Après que soit mort et enterré le projet de loi 61 sur la relance économique, voici que réapparait sa nouvelle mouture, la loi 66. Le gouvernement du Québec nous annonce une version plus digeste que la précédente, à l’écoute des critiques qui lui ont été adressées. Mais cet autre projet, loin d’être un véritable mea culpa, nous mène vers une relance guidée par une vision plutôt similaire de l’économie.
Le projet de loi 61, présenté par le gouvernement Legault au printemps dernier, en a déconcerté plusieurs. Selon ce projet, il fallait relancer l’économie dans la plus grande précipitation, en construisant tout ce qu’on pouvait construire : écoles, routes, Maison des aînés, hôpitaux, transports collectifs, etc. Pour y arriver, on était prêt à éliminer les barrières qui permettent pourtant que les opérations se passent bien. La lutte contre la corruption et la protection de l’environnement, entre autres, devenaient secondaires.
Heureusement, tout ne s’est pas passé ainsi. Une commission parlementaire sur le sujet et un travail solide de l’opposition ont forcé le gouvernement à corriger le projet de loi, puis à le retirer. Mais le gouvernement Legault ne semble pas avoir retenu la leçon. En juillet dernier, il annonçait déjà qu’il ne se gênerait pas pour avoir recours au baîllon si on l’empêchait à nouveau de réaliser au plus vite ses grands projets. C’est donc un gouvernement sans grands remords qui nous lance une nouvelle version d’un projet de loi honni. Voudra-t-il le faire adopter avec une même tendance à limiter les débats?
Une recette en apparence éprouvée
La CAQ peut s’appuyer sur un important précédent historique pour justifier sa démarche. Rappelons-nous le populaire New Deal du président Roosevelt. Devant les ravages de la Grande Dépression, l’économie étatsunienne avait cherché à se relancer par des investissements étatiques massifs. Cette politique s’est généralisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que le keynésianisme, adopté dans la plupart des pays occidentaux, a encouragé les gouvernements à financer un nombre incalculable de projets publics d’une grande utilité et qui ont transformé la société. Les succès de cette période marquée par trente années de croissance, les Trente Glorieuses, sont peut-être venus à l’esprit de l’équipe de François Legault lorsqu’elle a conçu le projet de loi 61, puis la loi 66.
Au premier abord, on pourrait y voir une importante rupture avec les choix économiques des gouvernements du Québec de ces dernières années, plus spécifiquement avec le néolibéralisme triomphant. Après une trop longue période d’austérité budgétaire, on devrait se réjouir de voir un gouvernement se lancer dans la construction d’infrastructures dont profiteront l’ensemble des Québécois.e.s.
Le hic, c’est que les Trente Glorieuses sont loin derrière nous et qu’avec les transformations du monde survenues depuis, il est impensable de revenir sans y penser sérieusement aux politiques adoptées à l’époque. Les préoccupations environnementales existaient à peine et les grands investissements ont beaucoup profité à l’industrie automobile, favorisant un mode de vie axé sur l’usage systématique de la voiture personnelle.
D’autre part, François Legault ne semblait pas très préoccupé par le fait que cette expansion économique s’est aussi accomplie dans un contexte de réglementation plus sévère (entre autres du secteur de la finance). Le nouveau projet offre heureusement un meilleur encadrement, bien imparfait toutefois: ainsi, certains travaux pourront commencer avant d’obtenir une autorisation ministérielle ou municipale. Mais surtout, le New Deal a été permis par une forte hausse de la progressivité des impôts, alors que le président Roosevelt a haussé le taux marginal d’imposition — touchant les ultra-riches — jusqu’à 91%. Rien de tel ne semble se trouver, de près ou de loin, dans les cartons de la CAQ. De plus, la phobie des déficits et l’interdiction d’en faire pour les municipalités contredisent la théorie de Keynes pour lequel les années de vaches grasses compensent pour les années de vaches maigres.
La conversion des caquistes au keynésianisme n’a rien de naturel, eux qui dans l’opposition, jugeaient qu’on n’allait jamais assez loin dans le «dégraissage» de l’État et dans la liberté accordée aux entreprises. Elle leur a en quelque sorte été imposée, au moment où la COVID-19 montrait à quel point des années de compressions budgétaires nous avaient mal préparés à cette épidémie.
Caquistes et libéraux, des différences circonstancielles
Le projet de loi 61 était à la fois un fouillis et un tour de force, cherchant à réconcilier l’irréconciliable : le désir de relancer à tout prix l’économie, le besoin d’offrir des services publics efficaces, la volonté ferme d’en faire plus pour les entrepreneurs, la demande de la population de préserver de bonnes infrastructures étatiques. Sa seconde mouture est plus présentable, mieux ordonnée, mais répond aux mêmes principes. L’impopularité des libéraux pendant les années du gouvernement Couillard a forcé la CAQ à sortir de ses ornières : l’austérité budgétaire, en laquelle elle avait vraiment cru, n’est plus vraiment applicable. Mais il fallait trouver un autre moyen de relancer l’entreprise. Rien de tel alors que de bons contrats publics qui tombent comme une manne. Ce qui ramène par ailleurs la CAQ à un fondement de l’idéologie néolibérale, comme un retour au bercail : cette vision de l’État comme généreux pourvoyeur de contrats à l’entreprise privée.
La COVID-19 a permis à la CAQ de se distinguer du gouvernement Couillard d’une façon inattendue. Alors que l’ex-premier ministre était un pur idéologue néolibéral qui appliquait le dogme avec une foi peu commune, la CAQ joue à fond la carte du pragmatisme. Le premier ministre se veut un homme de terrain, à l’écoute des gens, qui ne se prend pas dans le piège des idées abstraites, mais se laisse guider par les intérêts immédiats des Québécois.e.s. Le projet de loi 61 a cependant fait tomber le masque et ramené la CAQ à ce qu’elle est fondamentalement : un parti d’entrepreneurs. Sous le prétexte de relancer l’économie dans une situation d’urgence, alors que plusieurs secteurs battent véritablement de l’aile, le gouvernement Legault choisit de délier la bourse sans offrir le moindre projet de société, en ne voyant que les effets d’une relance dopée et immédiate. Il lui faut de la relance à tout prix, des projets de construction essentiellement, 181 projets accélérés (beaucoup de Maisons des aînés, très rentables sur le plan électoral), construire pour construire sans penser au reste, sans réfléchir sur ce qu’il est bon de prioriser comme investissements publics en temps de crise. Sa défense à tout prix du projet d’oléoduc GNL Québec se situe dans la même veine : réanimer l’économie par un productivisme dont on n’examine pas les conséquences.
L’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne a ouvert les marchés publics du Québec aux grandes entreprises transnationales européennes. Par leur capacité de réaliser d’importantes économies d’échelle et par leur place dominante sur le marché, elles se trouvent dans une position idéale pour soutirer le plus grand nombre de contrats, surtout si la règle du plus bas soumissionnaire continue à être appliquée. Cette relance par des investissements publics pourrait alors profiter en grande partie à des multinationales étrangères, alors que les petites entreprises québécoises se retrouveront dès le départ désavantagées, ou réduites à un rôle ingrat de sous-traitants. Certains critiques du projet de loi 61 ont soutenu que la négociation de contrats de gré à gré avec des entrepreneurs, sans la règle du plus bas soumissionnaire, favoriserait à nouveau la corruption. On voit ici à quel point cette règle peut être une arme à double tranchant : elle devient utile dans le cas où les contrats sont attribués sans transparence (mais avec quels résultats vraiment positifs pour la population, à risquer de choisir la pire qualité?); mais elle doit être éliminée dans le cas contraire, alors que les contrats publics sont accordés en garantissant la qualité des produits et services, ainsi que des effets positifs sur l’économie locale et sur l’environnement.
Ne rien précipiter
La précipitation du gouvernement Legault pourrait affecter la transition écologique, essentielle pour combattre le réchauffement climatique et assurer une meilleure qualité de vie à la population. Pour que celle-ci soit efficacement réalisée, il faut une grande concertation entre les élus, la population, les gens d’affaires, les experts et les environnementalistes. Les processus de consultation demeurent incontournables, de même que les études d’impact sur l’environnement. Tout ceci nécessite du temps.
De prime abord, il en résulterait des pertes financières au sens strict : une relance au ralenti ne sera pas le choc électrique miraculeux souhaité par la CAQ et la reprise ne s’effectuera pas à la même vitesse. Par contre, l’occasion serait bonne, en cette période favorable à l’idée même d’investissements publics, d’entreprendre un virage significatif, beaucoup plus rentable à long terme.
Les idées pour effectuer la transition écologique ne manquent pas et notre gouvernement aurait d’excellentes balises pour se lancer dans un projet de société stimulant qui transformerait le Québec de façon significative. Pourquoi les nouvelles écoles, hôpitaux, Maisons des ainés, CHSLD ne seraient-ils pas des modèles d’économie d’énergie et de durabilité? N’est-il pas mieux parfois de rénover plutôt que de construire, notamment en ce qui concerne les écoles? Pourquoi les contrats publics ne favoriseraient-ils pas les entreprises les plus écologiquement responsables? Les projets d’infrastructures routières sélectionnés dans la loi 66 sont-ils ceux dont nous avons vraiment besoin? Plutôt qu’affaiblir les mécanismes démocratiques et les vérifications environnementales dans l’instauration des projets en vue d’une accélération de leur mise en place, ne serait-il pas préférable de les renforcer?
Il semble clair que François Legault et son équipe ne se posent pas vraiment ces questions.
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