur économique. Quoi qu’il en soit, les économistes les plus favorables à la course à la croissance s’accordent depuis un moment déjà pour dire que nos sociétés sont condamnées à une « stagnation séculaire » de leurs économies.

En outre, le retour, très improbable donc, à un rythme de croissance similaire à celui qui caractérisait les économies occidentales avant les chocs pétroliers des années 1970 soulèverait un autre problème. Il aurait pour effet d’accélérer le désastre écologique en cours et risquerait de finir par provoquer un arrêt de nos économies, à la fois par manque de ressources naturelles et excès de déchets. Certes, une partie de la gauche actuelle en a conscience, lorsqu’elle fait la promotion d’un « Green New Deal », laissant paraître ainsi d’ailleurs toute la nostalgie que lui inspirent ces fameuses décennies d’après-guerre. Contre cette aspiration, il faut rappeler tout d’abord qu’il n’y a jamais eu de « croissance verte » et qu’il n’y en aura très probablement jamais 8. Ensuite, considérées du point de vue écologique, les Trente glorieuses méritent d’être rebaptisées les « Trente piteuses », tant elles se sont traduites par une accélération de la catastrophe écologique à l’échelle planétaire 9.

Enfin, il est crucial de rappeler à nouveau que la hausse du PIB a cessé depuis longtemps en Occident d’être corrélée positivement à l’amélioration du bien-être individuel, que celui-ci soit appréhendé à partir d’un indicateur subjectif, comme le sentiment de bonheur, ou objectif, comme l’espérance de vie. Passé un certain niveau de PIB par habitant, atteint généralement par les sociétés occidentales les plus riches dès les années 1970 ou 1980, l’évolution du bien-être ne semble plus dépendre de celle de la croissance économique10 . Dès lors, à quoi bon vouloir à tout prix poursuivre cette course à la production de marchandises ? Comme l’ont montré de manière magistrale les épidémiologistes Wilkinson et Pickett, ce qui contribue dorénavant de la façon la plus significative à l’amélioration du bien-être individuel dans nos sociétés est la réduction des inégalités socioéconomiques. Même les plus riches d’entre nous semblent y avoir intérêt11 !

Une course exténuante

Mais, la question des inégalités dans la distribution des fruits de la croissance ne me semble constituer que l’une des raisons pour lesquelles le désenchantement augmente à l’égard de cette course à la production de marchandises. L’autre raison essentielle est le fait que cette course finit tout simplement par exténuer ou épuiser celles et ceux qui y prennent part, et cela de différentes manières.

À force d’employer le mot « environnement » au sujet des destructions écologiques causées par notre civilisation, nous finissons par nous convaincre que ces destructions se produisent à l’extérieur de nous, et même loin de nous, lorsque nous avons le privilège d’habiter une métropole, qui plus est occidentale. Pourtant, le mode de vie qu’implique la participation à la course à la croissance contribue depuis un bon moment déjà, de façon directe et indirecte, à nous détruire, ou en tout cas à dégrader nos corps. Les symptômes les plus évidents de cette dégradation sont les « maladies de civilisation » qui affectent un nombre grandissant d’entre nous, auxquelles s’ajoutent certaines maladies infectieuses, ainsi qu’une baisse de la fertilité des membres de notre espèce. « Mal du siècle », la dépression (ou le burnout) témoigne particulièrement bien de cet épuisement induit par la quête de croissance 12.

Par ailleurs, cette course à laquelle nous sommes en fait contraints de participer nous place en situation de concurrence quasi permanente les uns contre les autres. Cela ne vaut pas seulement pour les « capitalistes », en lutte pour les chances de profit, mais aussi pour leurs employés qui, comme le soulignaient déjà Marx et Engels dans le Manifeste, « ne vivent qu’à la condition de trouver du travail et qui n’en trouvent que si leur travail accroît le capital13 . » Ceci nous incite à nous comporter toujours plus en « égoïstes systématiques » et à affaiblir de la sorte tout rapport de solidarité entre nous. L’être humain étant un animal social, il y a dans cette dynamique quelque chose de proprement inhumain, et donc d’aussi anti-écologique que le fait de polluer l’eau que nous buvons. Dans ce contexte, qui n’a rien d’un « état de nature », contrairement à ce que la pensée économique dominante suggère généralement, ce qui s’épuise, c’est la possibilité même de « faire société ».

Enfin, le caractère exténuant de la quête de croissance pour ses participants tient aussi au fait qu’elle repose de plus en plus sur la production et la consommation de ce que l’économiste Fred Hirsch nommait des « biens positionnels » 14 . Il faut entendre par ce terme un type de marchandises dont la valeur d’usage dépend étroitement du fait qu’elles ne restent accessibles qu’à une minorité de consommateurs. Plus nous sommes nombreux à tenter de mettre la main sur ce type de biens, plus nous risquons de détruire ce qui leur confère de l’intérêt, et d’éprouver par conséquent le déplaisir d’avoir déployé des efforts pour rien. Mais, dans le même temps, dès lors que certains autour de nous commencent à disposer de tels biens, nous n’avons parfois guère le choix que de tenter de les imiter.

C’est exactement ce qui se passe, par exemple, avec une marchandise comme le VUS. Vendu comme un moyen d’augmenter le confort et la sécurité de son utilisateur, ce véhicule contribue à dégrader le confort et la sécurité des autres usagers de la route à mesure qu’il est plus fréquemment utilisé. Cela incite les conducteurs de voitures « ordinaires » à acquérir à leur tour un VUS pour tenter de retrouver des conditions d’utilisation de la route au moins équivalentes à celles dont ils bénéficiaient avant l’arrivée sur le marché de ce « bien positionnel ». Un tel choix cependant ne va pas améliorer leur sort. Il s’agit d’éviter que celui-ci ne se dégrade, au prix d’une dépense supplémentaire. Quant aux bénéfices apportés à leurs utilisateurs par les premiers VUS, ils sont détruits par la prolifération de ce type de véhicule. A ce petit jeu, tout le monde y perd finalement, d’autant que ces automobiles émettent par ailleurs bien plus de CO2 que celles dont elles ont pris la place.

Cette course, non seulement vaine, mais destructrice de tant de richesses en tous genres, s’observe aussi en ce qui concerne des marchandises bien plus « nobles », telles que les diplômes universitaires par exemple. Comme le soutenait Hirsch, « l’économie positionnelle » contribue en fait de plus en plus à la croissance économique de nos sociétés. Et c’est également ce qui rend celle-ci de plus en plus épuisante. Nous n’en avons sans doute pas pleinement conscience, mais le ressentons néanmoins. Voilà certainement l’une des raisons supplémentaires de l’intérêt grandissant que suscite l’appel une « décroissance soutenable ».

 

Notes

  1. Cédric Biagini, David Murray, Pierre Thiesset (dir.), Aux origines de la décroissance. Cinquante penseurs, Montréal, Écosociété, 2017, 320 pages ; Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013, 304 pages.
  2. https://www.medef.com/uploads/media/default/0019/96/13294-progres-synthese-actualisee-post-covid-sondage-medef.pdf
  3. Karl Marx, « Critique de l’économie politique », Œuvres. Économie – I, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1963 [1859], p. 273.
  4. Lucas Chancel (dir.), Rapport sur les inégalités mondiales 2022 – Synthèse, World Inequality Lab, 2021, p. 5.
  5. Ibidem.
  6. Branco Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, Paris, La Découverte, 2019.
  7. IRIS, « Inégalités: le 1% au Québec », octobre 2013, p. 4.
  8. Pour une tentative de synthèse de la discussion sur ce point, voir : https://www.acfas.ca/publications/magazine/2020/09/croitre-durer-il-va-falloir-choisir
  9. Sans oublier le fait que la richesse accumulée au Nord est aussi le produit d’une poursuite de l’exploitation des pays du Sud, sous couvert d’aide au développement dans bien des cas.
  10. Voir par exemple : Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Pairs, Les Petits Matins, 2015, 224 pages.
  11. Richard Wilkinson et Kate Pickett, L’égalité c’est mieux. Pourquoi les écarts de richesses ruinent nos sociétés, Montréal, Écosociété, 2013, 378 pages.
  12. Sur cette question voir notamment : André Cicolella, Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques, Paris, Le seuil, 2013, 309 pages. Ou, pour un travail plus récent : Corinne Lalo, Le grand désordre hormonal. Ce qui nous empoisonne à notre insu, Paris, Le cherche midi, 2021, 549 pages.
  13. Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976 [1848], p. 39.
  14. Fred Hirsch, Les limites sociales de la croissance, Paris, Les Petits Matins, 2016 [1976]

Une pandémie ne peut se vaincre qu’ensemble

par Monique Jeanmart
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Automne 2021. L’Afrique du Sud annonce la découverte d’un nouveau variant, l’Omicron, sept fois plus contagieux que le Delta. Novembre 2021, la santé publique recommande une 3e dose pour les personnes vulnérables et les travailleurs de la santé. Janvier 2022, alors que le variant se répand comme une trainée de poudre sur la planète, on distribue la 3e dose à tous les doublements vaccinés. En Israël, c’est la 4e dose qui est administrée aux plus vulnérables.

Pendant que les pays riches se battent contre la Covid comme Don Quichotte contre les moulins, se met en place un « apartheid » vaccinal qui confirme une nouvelle injustice pour les pays pauvres. En décembre 2021, l’ensemble des pays à revenus élevés avait vacciné 70 % de leur population contre 3 % seulement pour les pays à faibles revenus. À la même date, le nombre de personnes infectées par le variant sur le continent africain atteignait 9 millions de personnes, 7 milliards de doses étaient administrées dans le monde, mais seulement 280 millions pour une population de 1,3 milliard d’africains. Au rythme actuel il faudra attendre août 2024 pour que l’Afrique atteigne les objectifs de vaccination1.

COVAX, une initiative mal aboutie

rsz_31-le_devoir-du-13-janvie.jpgComment en sommes-nous arrivés là ? Dès les premiers mois de 2020, la course aux vaccins pour obtenir le plus de doses permet aux pays à revenus élevés de réserver des quantités massives de vaccins, sans égard aux prix, installant un égoïsme vaccinal qui perdure.

En avril 2020, à l’initiative de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) se met en place une entente de vaccination universelle, le COVAX (Vaccine Global Axess Facility), initiative regroupant des gouvernements, des scientifiques, des philanthropes et des organismes de la santé avec pour objectif d’assurer un accès équitable aux vaccins et traitements contre la Covid. Plus de 180 pays se joignent à l’initiative en signant des accords qui précisent que les pays riches achèteront et payeront leurs doses par l’entremise de COVAX, les pays à faibles revenus les recevront gratuitement. Le plan prévoit que tous les pays recevront des doses pour immuniser 3 % de leur population (personnes à risque élevé), ensuite 20 % seront répartis équitablement pour couvrir les besoins de 20 % de personnes à risques moyens.

Les règles ne seront pas respectées parce que les clauses signées par les participants ne les empêchent pas de s’approvisionner directement auprès des multinationales et parce que ceux qui en ont les moyens ont déjà réservé et payé leurs vaccins – en quantité suffisante pour vacciner plusieurs fois leur population – avant même qu’ils soient approuvés et disponibles.

Le Canada, stratégie et critique

Parce qu’il n’a pas d’infrastructure pour les produire, le Canada se trouve dans la course aux vaccins avec la majorité des pays, dont les pays à faible revenu. Il a contribué à COVAX à hauteur de 420 millions de dollars en même temps qu’il concluait des ententes directement avec les pharmaceutiques. Ce qui lui a permis de recevoir par COVAX 1 903 200 vaccins d’AstraZeneca en même temps que les pays à faibles revenus. Stratégie qui ne serait pas critiquable si l’offre était suffisante et qu’il y avait assez de vaccins pour couvrir les besoins partout. Par cette stratégie le Canada a participé au « chacun pour soi vaccinal » et à la l’injustice vaccinale.

La levée des brevets en débats

rsz_33-droits_dauteur.jpgDès octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud demandent la levée des brevets pour produire eux-mêmes les vaccins et permettre à tous les pays d’atteindre un niveau de vaccination sans lequel on ne peut espérer vaincre le virus. Plusieurs organismes et collectifs vont en faire leur revendication. Mais la levée des brevets est-elle vraiment la solution?

Les vaccins sont privatisés par les droits liés à la propriété intellectuelle, ce qui permet aux pharmaceutiques de fixer les règles du jeu et de faire des profits faramineux. Selon OXFAM, en 2021, Pfizer, BioNTech et Moderna ensemble ont réalisé des gains de 34 milliards de dollars avant impôts. En plus d’enrichir les actionnaires des multinationales, les brevets limitent la production des vaccins. Les vaccins sont brevetés, par ceux qui les ont élaborés, pour une durée de 20 ans, leur garantissant le monopole sur la fabrication et la stratégie de distribution. Si les brevets existent depuis longtemps, ce n’est que depuis les années 80 que les droits sur la propriété intellectuelle – avec la finance – sont devenus les piliers du capitalisme moderne. Le brevet qui reconnaît l’invention porte sur la technique de fabrication, mais ne révèle pas le savoir-faire attaché à cette technologie. Libéraliser les vaccins des brevets signifie lever l’exclusivité pour mettre fin au monopole et permettre à d’autres producteurs de les fabriquer. Ayant bénéficié de généreux fonds publics pour financer la recherche, rien ne justifie ce monopole ni les profits faramineux récoltés par les multinationales et leurs actionnaires. Revendication demandée par l’OMS, mais rejetée par la plupart des pays du G-7 dont le Canada.

Pour Fabienne Orsi 2 , libéraliser les vaccins signifie lever l’exclusivité de fabrication des pharmaceutiques pour permettre à d’autres producteurs de les fabriquer. Si ces multinationales ont joué un rôle indéniable, il faut rappeler qu’elles ont reçu des milliards de fonds publics pour financer la recherche. La libéralisation est un préalable, mais n’est pas suffisante parce qu’elle n’implique pas le transfert de savoir-faire et des nombreuses technologies développées antérieurement à la fabrication des vaccins contre la Covid. La vraie solution est de faire des vaccins des biens communs mondiaux.3 « La notion de bien commun postule qu’aucun bien n’est commun par nature. Nous devons décider, politiquement, de ce qui est commun ou pas, et nous organiser pour qu’il le devienne. » C’est tout un système qu’il faut repenser. Parce que la pandémie est un mal commun mondial qui résulte de notre modèle de développement4 , seul un changement de modèle permettra d’en sortir. « C’est dans ce sens qu’il faut aller si nous voulons trouver une réponse internationale qui soit à la hauteur de nos aspirations. »

Pour prolonger la réflexion

A voir: Grands reportages, La diplomatie des vaccins, RDI, vendredi 11 mars 2022 à 20: 00. Documentaire sur l’injustice vaccinale et les failles du programme COVAX.

– Alternatives économiques, Accés aux vaccins : Il faut aller au-delà de la libération des brevets, Entretien avec Fabienne Orsi, no 410, mars 2021.

– Rose Marie Borges, La levée des brevets sur les vaccins anti-Covid : un débat tronqué entre droit, éthique et politique, Actu Juridique français, 22/07/2021 mis à jour le 06/08/2021.

– Annie Labrecque, Pourquoi le Canada a-t-il recours à l’initiative COVAX pour se procurer des vaccins ? Québec Science, vol. 59, no 05, février 2021. 

– Maïka Sondarjee, Injustice vaccinale, Le Devoir, décembre 2020. – 2021 : l’année des injustices vaccinales, OXFAM France, 23 décembre 2021.

– Eco d’ici, éco d’ailleurs, Pour lutter contre la pandémie, suspendre la propriété intellectuelle des vaccins, RFI, publié le 23/04/2021.

 

Notes

  1. 2021 : l’année des inégalités vaccinales, OXFAM France, 23 décembre 2021
  2. Fabienne Orsi, économiste, chercheuse à l’Institut de Recherche pour le Développement au sein du laboratoire Population, Environnent et Développement (Université de Marseille), membre des Économistes atterrés.
  3. Sur le concept de communs voir Le retour des communs, bulletin d’Attac, no 57, juin 2018
  4. Sur cette question, voir Pandémie, écologie, économie et politique, L’Aiguillon, bulletin d’Attac, no 63, mai 2020.

Paradis fiscaux: quand l’OCDE continue de dicter les règles

par Jacques Bouchard
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En octobre dernier, nous avions produit une analyse de la conjoncture politique et économique ayant mené à la proposition sur l’entente intervenue à l’OCDE portant sur la création d’un impôt minimal de 15 % et proposant une lecture critique de cette entente. Cette analyse est toujours disponible sur notre plateforme numérique.

Au moment où le gouvernement fédéral vient d’annoncer, dans le cadre des mandats dévolus à la vice-première ministre et ministre des Finances, de collaborer à la mise en place de cette entente tout en lui demandant de déposer un projet de loi sur la mise en œuvre d’une taxe numérique en …2024 si le traité n’entrait pas en vigueur. Il nous apparaît opportun de repréciser quelques éléments de ladite entente et de revenir sur les réserves que nous avons identifiées avoir face à celle-ci.

Une entente à 2 piliers

Pilier 1 : Révision des règles relatives au lien et à la répartition des bénéfices

En quelques mots, cette disposition élargirait le concept de présence imposable qui s’appliquerait non seulement aux entreprises ayant une présence physique dans une juridiction, mais également à celles qui génèrent des revenus par le biais du web (p. ex., ventes en ligne, diffusion en continu de contenu numérique, jeux, etc.) ou par l’échange de certains types d’actifs incorporels par ex. renseignements sur les clients provenant de données. Autrement dit, une partie des recettes fiscales sera versée dans les pays où les multinationales auront réalisé leurs profits sans égard à la localisation des sièges sociaux.

Pilier 2 : Proposition visant à lutter contre l’érosion de la base d’imposition à l’échelle mondiale

Les recommandations dans le second volet viendraient permettre aux pays de fixer un seuil minimal d’imposition sur les profits réalisés à l’étranger, ce qui n’a jamais été appliqué à aucun moment de notre histoire.

Par ces dispositions, une transnationale qui réussit à payer, par exemple, un taux d’imposition compris entre zéro et 3 % par l’intermédiaire des paradis fiscaux devra payer la différence entre ce taux de 3 % et le taux minimum de 15 %, fixé par la proposition soumise par le G-7. La mesure ne s’appliquera que pour les multinationales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 866 millions de dollars canadiens. Les bénéfices seraient assujettis à ce taux d’imposition minimum, qu’ils soient réalisés par la société mère dans sa juridiction, par une société étrangère contrôlée ou par une succursale étrangère.

Oui, mais…

Certes, la proposition du G-7 peut être accueillie favorablement, répondant enfin à une demande que les organisations préoccupées par la justice fiscale ont répétée depuis des années. Celle-ci demeure à haut risque et largement insuffisante.

De plus, il est important de se rappeler que le Pilier 1 ne touche qu’une centaine de transnationales, sur les 8000 répertoriées qui ont un chiffre d’affaires consolidé de plus de 20 milliards de dollars. De plus, un pays n’aurait accès à la nouvelle répartition des droits d’imposition qu’en supprimant toutes les taxes existantes sur les entreprises technologiques. La très grande majorité des entreprises concernées seraient américaines.

Pour le Pilier 2, il faudra voir les détails de l’entente et comment se traduiront les règles qui seront adoptées et mises en place. De plus, dès l’annonce du G-7, Londres faisait part de son intention de mettre la City de Londres à l’abri des nouvelles règles. Il est utile aussi de rappeler que les discussions qui étaient en cours sur ce sujet à l’OCDE prévoyaient déjà des exceptions pour les secteurs des mines, du transport aérien et maritime… et pour le secteur financier.

Selon l’évaluation de l’ICRIT – la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises – l’accord ne générera que 150 milliards de dollars de recettes fiscales au lieu de 500 milliards avec un taux effectif de 25 % qu’elle préconisait. rsz_42-paradis_fiscaux.jpg

Permis de frauder. C’est en ces termes que Thomas Piketty, dans le journal Le Monde du 12 juin dernier, réagissait au faible taux de 15 % effectif proposé par le G-20?? : « En actant le fait que les multinationales pourront continuer de localiser à loisir leurs profits dans les paradis fiscaux, avec comme seule imposition un taux de 15 %, le G-7 officialise l’entrée dans un monde où les oligarques paient structurellement moins d’impôts que le reste de la population » et d’ajouter «Si l’on en reste là, il s’agit ni plus ni moins de l’officialisation d’un véritable permis de frauder pour les acteurs les plus puissants. Pour les petites et moyennes entreprises comme pour les classes populaires et moyennes, il est impossible de créer une filiale pour délocaliser ses profits ou ses revenus dans un paradis fiscal. Pour tous ces contribuables, il n’existe pas d’autre choix que de payer l’impôt de droit commun. Or, si l’on additionne l’impôt sur le revenu et les bénéfices et les prélèvements sociaux, les salariés comme les indépendants petits et moyens se retrouvent à payer dans tous les pays du G-7 des taux nettement supérieurs à 15 % : au moins 20 %-30 %, et souvent 40-50 %, voire davantage. »

Les pays de l’OCDE qui établissent les règles sont responsables de la majorité des pertes fiscales mondiales sur les sociétés.

Faut-il être surpris, de ces piètres résultats sachant que plus des deux tiers des risques d’abus à l’impôt sur les sociétés dans le monde étaient imputables aux membres de l’OCDE, ceux-là mêmes qui édictent les règles fiscales internationales depuis 60 ans, selon l’Indice des paradis fiscaux pour les sociétés 2021 du Tax Justice Network

Revoir nos modèles fiscaux planétaires

Ces piètres résultats amènent Tax Justice Network, à proposer de confier désormais la définition des règles fiscales internationales aux Nations Unies. En ce sens, l’organisation rejoint le Groupe de haut niveau sur la responsabilité, la transparence et l’intégrité financières internationales pour atteindre les objectifs du Programme de développement durable à l’horizon 2030 (Groupe FACTI) qui invite les gouvernements à adopter un Pacte global sur l’intégrité financière pour un développement durable.

Dans son rapport intitulé L’intégrité financière pour un développement durable, en février 2021, le Groupe FACTI soulignait le besoin de lois plus sévères et d’institutions plus robustes pour prévenir la corruption et le blanchiment d’argent et en appelle à la fin de l’impunité pour les banquiers, avocats et experts-comptables qui rendent possible ces crimes financiers.

Pour en savoir plus…

Un impôt minimal de 15% pour les firmes transnationales : une bonne ou une mauvaise idée ? – Attac Québec Lettre de mandat de la vice-première ministre et ministre des Finances (pm.gc.ca)

Sommaire des travaux de la CFFP sur la réforme de la fiscalité internationale et pistes de réflexion pour le Québec (usherbrooke.ca)

Aperçu des règles de l’impôt minimum global (usherbrooke.ca)

State_of_Tax_Justice_Report_2021_FRENCH.pdf (taxjustice.net)

Groupe de travail des Nations Unies : en finir avec les pratiques financières abusives pour sauver les hommes et la planète (factipanel.org)

 

L’action souterraine du lobby des hydrocarbures

par Claude Vaillancourt
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Pourquoi les gouvernements dans le monde ne parviennent-ils pas à prendre de meilleures mesures contre le réchauffement climatique alors que le danger est imminent? Il n’est pas facile de changer un vieux système économique en grande partie basé sur la consommation d’hydrocarbures. Mais le lobbying intensif des grandes entreprises dans ce domaine est un facteur qu’il ne faut surtout pas négliger.

Les revenus perdus pour ces entreprises seront énormes si la transition écologique se déroule telle qu’elle le devrait. Imaginons un monde sans stations d’essence, sans pipelines, sans les centrales électriques s’alimentant en hydrocarbures et sans un transport illimité de marchandises (ce qui implique une diminution du nombre de camions, d’avions, d’automobiles). Nous venons ainsi d’éliminer un moyen extraordinaire de s’enrichir: vendre un produit qu’on brûle et qu’il faut remplacer en grande quantité dès qu’il disparait.

Peu de secteurs de l’économie sont aussi payants, pas même l’industrie numérique. Selon la liste de Fortune Global 500, datant de janvier 2022, cinq des dix plus riches compagnies dans le monde, étaient reliées à la consommation d’hydrocarbures, ces firmes œuvrant dans le pétrole, le gaz, l’électricité ou l’automobile. Déjà, ces entreprises n’occupent plus une place aussi bonne qu’il n’y pas si longtemps (sept sur dix occupaient les positions de tête en 2019).

L’idée est donc de s’en mettre le plus dans les poches avant le déclin inévitable. Ce qui rappelle en particulier la situation des compagnies de cigarettes sachant très bien qu’une réglementation viendrait restreindre leur commerce, mais souhaitant retarder ce moment autant que possible. Dans Lobbytomie. Comment les lobbies empoisonnent nos vies et la démocratie, Stéphane Horel a bien décrit ce phénomène : « Tabac. Changement climatique. Amiante. Le public le sait bien : sur ces trois sujets, l’action publique a été retardée à la suite de manœuvres orchestrées par des industriels ayant des intérêts commerciaux dans chacun de ces domaines. »

Les armées de lobbyistes

Pour parvenir à leurs fins, le moyen le plus efficace pour ces firmes est de mobiliser des armées de lobbyistes. Ceux-ci font un travail à plusieurs niveaux. Ils rencontrent les élus et les fonctionnaires de façon à les influencer directement, ce qui est peut-être l’aspect le plus connu de leurs démarches, bien que cette influence soit secrète et difficile à documenter.

Pendant la COP 26, à Glasgow, il a été révélé que les compagnies d’hydrocarbures avaient la plus forte délégation, toutes catégories comprises, avec 500 personnes pour défendre leurs intérêts. Le Centre canadien des politiques alternatives a répertorié pas moins de 11 452 contacts entre les lobbyistes des compagnies d’hydrocarbures et des représentants du gouvernement canadien entre 2011 et 2018, ce qui correspond à six contacts par jour ouvrable. Même les gouvernements, sous la pression des lobbyistes, peuvent eux-mêmes avoir recours au lobbyisme propétrole: selon les Amis de la Terre, en 2013, notre gouvernement aurait organisé au moins 110 événements pour convaincre, avec succès, les Européens d’éliminer une directive sur la qualité du carburant, qui aurait rendu très difficile l’exportation du pétrole très polluant des sables bitumineux.

Mais les lobbyistes peuvent aussi influencer l’opinion des élus et de la population en finançant des think tanks et en soudoyant des scientifiques pour écrire des articles en leur faveur, y compris dans des revues prestigieuses. L’une de leurs pratiques les plus douteuses est le similitantisme (ou astroturfing), c’est-à-dire la formation de faux groupes de militants de base avec des revendications favorisant les pétrolières, ce qu’a dénoncé la chercheure Sophie Boulay : « étant une communication mensongère et trompeuse, l’astroturfing mine l’authenticité, condition essentielle à tout acte communicationnel et à toute démarche démocratique. »

Le cas le plus connu de lobbyisme ravageur est celui d’ExxonMobil, maître de toutes ces tactiques qui, bien qu’étant au courant depuis longtemps de la réalité du réchauffement climatique, a investi des ressources considérables pour soutenir le climato-scepticisme, et cela pendant de longues années.

Les marchands d’illusion

52-greenwashing.jpgAujourd’hui, une pratique semblable n’est plus possible et même ExxonMobil reconnaît le problème du réchauffement climatique. Le travail des lobbyistes consiste plutôt à donner une meilleure image des compagnies, entre autres par des opérations de greenwashing.

Au cœur de leur stratégie (en plus de continuer à influencer dans l’ombre les gouvernements), se trouve la prétention de vouloir atteindre des « émissions nettes zéro ». C’est-à-dire d’arriver à ce point névralgique où leur production de gaz à effet de serre est entièrement compensée par des projets écologiques. D’où ce terme plan net zéro qu’on retrouve sur les sites de toutes les grandes compagnies pétrolières, comme un objectif parfaitement réalisable.

Mais un grand nombre de ces projets soi-disant écologiques sont problématiques : certains sont implantés sans consultations dans des milieux qui ne les ont jamais souhaités; d’autres sont fallacieux et n’atteignent pas les objectifs de réduction annoncés; d’autres enfin ne verront jamais le jour. Ce qu’a dénoncé un groupe d’ONG dans un rapport intitulé La grosse arnaque. Comment les grands pollueurs mettent en avant un agenda « zéro émission nette » pour retarder, tromper et nier l’action climatique.

En attendant de voir les résultats de ces compensations, les grandes firmes peuvent continuer d’exploiter ces ressources qu’il faut pourtant laisser sous terre, et cela en jouant les bons samaritains.

La volonté de retarder autant que possible une transition écologique inévitable dans le but d’accumuler des profits est plus inacceptable que jamais. Parce que ce qui est le plus précieux pour combattre le réchauffement climatique, c’est justement de pouvoir agir tout de suite. Tout retard engendrera sa part de catastrophes. D’où l’importance de limiter grandement l’action des lobbyistes. Une autre urgence que nos gouvernements ne semblent pas vouloir comprendre.

 

LES FINANCES PUBLIQUES POUR LES NULS

L’écofiscalité: un outil efficace pour réduire les émissions des GES

par Chantal Santerre
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Le 19 avril 2006, le gouvernement du Québec adoptait la Loi sur le développement durable. Cette loi, entre autres, a créé un poste de commissaire au développement durable relevant du Bureau du vérificateur général du Québec, celui-ci devra assurer l’évaluation transparente des résultats atteints.

Depuis, chaque année, le commissaire au développement durable produit son rapport. Dans celui de 20211 , on retrouve une étude sur les bonnes pratiques de cinq pays en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), étude que je vous recommande fortement d’aller lire puisque je ne peux ici que vous en donner un aperçu.

Cette étude a été motivée par le fait que le Québec n’atteindra pas sa cible de 2020 et que dans le Plan pour une économie verte 20302 d’autres mesures devront être déterminées pour la période 2027-2030.

On a jugé opportun de présenter certaines bonnes pratiques adoptées par cinq pays (Danemark, France, Royaume-Uni, Suède et Suisse) qui ont réussi à réduire de façon marquée leurs émissions de GES et ce dans cinq secteurs d’activités, soit : les transports, l’industrie, le bâtiment, l’agriculture et les déchets. Ces cinq pays ont été choisis parce qu’ils avaient une croissance démographique et économique semblable ou supérieure au Québec au cours de la période allant de 1990 à 2018.

Une des questions formulées au terme de cette étude est la suivante : Pourrions-nous, dans ce dossier, utiliser davantage la réglementation et les instruments économiques comme l’écofiscalité?

Qu’est-ce que l’écofiscalité?

L’écofiscalité regroupe un ensemble d’instruments économiques visant à décourager les activités nuisibles à l’environnement ou à encourager les activités qui lui sont favorables et à en stimuler l’innovation. Les mesures écofiscales s’appuient principalement sur le principe de l’internalisation des coûts, le principe de pollueur-payeur et le principe d’utilisateur-payeur.

Pourquoi devons-nous avoir recours à l’écofiscalité?

Selon son modèle théorique, le marché est un mécanisme efficient qui permet d’optimiser l’utilisation des ressources limitées d’une société afin de satisfaire en biens et en services les besoins des consommateurs. C’est le mécanisme des prix qui permet de coordonner l’ensemble des activités économiques en influençant le comportement des consommateurs et en l’amenant à faire les choix qui devraient en théorie optimiser l’utilisation des ressources disponibles.

La même théorie reconnaît aussi qu’il arrive que le marché ne parvienne pas à être optimal, en raison de ce que les économistes appellent des « défaillances » ou « inefficiences du marché ». La défaillance du marché qui nous intéresse lorsqu’on parle d’écofiscalité, c’est lorsque l’action d’un agent économique a des conséquences sur un ou des tiers qui n’est ou ne sont pas parties prenantes de ladite action : une telle inefficience du marché est ce qu’on appelle une « externalité ».

Plus précisément, une externalité survient lorsque les coûts et/ou les bénéfices provenant d’une activité économique ne sont ni assumés par, ni ne bénéficient aux, selon le cas, personnes impliquées dans cette activité. Une externalité ainsi entendue peut être positive ou négative. On reconnaît généralement que le réchauffement climatique dû aux émissions de GES est la pire et aussi la plus préoccupante des externalités négatives.

Variation des émissions de GES par secteur d’activité au Québec entre 1990 et 2018

On peut constater (figure 2) que c’est au niveau des secteurs des transports et de l’agriculture que le bilan québécois s’est alourdi. C’est pourquoi, je vous donnerai un aperçu des bonnes pratiques dans divers pays dans ces deux secteurs. Je vais débuter en vous parlant de la tarification du carbone parce que c’est une mesure qui touche plusieurs secteurs d’activité. figure_2-pgn.png

Quelques bonnes pratiques de cinq pays en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Tarification du Carbone

Il y a deux façons de tarifer le carbone; soit en utilisant une « taxe sur le carbone », soit en utilisant un Système de plafonnement et d’échange de droits (ou quotas) d’émission (SPEDE). Cette tarification permet d’intégrer les coûts environnementaux associés aux GES dans la prise de décision des acteurs économiques. Il s’agit donc d’une forme d’internalisation des coûts environnementaux.

Dans un SPEDE, le gouvernement fixe un plafond d’émissions pour limiter la quantité totale de certains GES que les émetteurs visés par le système peuvent relâcher dans l’atmosphère. Dans les limites de ce plafond, les participants reçoivent ou achètent des droits d’émission qu’ils peuvent échanger avec d’autres participants inscrits au système en fonction de leurs besoins de conformité réglementaire. Plus on abaisse le plafond et plus le prix pour les droits d’émission augmente. Le coût du carbone est ainsi établi par le marché.

Au Québec, en novembre 2021, le prix de vente des droits d’émissions était de 42,68$ la tonne. En décembre 2021, le prix du carbone de l’Union européenne était de 116$ (80 euros) la tonne. On le voit, le Québec pourrait augmenter le prix de vente des droits d’émission tout en restant compétitif à l’international. Au Québec, la totalité des revenus issus des ventes aux enchères du marché du carbone sont versés au Fonds d’électrification et de changements climatiques, qui servira entre autres à financer les mesures de mise en œuvre découlant du Plan pour une économie verte 2030.

Actuellement, la Bourse du carbone ne répond pas complètement aux attentes et elle fait l’objet de plusieurs critiques. Dans son Plan pour une économie verte 2030, le gouvernement prévoit des mesures qui contribueront à l’améliorer, il pourrait s’inspirer de ces critiques.

Bonnes pratiques dans le secteur du transport

Au Québec, les émissions de GES provenant du transport routier ont augmenté d’un peu moins de 59 % de 1990 à 2018. Ce sont les camions légers qui sont de plus en plus présents au Québec qui en sont la cause. En 2018, les automobiles consomment en moyenne 20 % moins de carburant aux 100 kilomètres que les camions légers. Le pourcentage de camions légers sur nos routes est passé de 28 % à 42 % en 2018. tableau_2.pngIl est reconnu que plus le prix du carburant est élevé, plus les quantités consommées, de même que les émissions de GES et de polluants atmosphériques qui leur sont associées, diminuent. La figure 4 ci-dessous compare les prix de l’essence et du diesel en janvier 2020, au Québec et dans les cinq pays retenus. figure_4.pngLe plan pour une économie verte du gouvernement du Québec mise sur l’électrification des transports avec des incitatifs au moment de l’achat des voitures. Une augmentation substantielle du prix de l’essence aurait un impact sur le choix des véhicules et permettrait d’augmenter les revenus du gouvernement et ainsi de financer une augmentation des subventions à l’achat de véhicule électrique.

On pourrait aussi instaurer un système de bonus-malus comme la France et la Suède. Le bonus-malus écologique, aussi appelé « écobonus » ou « malus écologique », vise à récompenser (bonus) les acquéreurs de véhicules émettant moins de GES et à pénaliser (malus) ceux qui optent pour les modèles les plus polluants.

Au niveau du bonus, le Québec offre des subventions à l’achat ou à la location de véhicules émettant moins de GES, semblables à la France et à la Suède. C’est au niveau du malus que le Québec pourrait faire mieux. Si on appliquait les malus français et suédois à l’achat d’un VUS populaire au Québec, le malus français serait de 10 807 $ et celui de la Suède serait de 3 660 $ par année pendant trois ans. De quoi faire changer d’idée.

Bonnes pratiques dans le secteur agricole

Au Québec, de 1990 à 2018, il y a eu une croissance de plus de 12 % des émissions de GES dans le secteur agricole. Cette croissance est notamment attribuable à l’augmentation des émissions d’oxyde nitreux provenant de la gestion des sols agricoles. tableau_5.pngDepuis 1991, un système de quotas pour l’usage d’engrais dans la production agricole a été mis en place au Danemark, qui attribue des quotas d’azote individuels non négociables aux agriculteurs en fonction de plusieurs critères. Lorsqu’un agriculteur dépasse le quota qui lui est alloué, il est passible d’une amende proportionnelle au dépassement du quota. Les agriculteurs doivent aussi tenir un registre annuel de leur utilisation d’engrais qu’ils doivent soumettre annuellement aux autorités gouvernementales.

Depuis 2005, le gouvernement du Québec utilise un programme de soutien et de financement agricoles qui est conditionnel au dépôt annuel, par les agriculteurs, d’un bilan de phosphore équilibré. Pour diminuer les émissions de GES dues à l’azote le gouvernement du Québec pourrait exiger aussi le dépôt d’un bilan d’azote équilibré. Le Québec pourrait aussi instaurer une taxe sur l’azote ou les engrais en complémentarité des mesures réglementaires comme le recommande le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et l’Organisation de coopération et développement économique (OCDE).

Parlons finances publiques

Selon le rapport Stern3 , un investissement de 1 % du PIB par année est suffisant pour éviter les pires conséquences du réchauffement climatique. En 2021, le PIB du Québec étant de 383,6 milliards $, cela représenterait donc un investissement de 3,836 milliards par année. Le Plan pour une économie verte 2030 du gouvernement du Québec est doté d’une enveloppe de 6,7 G $ sur 5 ans. Cela équivaut à un budget annuel de 1,34 G $ pour les 5 prochaines années, soit presque trois fois moins que ce que suggérait le rapport Stern.

Selon les calculs de la Coalition Main rouge, une taxe sur la richesse rapporterait plus de 4 milliards $ (données de 2019). Cela couvrirait le 1 % du PIB québécois que le rapport Stern recommande pour éviter les pires conséquences du réchauffement climatique et cela sans compter les revenus supplémentaires procurés par les mesures d’écofiscalité.

Nous avons les moyens et les ressources pour atteindre nos cibles. Soyons ambitieux!

 

Notes

  1. https://www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/rapport-cdd/171/32374_VGQ_CDD_complet_web.pdf
  2. https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/environnement/publications-adm/plan-economie-verte/plan-economie-verte-2030.pdf?1605549736
  3. STERN, Nicholas, The Economics of Climate Change : The Stern Review, Cabinet Office – HM Treasury, Cambridge University Press, 2007.

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Coordonnatrice: Monique Jeanmart

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